Fleabag abroge les carcans

La série raconte depuis 2016 les affres de l'amour, du deuil, du sexe, de la perte de l'autre et de la mésestime de soi, d'un point de vue ultimement féminin. © Courtesy of Amazon Prime
Nicolas Bogaerts Journaliste

Avec Fleabag, Phoebe Waller-Bridge a créé une série cruellement lucide, où rire et larmes ne sont jamais loin. La seconde et ultime saison, qui vient de triompher aux Emmy Awards, desserre encore plus l’étau autour des femmes de fiction.

Son allure préraphaélite ne doit pas vous tromper. Dès que son regard s’anime et sa bouche se met à grimacer, rire ou soupirer, Fleabag, écrit et incarné par Phoebe Waller-Bridge, projette sur l’écran une matière jubilatoire, iconoclaste, tendre. Alliant le drôle, le triste et le cru, elle raconte depuis 2016 les affres de l’amour, du deuil, du sexe, de la perte de l’autre et de la mésestime de soi, d’un point de vue ultimement féminin.

Violence des échanges

Dans la première saison, Fleabag, jeune trentenaire londonienne, tente de surmonter les décès de sa mère puis de sa meilleure amie. Pour noyer la douleur, elle tente le cynisme, le sexe débridé et autodestructeur, tout en continuant à supporter sa relation dysfonctionnelle avec sa soeur Claire, son imbitable mari Martin, et un père aux abonnés absents. Les situations et les quiproquos que Waller-Bridge échafaude sont jubilatoires et les dialogues, qui jouent en permanence sur le double sens des mots, sont aiguisés comme des couperets.

À travers un récit émaillé de moments où son personnage brise le quatrième mur pour prendre le public à témoin, (Fleabag est avant tout l’adaptation d’un seul en scène), Phoebe Waller-Bridge extrait des gemmes de douleurs, de chaos, d’humour et d’excitation des tréfonds de son expérience et de ses observations. Plus que des gags et des blagues irrésistibles, ce sont des diamants bruts qui éclatent de ces situations banales, où l’auteure et actrice s’empare de son corps pour révéler les assignations sociales et une sexualité féminine imbibée de violence. Violence symbolique, violence acceptée ou retournée contre soi, violence des échanges en milieu familial. Même si son humour est jouissif, il y a quelque chose d’autodestructeur, de subtilement non dit dans cette première saison, et la raison ne nous en est livrée qu’au dernier moment, laissant place à une immense et émouvante catharsis.

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« Un coeur vide et sans aucun ami »

Dans la seconde saison, tout juste récompensée par quatre Emmy Awards dans la section comédie (meilleure série, meilleur actrice, meilleure réalisation et meilleur scénario), Waller-Bridge gomme quelques aspérités, approfondit son propos et donne une master class de comédie. Tout démarre par un dîner de famille cataclysmique, dont les effets se feront sentir tout le long des six épisodes: le remariage de son père avec sa marraine, les turpitudes de couple de sa soeur Claire, la place de vilain petit canard que tout ce monde salement barré continue de lui refiler. Et puis ce beau prêtre, chargé des épousailles paternelles, qui jure, fume et lui tape fatalement dans l’oeil. Depuis cet embryon de love story en milieu hostile, la dramaturge britannique continue son opération de démolition des carcans de genre. Dans la première saison, Fleabag jetait un sort à la dichotomie qui, dans les fictions, classe les archétypes féminins en fille dévergondée ou femme à marier. Dans la seconde, elle en décrit les rouages intimes avec une indéfectible clarté: sexisme au travail, en couple et en famille, plafond de verre, douleur intrinsèque à la condition féminine, règles, ménopause et sentiment de libération sont exprimés avec fluidité et intelligence, depuis la base.

Lors d’une séance psy singulièrement gênante (et pas uniquement parce qu’elle est offerte en cadeau par le paternel), Fleabag se laisse décrire comme « un coeur vide sans aucun ami ». Nous, son audience, sommes au courant de ce gouffre autour duquel elle danse. Et c’est vers nous qu’elle se tourne pour démentir le diagnostic. De témoins et confidents de ces petits arrangements avec le réel, son audience est devenue assemblée d’amis imaginaires… La fiction sur laquelle elle peut s’appuyer pour continuer à avancer, tenir la dragée haute. Et ce n’est qu’au bout de l’ultime épisode bouleversant qu’elle nous donne finalement congé, acceptant que le temps est venu de grandir seule. Avec Fleabag puis Killing Eve, sa seconde série également récompensée aux Emmys, Phoebe Waller-Bridge a rejoint la galaxie des Lena Dunham (Girls) et Jill Solloway (Transparent), grandes écrivaines du temps féminin. Au bout de son ultime saison, Fleabag est devenue le plus prodigieux personnage de fiction qu’il nous ait été donné d’admirer. Désolé Tony Soprano, pardon Maura Pfefferman, sorry Omar, mille excuses agent Cooper, mais Fleabag règne sur vous tous.

Fleabag (saison 2): série créée par Phoebe Waller-Bridge, avec Phoebe Waller-Bridge, Andrew Scott, Sian Clifford. Disponible sur Amazon Prime Video.

Dixit Céline Sciamma

« Fleabag m’a beaucoup secouée et émue. C’est une série dont je suis vraiment contente d’être la contemporaine. Je pense que ça marque un moment important de l’Histoire de la télévision. Parce que c’est brillant, ça réinvente une forme. Phoebe Waller-Bridge, l’auteure, scénariste, metteuse en scène et interprète de la série et qui a aussi écrit la série Killing Eve, a décidé d’arrêter après deux saisons, alors que c’était un immense succès. Je crois qu’elle invente une nouvelle façon de regarder, de raconter, avec de l’humour. Je crois qu’elle nous rend actifs différemment. »

>> Céline Sciamma rédac’ chef: le making of

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