Da 5 Bloods: Spike Lee ne désarme pas
Dans Da 5 Bloods, Spike Lee ramène quatre vétérans afro-américains dans la jungle du Viêtnam. Un film inégal, mais résonnant avec l’actualité, en s’étendant sur une discrimination raciale qui s’exprime sur les terrains les plus divers.
2008. Débarqué au festival de Cannes pour déflorer Miracle at Santa-Anna, Spike Lee, toujours prompt à polémiquer, balance un missile à l’attention de Clint Eastwood. Le motif? Le diptyque que le réalisateur de Unforgiven a consacré récemment à la bataille d’Iwo Jima, Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, qui, s’il présentait les points de vue américain comme japonais sur un épisode sanglant de la Seconde Guerre mondiale, a eu le don de hérisser l’auteur de Do the Right Thing: « Clint Eastwood a fait deux films sur Iwo Jima qui dépassaient les quatre heures au total et pas un acteur noir n’est vu à l’écran. Dans sa version d’Iwo Jima, les soldats noirs n’existaient pas« , martèle-t-il. Eastwood, qu’il en faut plus pour déstabiliser, arguera de la conformité avec l’Histoire de l’épisode reconstituant la photo au drapeau passée à la postérité. À quoi Lee rétorquera, acide: « On n’est plus dans une plantation« , les spécialistes se retranchant derrière un jugement de Salomon pour les renvoyer dos à dos.
Une production marginale
Derrière la querelle de bac à sable se cache une problématique sérieuse, dont Spike Lee, toujours, a tôt fait de cerner les enjeux: « Je connais l’Histoire. Et je connais l’Histoire de Hollywood et son omission du million de Noirs américains, hommes et femmes qui ont contribué à (l’effort) de la Seconde Guerre mondiale. » On ne peut certes pas lui donner tort: si le film de guerre a longtemps constitué l’un des genres de prédilection du cinéma hollywoodien, c’est peu dire que la discrimination raciale y a eu cours comme dans d’autres strates de la société états-unienne, l’implication d’Afro-Américains dans les guerres de l’Amérique y étant ravalée au rang d’épiphénomène, sans commune mesure avec la vérité historique. Certes, des acteurs noirs sont régulièrement appelés à y jouer les utilités -au hasard James Edwards, présent de Men in War d’Anthony Mann à Battle Hymn de Douglas Sirk, ou autre Pork Chop Hill de Lewis Milestone, où il croise d’ailleurs Woody Strode, plutôt abonné aux seconds rôles de western pour sa part, même s’il y aura aussi Sergeant Rutledge, de John Ford, dont le titre français, Le Sergent noir, donne la mesure exceptionnelle. Reste que l’on compte sur les doigts de la main pour ainsi dire les oeuvres s’attachant de façon privilégiée à l’expérience d’engagés afro-américains. Mentionnons, à la suite d’Adrienne Boutang dans Black Light (lire le dossier), A Trooper of Troop K de Harry A. Gant, produit dès 1917 par la Lincoln Picture Motion Company, compagnie cinématographique noire américaine spécialisée dans les films promouvant l’élévation raciale et les films de soldats noirs. Ou, dans un registre différent, The Negro Soldier, documentaire de Stuart Heisler produit par Frank Capra en 1944 afin d’encourager les jeunes noirs à s’enrôler dans l’armée.
S’agissant des productions « mainstream », les occurrences sont rares, qui s’en tiennent en général au quota politiquement correct de rigueur (aux films hollywoodiens susmentionnées, on peut ajouter The Steel Helmet de Samuel Fuller, avec James Edwards toujours, All the Young Men de Hall Bartlett, avec Sidney Poitier, ou The Dirty Dozen de Robert Aldrich, avec Jim Brown, parmi beaucoup d’autres), avant que les films sur la guerre du Viêtnam ne viennent traduire une évolution sensible du paradigme (d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, avec un tout jeune Laurence Fishburne, à Platoon d’Oliver Stone, ou Full Metal Jacket de Stanley Kubrick). Mais si leur personnalité à l’écran s’étoffe, la reconnaissance de la part des conscrits afro-américains dans les guerres des États-Unis reste essentiellement marginale. Citons néanmoins Glory, d’Edward Zwick, sur le premier régiment de soldats noirs engagé dans la guerre de Sécession; Buffalo Soldiers, un téléfilm de Charles Haid situé dans l’immédiat après-guerre civile, et portant sur un régiment de cavalerie composé d’Afro-Américains; Red Tails d’Anthony Hemingway, sur les Tuskegee Airmen, une escadrille de pilotes noirs ayant opéré pendant la Seconde Guerre mondiale, soit quelques échantillons d’une épisodique présence au premier plan. Du reste, Hollywood n’a pas le monopole d’une tendance au blanchiment systématique de la guerre -il fallut attendre 2006 et Indigènes de Rachid Bouchareb pour rendre justice aux soldats oubliés de la première armée française recrutée en Afrique, et rappeler leur rôle pendant la Seconde Guerre mondiale.
Persistante pertinence
C’est dire si, lors de sa virulente sortie de 2008, Spike Lee touchait à un point sensible, renvoyant l’Amérique à son racisme structurel; une question dont l’actualité n’est plus à souligner, alors que les États-Unis s’embrasent une fois de plus dans le sillage du meurtre de George Floyd. Qu’il s’agisse de proposer une satire des infamants mistrels shows dans Bamboozled ou d’évoquer le premier Noir infiltré dans le Ku Klux Klan dans BlacKkKlansman, le cinéaste new-yorkais a toujours eu le chic pour tendre à l’Amérique le miroir de ce mal endémique qui la ronge. Il n’en va pas autrement de ses deux films de guerre, Miracle at Santa-Anna, réalisé voici douze ans, et Da 5 Bloods, son dernier opus, qui, l’un comme l’autre, aspirent à rendre à la communauté afro-américaine le rôle qu’elle a joué dans deux conflits majeurs, la Seconde Guerre mondiale et le conflit du Viêtnam. Signe, peut-être, d’un glissement des consciences, alors que le premier avait constitué un échec retentissant, condamnant son auteur à une décennie de purgatoire créatif, le second bat aujourd’hui pavillon Netflix et semble bien parti pour surfer sur le retour en grâce amorcé avec BlacKkKlansman, Grand Prix à Cannes. Nés sous des étoiles différentes, les deux films sont néanmoins fort proches par leurs attendus, manière sans doute de signifier que, la question raciale restant ce qu’elle est aux États-Unis (et ailleurs), Spike Lee, de son côté, ne désarme pas.
L’ouverture de Miracle at Santa-Anna pose d’ailleurs limpidement le propos, qui voit son protagoniste central, Hector Negron, regardant paresseusement John Wayne dans The Longest Day observer, amer: « Pilgrim, we fought for this country too« . Et le film d’opérer un vaste flash-back, renvoyant aux faits d’armes d’un petit groupe de soldats afro-américains embusqués dans un village de Toscane, en 1944, ces Buffalo Soldiers qui devront, en plus des vicissitudes d’une guerre incertaine contre les fascistes et les nazis, composer avec les préjugés de leurs supérieurs blancs peu enclins à leur accorder quelque crédit. Un cocktail explosif et destructeur, cela va sans dire, expression d’un racisme ayant pignon sur rue -ce dont un insert louisianais donne d’ailleurs un exemple éloquent. Douze ans plus tard, le champ de bataille a changé -on est passé de l’Europe à l’Asie du Sud-Est-, mais le fond n’a pas fondamentalement évolué dans Da 5 Bloods, qui expédie un petit groupe de vétérans noirs au Viêtnam, sur les traces d’un ancien compagnon d’armes, mais surtout d’un trésor qu’ils avaient laissé derrière eux, enfoui au coeur de la jungle.
Spike Lee entame son film sur des images d’archives portant la parole d’Angela Davis ou de Mohamed Ali dénonçant l’engagement américain -« ma conscience m’interdit d’aller tirer sur mes frères« , souligne lucidement ce dernier-, et le constat d’ensemble est particulièrement douloureux qui relève que si les États-Unis se sont fourvoyés dans les grandes largeurs, ces « Vietnam Vets » se sont eux « trompés d’ennemis » , instrumentalisés dans un conflit qui n’était pas le leur. Ce qui ne suffit certes pas à faire un grand film (lire encadré), mais n’en garde pas moins une incontestable acuité. Si Spike Lee peut sembler ressasser les mêmes préoccupations ad libitum, l’actualité brûlante de l’Amérique vient nous rappeler que son combat opiniâtre n’a rien perdu ni en pertinence, ni en urgence…
De Spike Lee. Avec Delroy Lindo, Clarke Peters, Chadwick Boseman, Mélanie Thierry. 2h36. Disponible sur Netflix. ***
Cinéaste de combat, Spike Lee creuse inlassablement un même sillon depuis 35 ans et son premier long métrage, She’s Gotta Have It, son engagement jamais démenti en ayant fait le champion de la cause afro-américaine, non sans confronter au passage les États-Unis à leur part d’ombre et à la question raciale. Disponible depuis quelques jours sur Netflix, Da 5 Bloods, son nouvel opus, ne fait pas exception à la règle, s’inscrivant dans la continuité d’une oeuvre à laquelle l’actualité donne un surcroît d’acuité -voir Do the Right Thing (1989), brûlot fondateur où un quartier de Brooklyn s’embrasait après qu’un policier blanc avait tué un jeune noir par strangulation.
Contexte miné
Avec ce film, le réalisateur new-yorkais s’emploie, comme il l’avait fait il y a douze ans dans Miracle at Santa Anna, à rendre justice aux soldats afro-américains engagés dans les guerres de l’Amérique -la Seconde Guerre mondiale dans celui-là, celle du Viêtnam dans celui-ci. Deux conflits dont l’auteur rappelle qu’ils n’étaient pas les leurs -« On s’est trompés d’ennemis« , observera l’un des protagonistes, comme en écho aux images d’archives convoquant Angela Davis ou Mohamed Ali. Ce que ne manqueront pas de leur susurrer aussi les voix de la propagande diffusées sur le front, Axis Sally dans l’un -« pourquoi mourir pour une nation qui vous traite comme des esclaves?« -, Hanoi Hannah dans l’autre -« Black GI’s, à Memphis, un Blanc a assassiné Martin Luther King. Vos frères se font tuer pendant que vous êtes ici… » -; comme le rappel d’un contexte objectivement miné.
Sa résonance avec le présent actée, Da 5 Bloods n’est cependant qu’une demi-réussite. Quatre vétérans noirs, bientôt rejoints par le fils de l’un d’eux, y retournent au Viêtnam, 50 ans plus tard, afin de retrouver le corps d’un compagnon d’armes mort au combat. Mais aussi de faire main basse sur leur trésor de guerre, une cargaison de lingots d’or destinée à financer l’opposition aux Vietcongs que les gaillards avaient détournée, pour solde des services non reconnus par la nation. Le temps a fait son oeuvre, et les individus ont changé -ce que le réalisateur esquisse à gros traits, faisant par exemple de l’un d’eux un prototype « trumpien », casquette Make America Great Again vissée sur le crâne-; les préparatifs vont néanmoins bon train, qui les conduisent à la lisière de la jungle. S’ensuivront des aventures rocambolesques, citant aussi bien Le Trésor de la Sierra Madre de John Huston que Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, Chevauchée des Walkyries à l’appui. Mais s’il n’a certes pas perdu le sens de l’humour, Spike Lee s’égare quelque peu en chemin, le propos se dispersant dans des intrigues secondaires alignées avec désinvolture quand il ne s’agit pas de scènes de flash-back bancales, tandis que les acteurs, Delroy Lindo en tête, surjouent allègrement (on glissera un voile pudique sur la composition de Jean Reno). À l’issue de ce film fourre-tout, l’impression est, en définitive, plutôt à la farce, l’impact s’en ressentant forcément, en dépit de la fougue et de la générosité intactes de son auteur…
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