Critique | Scènes

The Silence: Bergman audacieusement revisité par la compagnie Dead Centre

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Dans cette brillante adaptation théâtrale du film de Bergman, le personnage de Johan, 10 ans, est remplacé par une caméra. © Ola Kjelbye
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Titre - The Silence

Mise en scène - Bush Moukarzel

Compagnie - Dead Centre

Date - les 06 et 07/04

Lieu - Théâtre de Liège

Casting - Avec Marta Andersson Larson, Christer Fjellström, Mia Höglund-Melin, Berna Inceoglu, Anna Jukic, Karin Lycke, Ramtin Parvaneh, Sandra Redlaff, Farrokh Tavakoli

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Après le remake de Scènes de la vie conjugale et Bergman Island de Mia Hansen-Løve, Ingmar Bergman revient sous les feux de l’actu avec l’adaptation théâtrale de son sulfureux Le Silence, par la compagnie Dead Centre.

Deux sœurs, Esther et Anna, accompagnées par le fils de cette dernière, Johan, 10 ans, traversent en train un pays dont elles ne connaissent pas la langue. Dans le wagon, il fait étouffant, la sueur perle sur les visages, et dehors, une guerre se prépare. Esther crache du sang. Sa maladie va contraindre la petite famille à faire une halte imprévue. Projetées sur un écran transparent à l’avant de la scène, les images, en noir et blanc, sont les premières minutes de The Silence, un film d’Ingmar Bergman sorti en 1963. Bientôt elles vont se superposer aux personnages sur scène, évoluant dans un impressionnant décor hyperréaliste (et mobile), un hôtel qui a perdu de sa splendeur.

Créé en Suède en 2021 et de passage prochainement au Théâtre de Liège, The Silence est le nouveau tour de force de la compagnie dublinoise Dead Centre. “Nous avons pris l’habitude de choisir un sujet que le public de la ville où nous créons le spectacle connaît déjà”, explique à propos de cette adaptation Bush Moukarzel, co- directeur artistique de la compagnie avec Ben Kidd et metteur en scène de ce projet. “Par exemple, nous avons fait plusieurs créations à Vienne, l’une autour de Freud, une autre autour du philosophe Ludwig Wittgenstein, ou encore de l’esclave et précepteur Angelo Soliman, qui est une figure bien connue de l’histoire de la ville. On aime que les spectateurs aient déjà des attentes, parce qu’alors on peut les confirmer, ou les contredire, les perturber d’une manière ludique et engager une sorte de conversation avec le public. C’est pour cela que pour cette collaboration avec le Statdsteater de Göteborg, on a choisi Bergman. Et une œuvre qui n’est pas un de ses grands classiques, car dans ce cas on ne peut on ne peut que décevoir: ça ne sera jamais aussi bien que le film.

Là où Dead Centre surprend d’emblée, c’est que plutôt que d’avoir un enfant sur scène -ce qu’ils ont déjà fait dans Hamnet, seul en scène porté par un acteur de 11 ans autour de Hamnet, le fils de William Shakespeare-, ils ont remplacé le personnage de Johan par une caméra live, manipulée à vue par un caméraman. En un long plan-séquence, cette caméra va épouser pendant tout le spectacle le regard du petit garçon, projeté en direct sur la toile transparente de l’avant-scène. Un regard subjectif, superposé à la réalité objective des événements, et qui sera aussi, via la projection, celui du public.

Le silence et le vide

Fin 2020, en plein confinement, Dead Centre avait présenté au public belge, via le Théâtre de Liège, To Be a Machine. Pour ce spectacle sur le transhumanisme diffusé en streaming, les spectateurs devaient se télécharger au préalable pour en constituer le public numérique, leurs visages s’affichant sur un écran installé à chaque siège. Ici, une machine a donc véritablement pris la place d’un être humain, dans un dispositif à l’étrangeté très contemporaine, où les interactions des acteurs avec la caméra-Johan rappellent ces scènes devenues quotidiennes où des interlocuteurs parlent tout seul dans la rue à la caméra de leur smartphone.

Pour moi, que ce soit To Be a Machine, ou The Silence ou d’autres projets de la compagnie dans lesquels on recourt à la technologie, j’ai l’impression que c’est “le même médicament mais une nouvelle manière de le prendre”, précise Bush Moukarzel. On essaie toujours d’atteindre ce que les gens tentent de faire depuis des milliers d’années en racontant des histoires: créer une communauté humaine, pour se connecter les uns aux autres. Peu importe la technique, peu importent les moyens, l’ambition est la même. Dans To Be a Machine, il y avait la mélancolie de ne pas pouvoir être ensemble à cause de la pandémie. C’était une tentative d’utiliser la technologie pour mettre ce besoin en évidence. Dans The Silence, tous les personnages aspirent à se connecter, veulent être entendus. Ces gens qui s’adressent Johan, à la fois au personnage et au public, parlent à un silence, à un vide béant. C’est ce qu’affirme George Berkeley dans ses réflexions sur la perception: “Être c’est être perçu ou percevoir”. Nous avons besoin que quelqu’un nous regarde pour exister.

Une façon, aussi, de donner une signification supplémentaire à l’énigmatique titre de Bergman. “Bergman lui-même disait que c’était “le silence de Dieu, souligne le metteur en scène. C’était aussi pour lui une manière de ne pas répondre à la question. Mais une des interprétations du film c’est qu’il donne le point de vue de Bergman, via les yeux de cet enfant qui essaie de décoder le monde des adultes, de comprendre sa signification.” La sexualité constitue un important chapitre de ce monde à décoder, entre une tante rongée par la solitude et forcée de se satisfaire elle-même et une mère à tendance nymphomane. À ce duo antagoniste, Dead Centre ajoute d’ailleurs un groupe de prostituées -remplaçant la troupe de nains du film- pour compléter ce thème central du sexe comme métaphore de la connexion.

Notons encore que les acteurs suédois interprétant “les locaux” parlent sur scène la langue incompréhensible de ce pays fictif, le timokan, ponctuellement utilisé par Bergman dans le film, mais idiome de scènes entières dans cette adaptation. “En fait, nous avons utilisé du suédois prononcé à l’envers, révèle l’espiègle Bush Moukarzel. C’est amusant parce que ça crée une relation étrange des acteurs avec leur langue maternelle.” La dernière touche à ce tableau saisissant de l’incommunicabilité humaine.

The Silence ****: les 06 et 07/04 au Théâtre de Liège, spectacle en suédois surtitré en français.

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