
Inconditionnelles: la pièce de Kae Tempest à voir à Namur et Bruxelles
En 2015, la poétesse et musicienne gender-fluide Kae Tempest écrivait Hopelessly Devoted, un texte sur des femmes en prison. Traduit et mis en scène par la musicienne, autrice et chorégraphe rwando-britannique Dorothée Munyaneza, il devient Inconditionnelles. À voir à Namur puis à Bruxelles.
Au début, il y a la voix. Une voix qui surgit d’un plateau plongé dans l’ombre, qui vient d’un corps qu’on devine. Imposant et fort. Puis vient le chant. Celui de Chess (Grace Seri). Doux le chant. Mais virulent. Puis il y a les cris. Ils viennent de la cellule d’à côté. Parce que Chess chante dans une prison, en Angleterre. Inconditionnelles documente la vie de ces femmes prisonnières, leur traitement indigne, dans un univers carcéral patriarcal. Leur possibilité de douceurs aussi. La voix d’à-côté dit à Chess de se taire. Cette voix presqu’ennemie lui donnera ensuite la parole: elle deviendra sa manager. Mais là, nous ne sommes qu’à l’aube de la pièce. La lumière se fait. Chess, fière dans sa combinaison-prison, se tient droite devant nous. Le sol, tapis noir quadrillé de blanc, se découvrira petit à petit: tour à tour carnet d’écrits, couverture réconfortante, bourreau mortifère. C’est là toute la magie de la scénographie en simplicité et subtilité de Camile Duchemin. Et ce plateau, il est à l’image de l’écriture de Kae Tempest: simplissime mais remplie et pulsée.
Chemin de vies
Ce n’est rien d’autre que nous confie Bwanga Pilipili, comédienne de théâtre et de cinéma, formée à l’INSAS et qui joue Serena, la codétenue de Chess. Pas celle qui hurle derrière le mur de la cellule, non. Celle qui partage son quotidien et ses quelques mètres carrés. Celle qui la connaît. Celle qui devient amour autant qu’amitié. Une âme sœur qui rit avec elle. Et un pilier, pour Chess. Un amour inconditionnel que celui entre ces deux-là. Sauf que Serena est pour moins de temps en prison que Chess. Un jour, elle est libérée, après avoir pris des cours d’ »éducation parentale ». Bwanga Pilipili, que l’on a vue sur scène éblouissante de retenue et de sensibilité, on l’entend quelques jours plus tard, à deux minutes d’un filage d’après-midi avant le spectacle du soir. Elle nous raconte comment elle a rencontré Dorothée Munyaneza, qui a traduit, durant trois longues années, le texte de Kae Tempest. « J’ai simplement été voir Unwanted au festival d’Avignon », un spectacle que Dorothée, échappée du génocide rwandais à 12 ans, a monté autour du viol des femmes comme arme de guerre. « Je tournais depuis pas mal de temps avec Hate Radio de Milo Rau. Du coup, ça se mettait bien, cette concordance. » Bwanga Pilipili est née au Kivu. Elle travaillait depuis longtemps sur la résistance des femmes en zone de guerre. Leur viol. Leur inconsidération. Donc, pour elle, aller voir ce spectacle était une évidence. Tout comme l’a été l’amitié qui a suivi avec Dorothée Munyaneza.
Amies armées
« J’ai été touchée par ce travail de récolte de témoignages, de paroles de femmes, sur les violences physiques, psychologiques, et sur le soin qu’elle finissait par avoir pour elles », raconte encore Bwanga en parlant d‘Unwanted. De violences en soin de soi, c’est aussi tout ce qu’Inconditionnelles raconte, se permet-on de penser à ce moment de l’entretien. « Et puis avec Dorothée, on est devenues -oui, je peux le dire- amies. On s’est rencontrées, revues, on a pris des cafés. Puis un jour, elle m’envoie un WhatsApp pour me dire qu’elle a traduit un des textes de Kae Tempest. » Ce sera sa première mise en scène, à Dorothée Munyaneza, après avoir été longuement interprète. Et elle aimerait proposer le personnage de Serena à Bwanga. « J’ai craqué pour ce rôle, nous confie la comédienne belge. En plus, à l’époque, j’avais une copine qui travaillais dans des ateliers philo et rythmes en milieu carcéral (Valérie Vanhoutvinck, NDLR). Et la vie fait que j’ai moi aussi croisé des femmes qui ont un passif carcéral. Donc quand ce projet arrive, que Dorothée me le propose, c’est un oui!, évident. J’aime la langue, la poésie, le flow (Bwanga vient du hip-hop, NDLR). J’aime le corps. C’est parfois ce qui me manque dans l’art vivant. Cette notion de corps qui incorpore les choses qu’on connaît. En Afrique, les choses sont connectées à ton vécu de corps. »
Corps et voix
Bwanga poursuit: « Dorothée vient de la danse, de la performance. Pour elle, le texte est une partition incarnée. Dans sa traduction, elle a tenté d’être au plus proche de l’œuvre de Kae. » D’ailleurs, à ce propos, dans un entretien pour le festival d’Automne aux Bouffes du Nord où nous avons découvert le spectacle, Dorothée Munyaneza expliquait: « Pendant que je traduisais, je vivais l’impression que mon corps était au Royaume-Uni parce que je sais ce que c’est de vivre là-bas… Je ne connais pas l’expérience du monde carcéral, mais je sais ce que c’est de vivre certaines injustices, ou de connaître des personnes qui vivent en situation de précarité ou même d’incarcération. (…) Il me semble que quiconque lira ou verra cette pièce n’aura pas besoin d’avoir connu la prison, l’injustice ou le mal-être mental pour avoir de l’empathie et s’ouvrir au monde dans lequel sont enfermées des individus tels (que dans) Inconditionnelles. Après tout, la violence systémique de l’industrie carcérale se retrouve dans toute nation et se perpétue dans la société. »
Le spectacle traduit la simplicité et la complexité, le flow de Kae Tempest -qu’on vous engage à écouter, les poètes et poétesses ne courent plus les rues, mais ils sont essentiels. Et de suivre l’histoire de Chess qui, prenant des cours de chants avec Silver (sublime Sondos Belhassen) derrière les murs de sa prison, sort de son mutisme sur son crime qui n’en est peut-être pas un. Un meurtre pour vivre. Tout ça dans une langue ciselée.
Alors, après la lecture de ces lignes, vous penserez peut-être qu’Inconditionnelles est un spectacle noir comme la prison et la mort. Mais il n’en est rien. C’est un spectacle comme une éclaircie. Comme un espoir sur l’ailleurs. Sur la possibilité de sortir de sa condition. Sur l’envol toujours possible. Puis, il fait aussi réfléchir sur le fait qu’une femme se sent parfois plus libre et en sécurité entre les murs d’une prison qu’au dehors, « chez elle ».
Inconditionnelles
du 23 au 25/01 au Théâtre Royal de Namur et les 30 et 31/01 au Halles de Schaerbeek www.tccnamur.be et www.halles.be
4,5/5
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