Critique | Scènes

Festival d’Avignon: bilan à la mi-temps

A mi-parcours, bilan des coups de cœur et de la présence belge au Festival d’Avignon

«Je suis toi dans les mots». C’est par cette phrase de Mahmoud Darwich que Tiago Rodrigues, directeur du festival d’Avignon, ouvrait la conférence de presse du festival, en avril dernier. Un festival dont les invités sont la langue arabe, les corps et la diversité du monde. Un festival pour se glisser dans d’autres vies que les nôtres.

En ouverture, il y a eu l’extravagant autant que dérangeant Nôt, en Cour d’Honneur. Un spectacle de l’artiste complice du festival, la chorégraphe cap-verdienne Marlene Monteiro Freitas, élaboré autour des Mille et Une Nuits. On a reconnu sa grammaire des corps en excès et contorsions, la nouveauté de visages parfois couverts de masque de porcelaine et la bande-son mêlant opéra et rock sublimée par les corps-athlètes. Soit une explosion de rage et de peines, une nuit d’interrogation, et un rendu qui, s’il n’aura pas fait l’unanimité parmi les spectateurs et nous a semblé en deçà du travail habituel de la chorégraphe,  laisse images entêtantes et interrogations longtemps après que le jour se soit levé.

Dans la nuit d’Avignon, nous avons aussi assisté à une danse née chez nous, Delirious Night, de Mette Ingvartsen. Une chorégraphie désordonnée comme une explosion de colère, batterie percussive (encore) et entêtante, corps exubérants aux torses dénudés, tantôt jouisseurs, tantôt dans la douleur. Un spectacle comme un long cri, qui nous a évoqué les bals des fous du Moyen Age, exaltation des peurs et des violences. Un bal débridé et noir qui n’en oublie pourtant pas l’exaltation de la danse.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Dans une autre noirceur, lumineuse celle-là, le sublime et déchirant When I Saw the Sea, d’Ali Chahrour, porté par trois Ethiopiennes immigrées au Liban, prisonnière du système kafala, privant de liberté les personnes employées de maison.  Les trois interprètes qui jouent leur rôle, accompagnées au plateau par deux musiciens, sont sublimes de vérité, droiture et exigence théâtrale. Toujours en plein dans le monde arabe, les sœur et frère tunisiens Selma et Sofiane Ouissi portent au plateau un hommage dansé à la technique ancestrale des potières de la ville de Sejnane en Tunisie. Leur Laaroussa Quartet est un quatuor dansé, gestes précis mimant ceux des potières exécutés par des danseuses, vidéo des potières en toile de fond, violon dissonant et chants originaux, pour un ballet en force et sensibilité qui raconte ces femmes et leur résistance sublime.

L’écrin de la carrière de Boulbon accueillait les mots de Brel, porté par les techniques chorégraphiées et pantomimiques d’Anne Teresa De Keersmaeker et du prodige Solal Mariotte. Un spectacle où la chorégraphe se libère du carcan technique pour se laisser aller à sourire, parler, chanter. Un spectacle un peu long peut-être, un peu facile sans doute, mais si séduisant qu’on succombe forcément. ATDK était présente  au festival au-delà de ce Brel: d’anciens élèves de son école PARTS s’y produisaient.  Radouan Mriziga avec Magec/The Desert, mêlant hip-hop et danse contemporaine et évoquant la sagesse du désert par de multiples tableaux, danses d’ensemble et soli. Solène Wachter chorégraphiait l’hétérogène Nexus de l’adoration, de Joris Lacoste avant de présenter son Logbook dans le cadre de Vive le sujet. Némo Flouret, quant à lui, crée ses Derniers feux avec la comédie de Genève dès le 19 juillet. Enfin, le Belgo-tunisien Mohamed Toukabri livrait en solo avec son Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-and-We-All-Know-What-Happened-Yesterday un plaidoyer des corps qui disent tout, et veulent parfois n’être pas traduits. Sa partition dansée glisse de l’exigence du classique à la technicité tendue du hip-hop sans aucun faux pas. Il y explore l’histoire des corps, de la danse et de l’identité, sur les mots de l’artiste tunisienne Essia Jaïbi dans un défilé de costumes justement pensés. Jubilatoire et réflexif.

Côté français et mots, Tiago Rodrigues proposait avec La Distance un délicat dialogue entre un père –coincé sur une Terre qui part à vau-l’eau, quelques années plus loin que nous de dérèglements climatique et politique– et sa fille, partie sur Mars inventer une vie meilleure. Une dystopie simple et tragique, un texte essentiel, un spectacle de tournoiements psychique et physique, les comédiens étant placés sur un plateau tournant, dont le rythme s’accélère au fil de la montée dramaturgique. Simple et éclairant, entre constat atterrant et espoir.

Il y a aussi eu le délicat Israel et Mohamed, duo d’Israel Galvan et Mohamed El Khatib sur leurs pères absents, durs, peu loquaces, déçus. Deux autels sont dressés à ces pères (présents par témoignages vidéo), babouches, djellabas, chaussures de flamenco, humour et douleur, souvenirs en pagaille, danse d’Israel détournée au profit d’un discours délivré par Mohamed évoquant leur expérience de fils. Poignant et vivant.

Toujours en famille, Mami évoque, une heure durant, sans mot et sans vêtement (ou presque), dans une esthétique stricte, sombre et soignée, le rapport à la maternité et au soin, au-delà du simple rapport mère-enfant. Un spectacle inspiré de l’expérience de fils et petit-fils du metteur en scène Mario Banushi. Enfin, pour quitter un temps la chaleur de l’intra-muros avignonais, on pouvait s’éloigner en délocalisation avec La Lettre, de Milo Rau. Un spectacle (gentiment) interactif qui lie théâtre (La Mouette et Jeanne d’Arc), histoires personnelles des comédiens, histoires du monde, mots sublimes, présences fortes des acteurs et sensibilités des spectateurs. Un voyage qui dit le théâtre comme il est, comme il doit, comme il s’invente. Comme il enchante, perturbe, interroge, bouscule, violente, dénonce, rêve, vit et fait vivre, à Avignon cet été, plus loin, toujours plus loin, ici, maintenant et pour les mois et années à venir. En tout cas, on l’espère, forcément.

 

Avignon en Belgique

Nôt, de Marlene Monteira Freitas, au prochain KFDA (du 8 au 30/05), à Bruxelles.

When I Saw the Sea, d’Ali Chahrour, du 9 au 11/12, au Théâtre Les Tanneurs, à Bruxelles.

Laaroussa Quartet, de Selma et Sofiane Ouissi, le 28/01 à La Raffinerie, à Bruxelles, et le 30/01 aux Ecuries, à Charleroi.

Brel, de Solal Mariotte et Anne Teresa De Keersmaeker, le 27 et 28/08 à l’Intime Festival, à Namur, du 26 au 29/11 à De Singel, à Anvers, du 31/03 au 02/04 au Théâtre National, à Bruxelles, avant Gand, Hasselt, Paris et Deinze (toutes les dates: rosas.be).

Delirious Night, de Mette Ingvartsen, les 01 et 02/10 au Viernulvier, à Gand, le 18/10 aux Ecuries, à Charleroi, le 13/11 au Leietheater, à Deinze.

La Distance, de Tiago Rodrigues, les 10 et 11/10, à De Singel, à Anvers.

Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-and-We-All-Know-What-Happened-Yesterday, de Mohamed Toukabri, le 20/09, au KAAP ( Bruges/Oostende), les 23 et 24/10 au Beursschouwburg, à Bruxelles, les 29 et 30/10 au Viernulvier, à Gand, le 5/11 au Theater Antigone, à Courtrai, le 20/11 au Corso, à Anvers, le 22/11 au CC Sint-Niklaas, le 27/11 au CC De Factorij, à Zaventem, du 24 au 28 /03 au Théâtre les Tanneurs, à Bruxelles.

Israel et Mohamed, d’Israel Galvan et Mohamed El Khatib, du 26 au 30/11 au Théâtre National, à Bruxelles.

Pour un goût d’Avignon depuis son salon

Le Soulier de satin, de Paul Claudel, mise en scène Eric Ruf, avec la Comédie-Française, est retransmis sur France.tv en quatre épisodes (total de l’œuvre, 8h) à partir du 19/07 à 22h.

Le Procès Pelicot, hommage à Gisèle Pelicot, mis en scène Milo Rau, sera visible en direct le 18/07 à 22h (durée 3h) sur festival-avignon.com.

 

Les Belges sur le pont

Année après année, le rendez-vous incontournable des spectacles belges à Avignon, c’est les Doms, vitrine de la FWB à l’année à l’ombre du Palais des Papes. En 2025, les Doms ont changé de direction, Sandrine Bergot succédant à Alain Cofino Gomez. La nouvelle directrice souhaite imposer la présence du lieu à l’année, en partenariat avec les structures culturelles avignonaises. Elle veut aussi proposer au festival des créations récentes, mais aussi des créations de la FWB qui ont eu le temps de vivre plusieurs saisons et trouver leur public en Belgique pour venir en chercher un autre, plus international, à Avignon. Ainsi, on a pu (ré)appplaudir La Sœur de Jésus-Christ (à guichet fermé dès le troisième jour), Fast, notre coup de cœur du festival, spectacle documenté, enlevé et habité sur la fast fashion, Annette et sa gouaille et son histoire de vie libre et libérée ou La Fracture, danse de vidéos familiales et du corps et des mots et des dessins de Yasmina Yahiatène autour d’un alcoolisme paternel douloureusement mêlé de guerre d’Algérie.

Aux théâtre des Halles, Kevin, de la compagnie Chantal et Bernadette, non conventionnellement orthographique, a soulevé l’enthousiasme français, tandis que le théâtre Episcène fédérait les foules autour de sa belgitude. S’y jouait notamment la délicate Cabane d’Alexandra Kollontaï et les décalés Lundis (de l’humour) Belge(s), succession chaque lundi de trois comiques différent du Plat Pays, dont Edgar Kosma, présent à Avignon avec, aussi, son Seul en scène comme dans la vie. En fin de journée, le public répondait présent et ému et joyeux, au Train Bleu, à La Plus Belle Chanson du monde, succession d’airs connus et d’histoires de celles et ceux qui les ont sélectionnés. Dans le même lieu, Nourrir l’humanité…, dans sa troisième version, faisait aussi carton plein avec sa fable essentielle en temps actuel, sur l’écologie vacillante et l’urgence de la repenser au plus juste, au plus urgent tandis que la Fabrique Imaginaire d’Yves Hunstad et Eve Bonfanti poétisait le Transversal Théâtre avec Au bord de l’eau. Parmi d’autres propositions, noir-jaune-rouge.

 

Lire plus de:

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content