
Dehors est blanc, les coulisses d’un spectacle de danse spectaculaire et suspendu (interview)
Spectacle sublime d’introspection autant que de dires, Dehors est blanc est à voir chez nous en ce printemps 2025. Rencontre avec ses auteurs, le duo aux manettes de Tumbleweed, Angela Rabaglio et Micaël Florentz pour comprendre les rouages de sa création, et cette magie qui emporte le spectateur, loin.
Prenons d’abord le temps, de recadrer le spectacle. Des poids aux chevilles, coudes, poignets, genoux, hanches… des trois danseurs, un système de poulie, un cadre lumineux blanc au sol qui s’éclaire progressivement et des corps qui s’élèvent par leur seul poids. Isolés dans les airs dans un premier temps, ils reviennent à la fin au sol et au collectif. Ce spectacle est un défi contre la gravité. Et contre l’immobilisme. Dans tous les sens du terme. Soulignons aussi que la compagnie Tumbleweed, c’est la rencontre d’une danseuse suisse –Angela– et d’un musicien français –Micaël. Lesquels on mis en place un univers qui leur est propre, avec un langage différent à chaque spectacle.
Comment s’est mis en place le projet de Dehors est blanc ?
Angela Rabaglio: Le blanc dehors est un phénomène météorologique (NDLR: qui fait confondre ciel et terre dans des conditions particulières, ou la lumière est ouateuse et les contrastes abolis). Ça nous a influencé sur la manière de procéder. On a recherché comment on pouvait l’amener physiquement au plateau. Ça nous a amené à la désorientation.
Micaël Florentz: Avec chacune de nos pièces, on cherche à aller dans des lieux inconnus. Tous les deux, on essaie d’inviter des choses, tous les deux on se perd. Pour Dehors est Blanc, l’idée est d’abord venue sur un bout de papier. Un ami qui fait de l’escalade, comme nous, nous a prêté l’argent pour acheter le matos, et pour qu’on puisse réaliser les premiers tests. A partir de là on a vraiment travaillé l’aspect du corps suspendu: comment, techniquement, pouvait-on y parvenir?
Comment concrètement avez-vous procédé ?
M.F.: On a construit nous-même notre système de suspension (NDLR: un système de poulies et poids). Il amène une façon de travailler très spécifique. Être accroché là-haut… on n’avait jamais vécu ça. On a dû faire de nouveaux choix. C’est le système qui a guidé ces choix.
A.R.: On était curieux de découvrir cet endroit de la suspension. Après avoir créé le système, on s’est dit: «essayons!». On l’a manipulé, ajusté, mis les attaches là où il faut, on a cherché. Puis ça a été une négociation: comprendre les libertés permises par rapport aux contraintes imposées. Ces mêmes contraintes qui apportaient elles-mêmes de la liberté. On pouvait tourner à 360°, ce qui apportait une nouvelle vision, une nouvelle perception du mouvement du corps. Ce qui nous mettait dans un état assez particulier. Tout le long de ces entraînements, de recherche et expérimentations, on était sur une autre planète.
Comment s’est ensuite construit le spectacle?
A.R.: On avait cherché l’outil, créé l’outil, puis on s’est demandé ce qu’on voulait créer. On a lancé les discussions sur la solitude, sur la reconnexion… C’est pour ça qu’on voulait être trois, pas un corps seul à la scène. Au début de la recherche, j’étais seule sur scène, c’était plutôt une installation. C’est beau un corps seul relié à ce truc. Mais ça a plus de sens dans la relation à trois. Il y a un soutien direct qui se retisse entre les corps, au fur et à mesure. Après, au niveau de la dramaturgie, il y a plusieurs couches qu’on a travaillées: l’éphémère, la disparition, la mort… Les personnes qu’on perd. Voilà comment s’est construite la dramaturgie.
M.F.: Ce ce qu’on a trouvé, décidé, est parfois venu d’erreurs. Si on n’était pas passé par l’expérimentation, on aurait pris des heures d’écritures supplémentaires. Cette recherche corporelle nous a permis de créer une esthétique très particulière.
A.R.: Se mettre en suspension, c’est tout un truc. Puis il y a ce socle lumineux sous et entre nous, il fallait utiliser cette lumière de la meilleure manière. On n’avait pas non plus envie de rester coincés en haut, il y a cette émancipation de redescente, à la fin, qui exprime le fait d’être ensemble, s’en sortir, lâcher de nouveau.
M.F.: La dramaturgie repose sur un travail collectif. On expérimentait de façon instinctive, et l’équipe, dont Sergi Parès, nous donnait un regard extérieur sur ce qu’on produisait: «Est-ce que c’est une émotion, un paysage, une expérience que vous avez voulu raconter là?»
A.R.: Après, c’est important aussi de laisser les spectatrices et les spectateurs entrer dans leur propre imaginaire. Même si on souhaite les emmener dans un état, dans un émotion. Leur faire faire un trajet, et les amener comme dans une bulle.
Le spectacle paraît léger, mais en réalité, c’est une énorme machine, technique et poétique.
A.R.: On n’a l’a pas créé en trois semaines. Ça fait bien quatre-cinq ans qu’on est dessus. On est passé par des moments très difficiles. Il y a notamment eu les douleurs physiques. Parce que le spectacle mène dans des endroits de résistance constante et en même temps de lâcher prise. La question, c’est trouver l’équilibre. Parce que si tu es dans la maîtrise tout le temps, ça devient mécanique. Et si tu es seulement dans l’abandon, ça devient inconsistant. Il fallait apprendre à faire communiquer le système avec nos corps, pour tendre à cet équilibre. Et puis au niveau psychique, ça nous a amené dans des endroits imaginaires très forts. Ce processus touche des endroits où il nous faut négocier avec nous-mêmes.
«On n’avait pas envie de rester coincés en haut, il y a cette émancipation de redescente, à la fin, qui exprime le fait d’être ensemble.»
Comment êtes-vous passé d’une configuration solo en configuration à trois?
A.R.: J’avais envie de transmettre ce que j’avais trouvé dans le corps, comment gérer ce système, travailler avec lui. Une fois qu’on a eu cette base commune, chacun a trouvé sa manière d’évoluer. Les centres de gravité, entre un homme et une femme, sont très différents. On a injecté ça aussi dans la chorégraphie.
Angela, vous venez d’un parcours de danse académique. Comment déconstruit-on ce qu’on connait d’un corps qui a l’habitude du sol, pour se retrouver dans ce système?
A.R.: C’était le point de départ. On navigue dans une nouvelle palettes de mouvements. On a aussi pris beaucoup de temps à nommer, trouver les justes mots pour le partage des mouvements. Par exemple, Micaël parvenait le mieux à monter avec le système. Mais il ne lui suffisait pas de dire «appuie là, puis tourne ta tête, puis maintenant appuie là», pour qu’on monte. C’était plutôt «à quoi tu penses, quelle ligne tu dessines avec ton corps, sur quel axe tu t’appuies?». On a développé un lexique de vocabulaire pour la base. Il nourrit notre travail, même «au sol». Mais on est passé par pas mal d’essais et d’erreurs pour le trouver.
C’est-à-dire?
A.R.: On a par exemple fait l’erreur de faire six semaines de création d’affilée. On a bousillé nos corps, on a eu notre petite blessure chacun. C’était trop long, mais nos corps se sont adaptés au fur et à mesure. On a beaucoup travaillé la respiration, pour garder le calme. Parce qu’on voit la lenteur des mouvements, mais il se passe beaucoup de choses à l’intérieur, des micros-mouvements. Et pour pouvoir laisser émerger ça, il faut être patient. D’où l’importance de la respiration.
© Tumbleweed
Comment vous connectez-vous avec le spectateur?
A.R.: Dans le spectacle, ça monte et ça descend. Mais tout le système ne repose que sur nous, pas sur une mécanique extérieure. Ça nous donne une liberté autonome. Cette autonomie nous rapproche du spectateur.
M.F.: Il y a aussi nos yeux qui se ferment, s’ouvrent, cherchent le lien avec l’extérieur. Un regard, comme une forme de porosité. Le corps dit beaucoup de choses, mais la connexion par les yeux est plus que nécessaire pour pouvoir saisir la possibilité de connexion. C’est comme dire aux gens que ce pourrait être eux à notre place. C’est dire: qu’est-ce qu’on pourrait faire ensemble?
Finalement, que diriez-vous du spectacle, en quelques mots?
A.R.: Qu’il n’est pas une démonstration, mais un partage. Un peu comme les clefs pour embarquer en voyage.
Dehors est blanc, 13 et 14 mai, 20 heures, CC Hasselt, navette depuis Liège, infos et réservations : www.ccha.be (le 14 mai, navette à 18h30 à partir du Théâtre de Liège, infos: www.theatredeliege.be)Lire aussi | Arts vivants: quand les plasticiens entrent en scène
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