Critique scènes: Fête, la vie, fête

Les Chiens de Navarre ou le sens fou de la fête. © PHILIPPE LEBRUMAN

Spectacle de clôture du Festival au Carré à Mons, La vie est une fête! , des Chiens de Navarre, dénonce un monde qui ne tourne pas rond, mais que sauvera l’amour. Caustique.

Entrée dans le théâtre. Dans les couloirs, tandis qu’on s’approche de la salle, des voix s’élèvent, vitupèrent, s’écharpent, s’interrompent. On entre et on s’installe au cœur d’une Assemblée nationale en séance confuse, que le président, du haut de son perchoir placé en avant-scène, peine à modérer. Extrémisme, dénatalité, choix du prénom… Toute ressemblance avec des faits réels est… évidente!

Ecrit il y a plus d’un an, ce spectacle sur la folie telle qu’elle s’invite partout est né dans la tête de son auteur et metteur en scène bien avant. Lorsqu’il est au conservatoire, Jean-Christophe Meurisse découvre Urgences, le documentaire de Raymond Depardon sur les urgences psychiatriques sorti en 1987. C’est le choc. «Ces urgences sont ouvertes en permanence, accueillant tout le monde, toutes les identités, religions et nationalités. Dans le docu, on voit jusqu’où la société s’inscrit dans le corps des patients, jusqu’où elle est responsable de leur folie », explique l’artiste quand nous l’interrogeons sur la genèse du spectacle monté avec son collectif Les Chiens de Navarre, au lendemain d’une première lyonnaise triomphante, standing ovation et public conquis.

Il précise: «Selon la psychanalyse, si on va mal, c’est à cause de papa-maman (NDLR: c’était d’ailleurs le sujet de son précédent spectacle, Tout le monde ne peut pas être orphelin). Je suis du côté de Deleuze, qui avance que les humains sont poreux aux violences du monde. Dans La vie est une fête! , je voulais souligner comment nos microdouleurs sont la conséquence des macrodouleurs d’une société qui va mal.» Une cruelle réalité que l’on ressent aujourd’hui, au sortir d’une pandémie, la guerre à nos portes, avec un monde politique en sortie de route et une jeunesse souffrant d’angoisse, de psychoses ou d’addictions, à l’image de la civilisation malade s’insinuant dans les corps.

Programme chargé au carré

Après deux annulations, le Festival au Carré est de retour avec pour titre générique, un écho à la pièce des Chiens de Navarre: la vie est une fête. Cette année, il n’est plus concentré dans le seul Carré des arts, mais s’échappe dans des lieux extérieurs montois: jardins, parcs, cascade et cours. Une programmation faite de musique (Tim Dup, Triggerfinger, Arnaud Rebotini, La Jungle, Amadou et Mariam…), de la danse (notamment Summertime de Thierry Smits, en extérieur), du cirque, du cabaret nouveau, des fêtes et… du théâtre bien sûr (Le Jardin du collectif Greta Koetz, Jacques). Et quelques premières belges, dont La vie est une fête! Sans oublier une programmation familiale qui englobe les tout-petits (à partir de 1 an).

Les autres et les uns

Retour au plateau: l’assemblée générale, devant rideau rouge protocolaire et moquette de même ton, s’ouvre, Happy Together des Turtles en B.O., sur un hôpital décrépit où s’inviteront, scène après scène, la start-up nation vampirisante et cynique, des patients et soignants en entretien dans une salle d’opération, la rue en sang, révoltes et jets de pierre, différents médecins peu ou trop humains. Tantôt médusé et horrifié, tantôt amusé et touché, on assiste au parcours d’une quarantenaire névrosée et désespérée dont le chien ressemble à Georges Marchais (à moins que ce ne soit Mélenchon). Un directeur commercial vieillissant se voit moqué et évincé par de jeunes patrons de ces «licornes» de l’économie souhaitant «repulmonariser» leur boîte à coups de plastique végétal, gourdes et bacs à compost – ce qui est bon pour la nature est bon pour le business. Suivent encore un psychotique scatophile à la parole rare mais aux gestes éloquents, une gynéco barrée qui tient à ses hortensias et pratique l’examen musclé, un politique en campagne qui accepte tout, même de se faire fourrer de la merde dans la bouche, une jeune femme suicidaire en manque des chansons de Christophe.

Des êtres sur le fil, interprétés par des comédiens qui franchissent allégrement le quatrième mur pour nous entourer de leur folie dure, escaladant les fauteuils et vitupérant couverts de sang. Le texte est émaillé de punchlines incisives et volontairement provocantes, quand elles ne sont pas décalées. Un patient: «Le boulot avait été pas mal fait, pourtant, six millions de youpins dans les fours et il faut que je tombe sur une doc juive ici». La gynéco: «Au bout du compte, on n’est qu’un bout de salami avec un cerveau et un cœur.» Un psy: «Je suis médecin, moi, alors « quelqu’un de proche », ça ne me dit rien. Pouvez-vous être plus précise?»

Confinés, libérés

La vie est une fête! doit son existence au Covid. Après le confinement, la précédente pièce de Jean-Christophe Meurisse est empêchée de représentation au théâtre des Bouffes du Nord à Paris. L’auteur réquisitionne les lieux pour y donner un atelier avec ses comédiens. «C’était très fort, confie-t-il, de travailler ensemble, de façon intense après ces mois d’enfermement.» Avec une méthode de travail toujours identique, au plateau. Pas de texte en prémices, mais la mise en chantier soit d’un sujet – la folie – , soit les contours flous d’un personnage, avec le documentaire de Depardon ou quelques photos en arrière-plan. A partir de cette matière vivante et évocatrice, les acteurs proposent des impros de personnages. «Je sélectionne ensuite les plus pertinents, pour les affiner, et les mener là où j’ai besoin qu’ils soient.»

Ce terrain d’investigation du réel, vaste et débridé, qui s’épanche dans ses excès, dessine au final sur scène nos inconnues, nos errements, nos trop-pleins. Il convoque le monde et ses injonctions contradictoires et mortifères, ses violences et ses divagations. Mais ses espoirs aussi, ses brisures surtout. Les subtilités politiques françaises qui y sont moquées égarent quelquefois le public belge mais Meurisse promet d’adapter ce propos-là lors de sa venue à Mons.

Le tout est incarné au plus intense par des comédiens touchants et précisément débordants, d’une perfection renouvelée, – le spectacle pouvant légèrement changer d’une représentation à l’autre, Jean-Christophe Meurisse et ses «Charlie Hebdo de la scène», comme il les définit, laissent place à l’improvisation. Le décor – une avant-scène progressivement souillée de liquides, porte à double battant au fond, larges vitres sur l’extérieur – est l’écrin idéal des déambulations psychiques et physiques des êtres en proie aux doutes. Pourtant, à la fin, le calme revient, l’amour triomphe. Parce que la pièce, si elle est violemment cynique, n’est pas noire. Elle charrie son lot d’horreurs, mais aussi d’espoirs et de douceurs, a l’image de ces couples incongrus, mais vivants. Un monde qui fuit, laissant place au début d’un autre qui palpite, là, comme une grande bête. Un monde à réinventer pour que, finalement, la vie soit une fête.

La vie est une fête! , de Jean-Christophe Meurisse, déconseillé aux moins de 14 ans. Les 09 et 10/07 au théâtre Le Manège, Mons. www.surmars.be

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