Critique scènes : Le Présent qui déborde, partage d’odyssées
En faisant résonner un film au théâtre, la metteuse en scène Christiane Jatahy nous relie aux Ulysse et Pénélope d’aujourd’hui. Le Présent qui déborde ou l’universalité de l’exil…
Déjà dans Ithaque, le premier volet du dyptique Notre Odyssée présenté la saison dernière au National, Christiane Jatahy avait fait résonner le récit d’Homère en écho aux drames des migrants d’aujourd’hui. En dépit d’une mise en scène originale, où chaque moitié du public découvrait successivement l’errance d’Ulysse et l’attente de Pénélope, et d’une scénographie laissant le plateau sous eaux, la démonstration de la Brésilienne d’une société qui laissait des êtres humains se noyer nous laissait quelque peu sur notre faim.
Dans Le Présent qui déborde (O agora que demora) l’un des succès du festival d’Avignon l’été dernier-, Jatahy complète son discours en se détachant davantage de la théâtralité « classique », nous annonçant d’entrée son jeu avec les codes du cinéma et du théâtre pour nousraocnter les odyssées des Ulysse d’aujourd’hui. C’est en effet par le film que l’on part à la rencontre de ces exilés -à Jénine en Cisjordanie, au Liban, en Grèce, en Afrique du Sud et au Brésil-, la caméra est allée cueillir leurs témoignages de déracinés palestiniens, iraniens, syriens, zimbabwéens…
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Pour les aider à soulever leur bagage émotionnel, la metteuse en scène demande à ses interlocuteurs de s’emparer du texte d’Homère, vieux de 2800 ans. Dans leurs bouches, le récit antique -l’histoire d’Ulysse, de retour de Troie, malmené par la colère des dieux de l’Olympe (sous forme de cyclope, sirènes, sorcières, nymphes et monstres dont les fameux Charybde et Scylla) reflète leur propre épopée balancée entre la nécessité de ne pas vivre en enfer et l’inconditionnel désir et espoir d’y retourner en des jours meilleurs. Que les scènes soient dialoguées et mises en scène ou que les entretiens s’adressent à l’objectif, nous voilà au plus près de ces migrants de tous âges et des sentiments qui les traversent.
Et c’est là que le théâtre nous rattrape. Des regards lancés de l’écran vers le public nous interpellent. Ils tissent ce lien avec la salle. Et les réponses et les échos fusent des gradins. Au milieu des spectateurs, musiciens et comédiens d’ici et d’ailleurs, incognito jusque-là, se lèvent, chantent, partagent leurs histoires de déplacés, encouragent le public à réagir. Par la joie d’un montage réussi, les échanges avec le film ainsi se nouent. Ces interventions surgissant au milieu de nous réunissent le présent du théâtre au passé du film. Le Présent qui déborde brise ainsi les frontières et bannit les temporalités. Et quand Christiane Jatahy nous emmène dans son Brésil natal, décor d’une histoire familiale marquée par la répression des opposants à la dictature, elle fait des indiens kayapos les oubliés des migrations futures causées par les désordres écologiques. Présent, passé, futur, la partition foisonnante de Christiane Jatahy nous unit en un seul monde. Un coup de force que de nous faire vivre cette universalité en un seul spectacle.
Le Présent qui déborde – Notre Odyssée II, mise en scène de Christiane jatahy, jusqu’au 12 octobre au Théâtre National.
Le présent qui déborde, à voir du 25 au 27 avril au Théâtre National, Bruxelles
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