Au KFDA, le dramaturge Mohamed El Khatib se penche sur l’intimité de nos aînés

Martine (tout à gauche), Jacqueline (assise) et les autres racontent La Vie secrète des vieux.

Créé au KFDA-Kunstenfestivaldesarts avant Avignon, La Vie secrète des vieux permet à Mohamed El Khatib, artiste associé au Théâtre National, de rendre leurs lettres de noblesse à nos aînés, à leurs désirs et leurs intimités. Portrait d’une création participative.

D’abord, il y a Martine, 75 ans. On la rencontre chez elle, à Calais. Maison mitoyenne à deux pas de la gare, l’air de rien de l’extérieur, lumière et clarté à l’intérieur, beautés et ordres sensibles, plantes à foison, livres en nombre. Médecin à la retraite, engagée dans l’accueil des migrants, Martine suivait depuis un temps les spectacles de Mohamed El Khatib, nous explique-t-elle pendant qu’elle nous prépare le café dans la cuisine avec vue sur son jardin. « C’est là que tout a commencé, m’indique-t-elle. J’aimais beaucoup le travail de ce metteur en scène. On a l’impression de le connaître quand on assiste à ses spectacles. J’ai appris qu’il cherchait des personnes âgées pour répondre à des interviews pour une prochaine création, je me suis sentie concernée. J’ai passé ici deux heures avec Mohamed et son équipe: Camille (Nauffray, la dramaturge, NDLR) aux questions, Emmanuel (Manzano, vidéaste) à la caméra et Mohamed qui laissait traîner ses oreilles. » Martine poursuit: elle se doutait bien que ces rencontres, c’était pour parler de la vie sexuelle et amoureuse des gens d’un certain âge. Elle ne voulait pas se laisser entraîner là où elle ne voulait pas aller. « Mais il y avait tellement de bienveillance, je ne me sentais pas en danger. » Du premier entretien, elle sort insatisfaite de ce qu’elle a livré. « Mais Mohamed était content.« 

En juin de l’année dernière, Camille lui téléphone: serait-elle libre pour intégrer la préparation du spectacle? « Je ne pensais pas être prise. Qu’on reprenne ma parole, ça me plaisait finalement. » Lors de cette première résidence à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon -où sera donné le spectacle cet été du 4 au 19 juillet dans le cadre du célèbre festival-, l’équipe fait raconter aux personnes retenues leurs expériences intimes. « C’était comme un groupe de parole. Mohamed ne parlait pas beaucoup, il était à distance et en même temps très présent. Il a une connivence d’écoute qui fait qu’on n’est pas dans la retenue. » Alors, de résidence en résidence, tous se racontent et démystifient le sujet apparemment sensible de l’intime des vieux.

Reine mère

Retour à Bruxelles. Résidence Porte de Hal, ancien hospice des aveugles. Nous y rencontrons Jacqueline Juin. Fameux personnage. Ancienne journaliste de la RTBF, culture, politique, présentation du JT. Et si elle perd un peu la mémoire à court terme, ses souvenirs sont intacts. Elle nous reçoit dans sa chambre, estampes délicates au mur, l’ouvrage Tout l’opéra de Kobbé posé en évidence à l’entrée, lecteur CD sur sa table de nuit. « La musique classique m’a sauvée quand j’étais mal« , nous glisse-t-elle. Mais pour l’heure, elle nous interroge sur qui nous sommes, ce que nous faisons, aimons. Elle n’a en rien perdu de ses réflexes journalistiques. Jacqueline, c’est la doyenne, celle autour de qui s’organise le spectacle. « On est venu me chercher par la peau du dos« , s’amuse-t-elle. Le processus est en réalité un peu plus subtil, comme nous l’explique Paul Ceulenaere, ergothérapeute de la maison: « Mohamed et son équipe nous ont contactés. Mon job est de faire ce qui est bien pour les patients. On en a choisi quelques-uns. ­Jacqueline, sa gouaille, sa diction, sa présence était forcément des leurs. Elle a su séduire l’équipe. » L’intéressée propose une autre version: « Je n’ai toujours pas compris pourquoi ils sont venus chercher un vieux croûton comme moi. Parler de la vie intime des vieux, c’est décousu comme propos, non? Moi, les hommes, je peux en parler scientifiquement. C’est que j’en ai eu plusieurs dans ma vie.« 

Et là, la mémoire de celle qui continue à déclamer Bérénice en vers tient bon. Jacqueline se souvient de ses émois. Dans le spectacle, Mohamed lui fait dire: « Je rêve de refaire l’amour et d’être embrassée sur la bouche« . « Mais, voyez-vous, ma cocotte, nous lance-t-elle, à notre âge, c’est triste de penser qu’on vieillit. Alors je ne suis pas pudibonde, pas bégueule non plus. Mais je ne suis pas sotte. J’ai 95 ans. Donc peu de chance de refaire des cabrioles. » Nous rions. Elle nous parle des hommes qu’elle a aimés, certains passionnément, d’autres moins. De son mari, un architecte premier de sa promo, avec qui elle a très vite eu un enfant. Un fils, un seul, Pierre. « Le seul vrai amour de ma vie finalement. » Ses yeux s’allument. Jacqueline n’a eu que des hommes plus vieux qu’elle dans sa vie. Sauf les deux qu’elle a épousés. Après l’architecte, elle retrouve un ami d’enfance « qui a eu la mauvaise idée de mettre enceinte sa maîtresse. Je ne suis pas un second couteau moi!« 

Jacqueline râle puis s’adoucit quand elle évoque ses grands amours, toujours des hommes cultivés, qui l’élevaient, dont un, rencontré à la lisière de la profession, qui lui déroule partie de chasse, restaurant chic et chambre à l’étage. Ou celui rencontré lors d’un voyage à l’étranger et à la chambre duquel elle a osé aller frapper. « Je dis toujours: un amant bien choisi, c’est mieux que des cours du soir.«  Elle est comme ça, Jacqueline. Franche, entière, intéressée peut-être, mais très honnête. Et pivot central de La Vie secrète des vieux. « Je suis la doyenne. On me dit de me mettre là, de dire ça, je le fais. Parce que je ne suis pas méchante. Mais je ne suis pas certaine que ce soit vraiment du théâtre…« 

La Vie secrète des vieux, de Mohamed El Khatib, du 28/05 au 01/06 au Théâtre National dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts. 
www.kfda.be

Dramaturgie de vies

Si Mohamed avait été là, il aurait peut-être souri, lui qui a voulu que cette Jacqueline, « merveilleuse voix, sublime présence, et une histoire… », soit le pilier de sa création. Lors de notre rencontre avec le metteur en scène à Bruxelles, il nous ouvre les portes de la Maison Gertrude, maison de repos dans les Marolles. Le lieu deviendra en 2025 une maison d’art aussi dont El Khatib est le commissaire. Ici, des artistes collaborent avec les résidents pour y créer des œuvres pérennes et faire de ce qu’on estime à tort être un lieu de mort, un lieu de vie. Ici un couloir retapissé de larges et classieuses fleurs. Là, un autel en hommage à ceux qui partent. À l’entrée de la salle commune, des tableaux aux cimaises, des objets chinés au marché aux puces tout proche retrouvent une deuxième vie. Un ­travail main dans la main avec les artistes du Musée Art et Marges situé à deux pas.

Installés dans la cafet’ de la Maison Gertrude, on papote. Qu’est-ce qui pousse un ancien joueur de foot, sociologue, qui a notamment interrogé des fans du ballon rond (Stadium, 2017), la fin de vie (Finir en beauté, 2014) à aujourd’hui s’intéresser à la joie des anciens, à leur vie sexuelle et intime? « Au moment du Covid, beaucoup de vieilles et vieux -oui, je dis vieux!- sont morts, on ne pouvait pas les accompagner. Des enquêtes sont sorties, sur la façon dont on maltraitait la vieillesse. J’ai réalisé qu’on les traitait en parlant dépendance, démence, et jamais en termes de désir, vitalité, sexualité. » Et ce représentant de la fiction documentaire d’embrayer: « J’ai voulu investiguer cet angle mort de la vieillesse. Donc questionner leur désir. J’ai lancé un appel, partout où j’étais en tournée: si vous avez plus de 75 ans et que vous avez des histoires d’amour à raconter, venez!« 

Mohamed El Khatib

Vulnérabilité et maturité

Mohamed El Khatib va aussi frapper aux portes des maisons de retraite. Des ateliers s’y créent au sein desquels les pensionnaires dévoilent leur intimité. « C’est une génération rompue au devoir conjugal, qui s’est ouverte à une deuxième vie, l’apparition du désir, le corps retrouvé, de nouvelles possibilités. » Au départ, Mohamed ne sait pas quoi faire de cette centaine d’interviews. Quand vient le déclic: « À l’EPHAD de La Rochelle, une pensionnaire s’est suicidée parce que ses enfants ne voulaient pas qu’elle fréquente l’homme qu’elle aimait. Je me suis dit que c’était une tragédie, Roméo et Juliette à l’envers. Un matériau théâtral. » Alors, au fil des rencontres, Mohamed tisse un spectacle, et un texte. « Chez les vieux, ce qui est frappant, c’est qu’il y a de la vulnérabilité autant que de la maturité. Dans ce que chaque personne porte sur scène, il n’y a que du vrai, mais qui ne les concerne pas nécessairement. J’ai rencontré des gens, des profils se sont distingués, je leur ai demandé s’ils étaient OK d’être sur scène. Je suis content qu’ils ne soient pas pro, ça donne une profondeur. Jacqueline Juin et sa voix de tragédienne, elle sort des grands classiques de l’amour, comme ça. L’important, pour cette pièce comme pour la Maison Gertrude, c’est de faire résonner les préoccupations intimes, familiales, politiques. C’est un goût de l’art qui s’inscrit dans la contre-histoire de l’art. J’œuvre pour une esthétique populaire. Déplacer le point de vue. Trouver un entre-deux.«  Martine nous disait encore ceci de Mohamed: « ll prend tout sur son dos. Il a pris l’écriture, retraçant des histoires basées sur le vrai, mais avec certains ajouts pris çà et là. Il me fait dire des choses que je n’ai pas dites, mais qui ne sont pas si éloignées de ce que je suis. Je ne suis pas inquiète.« C’est sans doute là que se trouve l’entre-deux cher à El Khatib, entre théâtre et vie. Des corps vieillissants qu’on voit peu sur les plateaux alors qu’ils ont tout à dire de leurs désirs et de leurs feux. Des histoires vraies retricotées. Un plateau sobre. Il n’y aura qu’eux. Et nous, pour les écouter. Et faire résonner loin, très loin, ces criants secrets.

Un KFDA engagé dans l’époque, le temps et l’espace

Le Kunstenfestivaldesarts est avant tout un festival de créations. « La plus grosse partie de notre budget va dans la coproduction, souligne Daniel Blanga Gubbay, co-directeur du KFDA, qui découvre la forme finale des nombreuses productions présentées au festival en même temps que le public. Les artistes y sortent de leur zone de confort, le public aussi. » Autre impératif: faire se côtoyer création contemporaine et accessibilité à tous. Deux notions qu’on a tendance à opposer, mais que l’équipe du KFDA tient à relier. Cette année plus que jamais, le festival mise sur la présentation de formes et de discours qui sortent des frontières de l’Europe -la moitié des spectacles viennent de régions extra-européennes- et les spectacles programmés proposent à la fois un langage et un contenu peu présentés sur nos scènes. Ainsi, le Liban, l’Iran, le Japon mais aussi le Myanmar figurent notamment au programme. Une déterritorialisation géographique et formelle. Parce que changer de langage, c’est changer de vision. On verra donc au KFDA des propositions engagées de mille façons. La Vie secrète des vieux en est une. Multiple Bad Things, spectacle d’ouverture du festival, une autre, portée par des personnes s’auto-identifiant comme porteuses d’un handicap. « La question qui se pose, c’est qui peut être représenté sur scène. La scène est un espace symbolique de représentation. Donc se demander qui peut s’y trouver est centrale. » On épinglera dans ce programme interrogatif et toutefois joyeux la rencontre de Marlene Monteiro Freitas, danseuse beckettienne, et d’Israel ­Galván, maestro du flamenco, dans un spectacle (RI TE) où ils combinent leur passion commune pour le rythme. La danse est cette année la grande invitée du KFDA avec des représentants aussi fameux qu’Anne Teresa De Keersmaeker, Radouan Mriziga, Nacera Belaza ou Faye Driscoll. Le magistral Respublika (on vous en reparlera dans une édition prochaine) de Lukasz Twarkowski, qui lie les utopies d’une communauté isolée et la culture rave des années 90, s’avère un spectacle fleuve d’une nuit entière pour se replonger corporellement dans ces autres mondes. Pointons aussi le projet de Marcus Lindeen et Marianne Ségold, Memory of Mankind, théâtre documenté sur la mémoire. Ou le travail de Caroline Bianchi et Carolina Mendonça, qui dans We Do Not Comfortably Contemplate the Sexuality of Our Mothers, questionnent le travail de Chantal Akerman. Un spectacle qui se jouera au Movy Club, ciné désaffecté de Forest. Daniel Blanga Gubbay insiste à ce sujet: « Il faut décentraliser le festival dans des lieux qui ne sont pas forcément de culture. » Ainsi, on pourra voir Threshold, du Ghanéen Kwame Boafo, aux Arts et Métiers. La chorégraphie évoquera les voitures transformées à Bruxelles avant d’être envoyées en Afrique pour un voyage dans la mondialisation par la technique. Enfin, la Free School, point central de transmission et de médiation du festival, sera focalisée cette année sur la cuisine comme lieu de partage, de révolte, de genre, de luttes sourdes et de joies. Un lieu comme un théâtre cherchant à décloisonner, proposer des recettes de tous les pays, dans le fond et dans la forme. Voilà le KFDA sauce 2024.

Kunstenfestivaldesarts, du 10/05 au 01/06, à Bruxelles.

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