Réalisatrices en création: trois femmes à l’honneur

Rien ne s'efface
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le Centre du Film sur l’Art revisite la création au féminin pluriel en proposant des films consacrés aux réalisatrices Marceline Loridan-Ivens et Naomi Kawase, et à la traductrice Mette Holm.

Fondé en 1980 par Henri Storck, le Centre du Film sur l’Art (CFA) s’emploie à la conservation et à la diffusion de documentaires sur la création artistique, toutes disciplines confondues. Ses collections accueillent des oeuvres consacrées à Man Ray comme à Anton Webern, à Marcel Duchamp comme à Jim Jarmusch, à Hans Richter comme à Victor Horta, et l’on en passe. Soit un fonds réunissant quelque 350 titres, le Centre organisant (en temps normal) des projections publiques ainsi qu’un festival spécialisé, qui a lieu chaque année en novembre, le Brussels Art Film Festival, les films composant son catalogue étant par ailleurs disponibles sur demande (1). Ainsi de trois portraits de femmes venus récemment enrichir ses collections: Marceline, une femme, un siècle (2018), de Cordelia Dvoràk, Rien ne s’efface (2008), de Laetitia Mikles et Dreaming Murakami (2017) de Nitesh Anjaan.

Laisser des traces

Filmée au soir de sa vie par la caméra complice de Cordelia Dvoràk, Marceline Loridan-Ivens raconte, le regard pétillant et la révolte toujours chevillée au corps, une existence se confondant avec l’Histoire du XXe siècle, la Shoah pour toile de fond. Et d’évoquer la déportation, les proches disparus (Et tu n’es pas revenu, son premier livre, est une lettre à son père mort dans les camps) et le délicat travail de reconstruction qui s’ensuivit, passé par le corps et la sexualité -« Je suis très libre. Je suis une personne sans principes stupides, c’est tout ce que j’ai appris dans mon université de Birkenau« – comme par l’esprit, épousant bientôt la cause de peuples en lutte par documentaires interposés. Algérie année zéro, cosigné en 1962 avec Jean-Pierre Sergent, sera suivi du 17e Parallèle (1968), tourné avec son mari, Joris Ivens, au Viêtnam, avant que le couple n’adhère, dans les années 70, à la cause maoïste, tournant avec la bénédiction des autorités chinoises la série de documentaires Comment Yukong déplaça les montagnes. « On voulait établir un pont entre l’Orient et l’Occident« , se souvenait-elle, avant de porter un regard critique sur l’épisode: « Joris et moi, on rêvait ensemble, on s’est trompés, et on l’a payé très cher aussi. » Restent, passée la désillusion, les films dont des extraits montrent la réalité de la Chine de la Révolution culturelle, saisissante. La disparition d’Ivens en 1989 la laissera, confiait-elle, « totalement désemparée« , ce qui ne l’empêchera pas de tourner, quinze ans plus tard, La Petite Prairie aux bouleaux, où elle revenait, avec Anouk Aimée, sur les lieux de sa déportation. Lucide, elle observait: « Encore quelques années, et les survivants vont disparaître. Et qu’est-ce qu’il en adviendra, de ce XXe siècle épouvantable? » Et de conclure à la nécessité de laisser des traces, ce film en étant une parmi d’autres.

Marceline, une femme, un siècle
Marceline, une femme, un siècle

Optant pour un dispositif plus intrusif de voix off à la première personne, Laetitia Mikles s’efface fort heureusement devant Naomi Kawase, coeur de son Rien ne s’efface. Rencontrée chez elle, à Nara, la cinéaste japonaise, auteure à l’époque de leur conversation de plusieurs documentaires mais aussi de Shara ou La Forêt de Mogari, y livre quelques-unes des clés d’un cinéma « hanté par le souvenir des absents« , parents en premier, la caméra lui tenant lieu de moyen d’appréhension du monde, jusqu’à lui permettre de partir à la recherche de son père inconnu. « Je suis plutôt quelqu’un de timide et de farouche. Avec la caméra, le monde devient visible, expose-t-elle, soulignant encore la nécessité d’enregistrer les choses. Si on se fie à la mémoire, tout est en miettes. Avec les photos ou un film, on peut avoir la confirmation de la réalité. » Rythmé par des extraits de ses films, le dialogue tisse encore un rapport intime entre la création et l’être -« C’est en filmant que j’ai pu vérifier que j’existais. C’est donc quelque chose d’indispensable à ma vie. Mais il faut prendre garde à ne pas y accorder une importance démesurée, il ne faudrait pas faire passer la vie au second plan, intervertir l’ordre des choses. » L’oeuvre de Naomi Kawase aspire, de Suzaku à Still the Water, à cet équilibre délicat.

Dreaming Murakami
Dreaming Murakami

On ne quitte pas le Japon avec Dreaming Murakami, consacré par Nitesh Anjaan à Mette Holm, traductrice depuis plus de 20 ans de l’oeuvre de l’auteur de 1Q84 en danois. Inspiré de la nouvelle Crapaudin sauve Tokyo (incluse dans le recueil Après le tremblement de terre), le film la montre s’affairant sur le premier roman d’Haruki Murakami, Écoute le chant du vent. Et le récit de progresser par strates, au portrait intime -« J’ai toujours eu du mal à me conformer à la vie sociale« – s’ajoutant celui de sa relation privilégiée avec l’écrivain -« On devient très intime avec la personne dont on traduit les écrits« -, dont elle s’imprègne pour tenter de percer le mystère derrière les « moments Murakami« , quand l’extraordinaire surgit dans l’ordinaire. Soit, retracé dans un film ponctué de touches oniriques, un travail minutieux, où il est autant question de communauté d’esprit que de précision des mots, en quête de la formulation qui restituera au plus près la langue mélancolique du romancier, le chemin conduisant de « La phrase parfaite n’existe pas. Tout comme la parfaite détresse » à « Il ne peut exister de parfaite littérature comme il ne peut exister de parfait désespoir« …

(1) Liste des titres disponibles et modalités de location sur www.centredufilmsurlart.com.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content