Radu Jude charge au vitriol la bétise ambiante dans « Bad Luck Banging or Loony Porn »

Un bal masqué? Non, une réunion de parents qui tourne au grand tribunal farcesque. Bienvenue dans le vrai monde.
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Cinéaste roumain maniant avec une verve toute paroxystique politique et humour, Radu Jude se fend d’une satire assez folle épinglant dans une outrance radicalement ravageuse l’absurdité et l’indécence morale du monde contemporain.

En mars dernier, l’Ours d’or attribué à Bad Luck Banging or Loony Porn au terme d’une 71e Berlinale audacieuse, mais s’étant assez tristement déroulée en ligne, faisait furieusement plaisir, le film captant comme aucun autre, sans doute, l’esprit malade de son époque. Ils étaient nombreux, pourtant, dans les rangs serrés de la critique internationale à avoir choisi de ne voir là que provocation gratuite et vulgaire immaturité. C’est que derrière son visage rond et jovial, le cinéaste roumain Radu Jude a tout du vilain garnement qui se frotte les mains de satisfaction après avoir joué un mauvais tour. Grand habitué des festivals internationaux (Aferim! lui valait déjà l’Ours d’argent du meilleur réalisateur à Berlin en 2015, tandis que Peu m’importe si l’Histoire nous considère comme des barbares triomphait à Karlovy Vary en 2018), il n’a de cesse de questionner l’identité et les fondements de son pays en pur électron libre, dans un joyeux bordel espiègle de cinéma bouillonnant et acide.

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L’idée de Bad Luck Banging or Loony Porn (assez ironiquement sous-titré Esquisse d’un film populaire) est née très simplement de conversations que Radu Jude a pu avoir avec des amis à propos de professeurs expulsés de leurs écoles pour des motifs relevant de leur vie privée. Se rendant compte que leurs échanges à ce propos sont particulièrement animés, le réalisateur se dit qu’il tient là un sujet qui mérite d’être creusé. Contacté via Zoom par nos soins, il prolonge: « C’est un film avant tout basé sur des observations personnelles, sur des choses que j’ai pu relever autour de moi. Vous savez, je suis père, j’ai deux enfants, je me suis rendu à de nombreuses réunions de parents à l’école, par exemple, et je dirais qu’une bonne moitié des choses horribles que l’on entend ou que l’on voit dans mon film sont tirées de ces expériences-là (sourire) . Parce que quand il s’agit de l’avenir de leurs enfants, les gens ont tendance à tomber le masque de l’hypocrisie et de la respectabilité pour dire ce qu’ils pensent vraiment. Et, bien sûr, ce n’est pas toujours très beau à voir, ni à entendre… »

Hypocrisie, le vilain mot est lâché. Et tout Bad Luck Banging or Loony Porn, en effet, semble vouloir graviter autour de ce concept qui définit mieux que tous les autres, selon le cinéaste, la société contemporaine. Satire féroce et frontale exposant dans un grand tourbillon composite d’idées folles toute l’indécence du monde, le film s’ouvre sur une scène de baise amateure comme on en ramasse à la pelle sur YouPorn. Il s’agit en l’occurrence de la sextape d’une institutrice roumaine, Emi, qui a fuité par inadvertance. La suite se découpe en trois temps. Un premier où l’on suit l’infortunée déambuler inlassablement dans une ville où la laideur et la vulgarité – humaine comme commerciale – s’étalent partout, en long, en large et en travers. Un deuxième en forme de dictionnaire non-narratif kaléidoscopique qui procède par vignettes tragico-burlesques épinglant la comédie humaine dans toute son insplendeur crasse. Un troisième, explosif, où une réunion de parents convoquée afin de décider du sort de l’enseignante se transforme en improbable tribunal moral aux accents farcesques.

Radu Jude charge au vitriol la bétise ambiante dans

Cache-sexes

Sous ses dehors de grand fourre-tout outrancier, ce nouveau long métrage, mordant et précis, pose un regard acéré sur le monde, le caractère soi-disant obscène de la vidéo amateure qui ouvre le film renvoyant bien sûr par l’absurde à une obscénité bien plus insidieuse, vaste et inquiétante. Cinéaste formé à l’Université des Médias de Bucarest et obsédé par l’Histoire politique de son pays, Radu Jude y fait constamment communiquer passé et présent, réalité et fiction. « Pour moi, faire ce film c’est un peu comme réaliser un film historique à propos du présent, se plaît-il à dire. J’exhume des choses du passé et je les mets en parallèle avec des éléments emblématiques de notre contemporanéité. »

Mieux: tourné sur le vif en pleine pandémie, Bad Luck Banging or Loony Porn intègre complètement à sa trame la réalité du coronavirus, la présence des masques notamment ajoutant encore au haut potentiel burlesque de sa charge au vitriol contre la bêtise ambiante. « J’aime l’idée que le film soit historiquement daté par les masques. C’est pour moi l’un des grands pouvoirs du cinéma: capturer l’esprit d’une époque, offrir une représentation d’une réalité très spécifique. Je pense que le fait d’intégrer la réalité du coronavirus à la trame même du film ajoute de l’humour, certainement, mais aussi une dimension plus métaphorique. Il ne faut pas aller très loin, en effet, dans l’analyse psychanalytique pour faire le lien entre les masques qui couvrent les bouches et les cache-sexes qui dissimulent les vagins. » Hypocrisie, quand tu nous tiens…

Bad Luck Banging or Loony Porn. De Radu Jude. Avec Katia Pascariu, Claudia Ieremia, Olimpia Malai. 1 h 46. Sortie: 15/12. ****(*)

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