Quand le réel le plus cru s’invite sur scène
Cet été à Avignon, Carolina Bianchi créait son The Bride and the Goodnight Cinderella (A Noiva e o Boa Noite Cinderela en VO), premier volet d’une trilogie autour des violences faites aux femmes. Sur scène, dans la première partie du spectacle qui revient longuement, à la façon d’une conférence, sur ces violences, elle ingère la drogue du viol, dont elle a été victime voici quelques années. Durant la seconde partie, elle est inerte, manipulée par sa troupe de comédiens-danseurs du collectif Cara de Cavalo. Cette magistrale performance-théâtre, à la lisière du supportable, trash et coup de poing, déconseillée au moins de 18 ans, arrive au KVS les 21 et 22 septembre. Le trash et le réel se croisent de plus en plus sur nos scènes, un phénomène que Karel Vanhaesebrouck, professeur à l’ULB et spécialiste de la performance -qui n’a pas encore vu celle de Carolina Bianchi- met en perspective.
Le spectacle de Carolina Bianchi est hybride, entre théâtre et performance, puisque l’artiste se fait violence devant nous. C’est ça, le “théâtre trash”?
Karel Vanhaesebrouck : La notion de trash est complexe, liée à des valeurs, donc contextuelle. Ce qui est trash dans un contexte peut s’avérer esthétique ailleurs. C’est a priori le mauvais goût, le trop, le corporel débridé. L’exhibitionnisme devant lequel le public n’aurait qu’une option: subir. Il y a du sang, de la chair, des excès. Nicki Minaj est trash: il y a du cul, du mauvais goût assumé. Nan Goldin, en photo, c’est trash pour une autre raison. Le trash nous amène au bord de la vie, du ravin, à la lisière. Dans l’art, c’est souvent perçu comme une désesthétisation, alors qu’il peut y avoir une esthétique du trash, que certains artistes maîtrisent à la perfection.
Ici, une artiste ingère un produit qui l’anesthésie violemment, et subit un examen gynécologique, inconsciente. Il est là, le trash?
Karel Vanhaesebrouck : Oui, un corps trash est un corps déshumanisé, à l’état naturel, cru, qui revient à ses fluides, sang, sperme… Ces dernières années, il y a eu beaucoup de spectacles trash, dans ce sens. Comme si on était obsédés par le réel. Dans le théâtre, lieu du faux-semblant, le spectateur semble aujourd’hui rechercher le réel au-delà de l’image de la représentation. Dans une société sur-médiatisée, où ce réel semble inaccessible parce que médiatisé. Il y a donc chez le spectateur ce désir de contact direct, violent, avec le réel. Mais ce n’est pas nouveau. Antonin Artaud, dans son théâtre de la cruauté (entendez par cruauté, souffrance d’exister, et par théâtre de la cruauté, un théâtre qui réveille, NDLR), avait déjà ce rêve-là. Celui d’un contact “inéchappable” au réel, au-delà de la représentation.
Et quand, comme dans cette pièce, la performance rejoint le théâtre, où est-on?
Karel Vanhaesebrouck : Dans chaque spectacle, il y a représentation et performance, jeu et corps réel, beau ou laid. Les artistes flamands sont habiles dans ce théâtre et présentent, depuis les années 80, des corps qui sont à la fois réels et symboliques. Il y a aussi les spectacles de Romeo Castellucci. Ou ceux de Fiorentina Holzinger, qui suresthétise le trash, empruntant les codes du BDSM. Ou Cyrus Frisch, qui a fait sensation en 1998 avec Jezus/Liefhebber, où des alcooliques et drogués jouent leur rôle. Frisch voulait dépasser le trash des médias pour en démontrer la perversion. La question est: à qui s’adresse-t-on?
Que voulez-vous dire par là?
Karel Vanhaesebrouck : Il y a un aspect économique à ce théâtre. Le public a payé, parfois cher, pour voir une chose qu’il attend, transgressive. Même scandalisé, il ne veut pas être déçu. Mais il vient chercher autre chose. Hal Foster, historien de l’art, décrit cela dans The Return of the Real, publié dans les années 90, décennie qui a vu l’avènement de MTV, d’Internet, une période où l’on s’interrogeait sur la place de l’art, des corps… Sa théorie était qu’un certain art essayait de se reconnecter à une certaine réalité… Alors que ce qui passe pour moderne, dans l’art, est ce qui est autonome de la réalité. Il y utilise la notion de “réalisme traumatique”: un réalisme artistique dans lequel on recherche à être confronté au réel parce qu’on a perdu le contact avec lui. Le théâtre trash serait un théâtre qui confronte le public à quelque chose dont il se serait éloigné.
Dans A Noiva, en fond de scène, la plaque d’immatriculation d’une voiture annonce “Fuck Catharsis”. C’est au centre du travail de Carolina Bianchi, qui dit que “l’artiste doit s’auto-saboter. Le public doit cesser d’être protégé”. Qu’y comprendre?
Karel Vanhaesebrouck : La notion de catharsis est compliquée. C’est une purge, même dans le sens médical du terme: on introduit des saletés dans le corps pour faire ressortir nos propres saletés. Mais la catharsis passe par l’identification. Dans la tragédie grecque, ça a été théorisé comme étant le fait qu’un autre, sur scène, souffre pour le spectateur, pour que ce dernier puisse passer à un autre état. Il y a quelque chose de bourgeois dans cette idée. On paie pour que l’autre souffre: c’est contractuel, quasi capitaliste, moralisateur. On sortirait de ce type de théâtre purgé, meilleur citoyen. Ça pose question parce qu’il y a création des effets, et, par là, création du buzz. Le geste est subversif, ou le semble, mais on est dans une forme consensuelle. Et a contrario, il y a une thèse en jeu, la défense du point de vue de l’artiste, qu’il met en scène en passant par son corps. C’est toute la perversion du contrat. C’est compliqué aussi parce qu’on juge la pertinence de ce qui est sur scène, et il est difficile de juger avec des arguments théoriques: l’artiste se met en danger. Mais là où la performance comme telle est vide, on est invité à voir du vide. A Noiva semble proposer une restauration. Et ça, ça va plus loin. Terme ambigu, le trash peut être un effet recherché, mais peut être tout aussi bien un procédé pour dépasser un état. Une ruine dont émerge une nouvelle beauté.
Que pensez-vous de ce type de théâtre, qui devient incontournable?
Karel Vanhaesebrouck : La scène théâtrale est de moins en moins espace du jeu. Parce que le théâtre a de plus en plus une approche identitaire. On est face à un artiste qui dit: “Je suis untel, je vais vous expliquer ce qui m’est arrivé”, ou face à un collectif qui dit: “Voici qui nous sommes, nous avons fait une enquête sur telle ou telle chose”. Or le jeu permet la distance critique, de déjouer la réalité, de démultiplier les perspectives. Selon moi, le pouvoir du théâtre tient à ce qu’on puisse être devant une réalité autre que la sienne, changer de position. Comme l’a fait Milo Rau, on peut représenter Marc Dutroux sur scène parce qu’il y a des codes qui permettent d’installer une connivence entre salle et plateau. Cette connivence fait fonctionner cet art bizarre qu’on appelle théâtre. Aujourd’hui, on est dans un culte de l’authenticité, de l’individualité, qui n’est ironiquement rien d’autre qu’une illusion. La question du réel est essentielle. De façon gore, avec un double but: faire représentation, puis donner un lieu de réflexion hors de la scène. Mais je dirais que face à un théâtre du trash, la vraie question qui vaille la peine, et à laquelle je n’ai pas de réponse, c’est: que venons-nous y chercher, en réalité?
Karel Vanhaesebrouck
2007 Doctorat en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre.
2015 Co-auteur de Spectacle et justice. Regards croisés sur la justice pénale belge, éditions Racine.
2019 Co-auteur de Petites Mythologies flamandes, éditions La Lettre Volée.
2023 Co-auteur de Marketing Violence. The Affective Economy of Violent Imageries in the Dutch Republic, Cambridge University Press.
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