Expos virtuelles: quand l’univers du gaming nous invite au musée, manette en main
Associé à Epic Games, Radiohead passe par le canal du jeu vidéo pour exposer virtuellement les artworks de Kid A et Amnesiac. Une démarche fascinante qui cache une forêt d’initiatives similaires, insoupçonnées mais non moins vertigineuses.
De la sortie en salle du discutable Matrix Resurrections aux 907 millions de vues du hashtag #2000sthrowback sur TikTok, la nostalgie des années 2000 submerge depuis peu la génération Z. La récente réédition de Kid A et Amnesiac par Radiohead (lire la critique) alimente cette nostalgia ultra tout comme la réunion des acteurs de Friends, les téléphones à clapet et les jeans taille basse. Thom Yorke ne s’est toutefois pas arrêté là. Le cerveau de Radiohead a rappelé Stanley Donwood, son illustrateur fétiche, pour dépoussiérer l’immense pile d’illustrations paranoïaques qu’ils ont cocréées pour ces deux albums indispensables à tout fan de rock. Le tout pour créer Kid A Mnesia Exhibition, une exposition virtuelle à la croisée du jeu vidéo, de la musique et de la digitalisation des musées.
« Nous avons construit… quelque chose. Nous ne sommes pas sûrs de ce que c’est« , précisent Thom Yorke et Stanley Donwood en évoquant la cocréation de Kid A Mnesia. La présence de cette intervention sur le blog officiel de PlayStation n’est pas anodine et témoigne des liens de parenté gaming du projet. Téléchargeable gratuitement sur PC et PlayStation 5, ce walking simulator qui a fait sa promo sur Fortnite et Fall Guys (1) est en outre édité par la plateforme de vente de jeux vidéo Epic Games. Ce canal de distribution inhabituel pour une expo n’en obéit pas moins à une logique implacable. Depuis deux ans, le mastodonte gaming a en effet mis un pied dans l’industrie musicale via des concerts événements (Ariana Grande, Travis Scott…). Objectif à long terme: transformer Fortnite en metaverse.
Manette en main, Kid A Mnesia téléporte d’abord le visiteur dans une forêt mutique et monochrome. Étonnement vivante, cette balade nocturne vue à la première personne demande de trouver l’entrée de l’expo via un passage secret. Piégeuse, toujours fermée… Qu’est-ce qu’une porte au fond? Cette question nous poursuit au fil d’un texte soulignant dès le seuil que « ceci n’est pas un jeu« . La perte de repères guette le visiteur. « Certains lieux feront sens tandis que d’autres non. » Rappelant que les capacités infinies du gaming restent sous-exploitées en matière d’expositions virtuelles, Kid A Mnesia n’en demeure pas moins d’une remarquable cohérence face à l’art musical et pictural de Radiohead.
Lire aussi: NFT, la nouvelle ruée vers l’art
Video games killed the radio stars
Sur des boucles vocales d’Everything in Its Right Place, la visite s’ouvre sur un couloir tapissé de projections géométriques déstructurées proches des motifs alpins de la pochette de Kid A. Coller son nez sur les murs de ce passage étroit et tortueux donne une impression unique d’être face à l’écran d’une télé cathodique. Plus loin, des dizaines de pellicules reprenant les artworks de Kid A et Amnesiac défilent à la verticale. Dévier de la passerelle traversant cette salle pour se faufiler entre ces bandes à vitesse variable donne une impression de chute vertigineuse. Un coeur électronique bat en outre la chamade en parfaite résonance avec ce vertige.
Nigel Godrich, le producteur de Radiohead, a supervisé le design sonore de cette expo préparée pendant deux ans. Entre électronique expérimentale et art rock, l’âme sonique de Kid A (et par extension d’Amnesiac) y transparaît, modifiée et remixée. Malgré un manque de sonorisation de certaines zones, la visite évoque bien ces deux disques emblématiques du virage expérimental amorcé par le quintet britannique en 2000 et 2001. Impossible aussi de ne pas repenser au début de millénaire, période où la musique introspective électronique fleurissait notamment avec DJ Shadow et Aphex Twin.
Les salles jalonnant Kid A Mnesia réservent de belles surprises pour qui prend le temps de s’y attarder: léviter dans un puits habité d’esprits aux voix vocodées dans la « Ghost Chamber »; observer l’incroyable ballet aérien de centaines de feuilles de croquis dans la « Paper Chamber »; ou encore marcher sur des dalles pour remixer en direct l’habillage sonore de la « Pixel Warehouse ». Loin d’être universelle (diriger un avatar à la première personne n’est pas à la portée de tous), la visite s’apprécie sans suivre un ordre précis ou un classement thématrique, entre des textes contre-utopiques, des photos digitales inquiétantes et autres animations abstraites.
Malgré l’omniprésence du minotaure en larmes d’ Amnesiac et des visiteurs filiformes échappés du livret de Kid A, l’on garde cette impression de ne pas en savoir plus sur le travail graphique de Yorke et Donwood. Le duo s’est pourtant entouré d’une foule de spécialistes -dont un artiste digital vidéo, une metteuse en scène de théâtre et deux studios (!) de développement- pour mener à bien ce projet initialement prévu comme une vraie expo itinérante. Ce casting colossal contraste en tout cas avec l’économie de moyens de projets similaires et indépendants qui lui sont antérieurs. Toutefois, Kid A Mnesia a le mérite de mettre en lumière ces initiatives méconnues mais essentielles, à l’image de The Zium Garden ou du Museum of Stolen Art.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Bosch et Warhol aux manettes
Totalement fantasmées ou initiées par des institutions artistiques de premier plan, une foule d’expos virtuelles profitent en effet de l’extraordinaire vivacité du jeu vidéo indépendant. Cette tendance récente évite les tares des visites virtuelles de musées en mode Street View. Elles ne visent pas à reproduire à l’identique un parcours muséographique existant, mais bien d’en créer un de toutes pièces ou de mettre en avant des oeuvres iconiques. Précurseur dans ce domaine, le Stedelijk Museum de Bois-le-Duc aux Pays-Bas lâchait ainsi Cave! Cave! Deus Videt. pour fêter les 500 ans de Jérôme Bosch en 2013. Imaginé par le talentueux duo italien We Are Müesli, ce jeu d’aventure demandait d’analyser en détail le triptyque de La Tentation de saint Antoine et de retrouver, sur base d’une poignée d’indices écrits, des détails cachés parmi les dizaines de scènes horrifiques que compte le tableau. Proche d’une variation de Où est Charlie?, cet effort d’observation révélait, entre autres éléments, une ville en feu et un poisson qui vole parmi les saynètes du retable. Si Cave! Cave! Deus Videt. réduit drastiquement la visite du musée dédié au célèbre primitif flamand à une seule de ses oeuvres, son gameplay basique permet de saisir la démarche de l’artiste. Mieux, le style visuel de ce récit interactif ne se limite pas au coup de pinceau de Bosch. Avec une ligne claire proche du pop art ou encore des vidéos surréalistes à la Georges Meliès, l’approche graphique du chef-d’oeuvre fait preuve d’un audacieux décalage.
Les musées et les expositions usant du pouvoir -quasi onirique- du jeu vidéo pour mettre en valeur leurs collections sont, hélas, rares. Visiter en mode Street View (souvent sous le patronage de Google Arts) des institutions comme le Musée des Égouts, le Musée Horta ou le Muséum des Sciences Naturelles de Bruxelles divulgâche la surprise de la découverte in real life. Le Centre Pompidou l’a bien compris en éditant Prisme 7. Ce jeu d’exploration et de puzzle game sorti au début du premier confinement se traduit par un nuage de points à déplacer au fil de sept univers liés aux thématiques chères à l’institution parisienne. Codéveloppé par deux studios de serious games (ces jeux qui s’écartent du simple divertissement), le projet se soldait par une expérience un peu pauvre et ennuyante. Le jeu et ses fiches à la qualité variable sur Mondrian, Morellet et autres Warhol illustrent que la science de l’exposition interactive appliquée à des lieux culturels existants est encore balbutiante. Mais les expériences muséales ludiques inventées inédites foisonnent.
Lire aussi: Le Metaverse, cet opium des jeunes de 2030
La folle épopée des musées imaginaires
Le développeur Strangethink use de la génération procédurale (soit la création de contenu numérique automatisée par des algortihmes) pour créer aléatoirement, à chaque partie, des mondes abritant des musées aux toiles notamment inspirées du test de Rorschach sur These Monsters et Secret Habitat. Si la qualité des sculptures et peintures déployées par The Crows Crows Crows Community Museum reste sujette à caution, son parcours muséal brise joyeusement le quatrième mur. William Pugh, son curateur et auteur du génial Stanley Parable, y crée un club aux airs de metaverse sous acide.
Plus sérieux et non moins exaltant, le Museum of Stolen Art de Ziv Schneider exposait en 2015 des oeuvres de Rembrandt, Vermeer, Degas, entre autres, volées ou simplement égarées. L’espace virtuel qui déballait également des pièces détruites dans des conflits du Moyen-Orient a inspiré The Stolen Art Gallery de Pippin Barr. Ce lieu vide de tableaux mais rempli de questions (seuls restent les écriteaux) se doublait de The Artist Is Present, un autre jeu de Barr qui exigeait de faire la file pendant des heures pour voir une performance de Marina Abramovic au MoMA de New York. Plus classique que les travaux de Schneider et Barr, FACES propose de se balader dans une galerie-entrepôt réaliste pour admirer les visages très expressifs de Carlos Monteiro. Réunissant les dessins BD de Michael Sandford, Gallery One pousse davantage le côté interactif, en permettant de discuter avec les autres visiteurs de l’expo.
Créer de toutes pièces un musée via des outils de développement gaming pour y poser des oeuvres pertinentes n’est pas aisé. Fan de la Tate Modern Gallery à Londres, Michael Berto a relevé ce défi avec son Zium Museum il y a quatre ans. Via les réseaux sociaux, le développeur-curateur-architecte a invité des artistes à exposer leurs modèles 3D et peintures dans un espace digne d’un vrai musée. Dans une des sections du Zium, plusieurs créateurs expriment, par exemple, l’idée de plat, de plantes et de technologie via des sculptures 3D digitales. Du hamburger en lévitation de Charlie Stone au casque spatial, végétal et psychédélique de Space Backyard, le Zium Museum révèle des vrais talents méconnus. Trente-sept artistes y déploient des oeuvres souvent impossibles à exposer entre quatre vrais murs ou ignorées des circuits classiques des musées.
Assistera-t-on à un boom des expos virtuelles gamifiées? La hype des NFT et des metaverses semble répondre par l’affirmative. Des milliers d’illustrateurs, sculpteurs 3D et animateurs du jeu vidéo pourraient en outre sortir d’un anonymat frustrant grâce à des projets comme le Zium Museum. Lucie Mine, la sculptrice derrière les bustes préparatoires de Dishonored 2, avait les larmes aux yeux lorsqu’elle a vu son travail exposé à L’Art dans le jeu vidéo, l’inspiration française au Musée Art Ludique de Paris. On imagine qu’elle ne doit pas être la seule à souhaiter montrer au grand jour un travail artistique habituellement oublié dans les archives des studios de jeux vidéo…
(1) Via un morceau dans Fortnite et via le minotaure en larmes d’Amnesiac, jouable sur Fall Guys.
Kid A Mnesia Exhibition. Édité par Epic Games et développé par Arbitrarily Good Productions/[namethemachine], âge: 12+, gratuit sur PC et PlayStation 5. ****
Les studios indés s’inspirent des musées pour créer des jeux vidéo. Mais Ubisoft et Sony ne sont pas en reste dans ce domaine. Pour mettre en avant les capacités de sa PlayStation 5, ce dernier offrait ainsi Astro’s Playroom aux joueurs l’an dernier. Ce (vrai) jeu de plateforme entre sauts périlleux, frappes d’adversaires et minijeux d’arcade se vivait comme une visite guidée célébrant l’Histoire du label PlayStation. Exposant quatre générations de consoles, d’interfaces, d’accessoires loufoques et de jeux, ses décors reproduisaient des scènes de dizaines de jeux cultes comme Wipeout, Jumping Flash!, Heavy Rain et même Vib-Ribbon. En clou de la visite, des accessoires oubliés comme l’écran portable de la PlayStation 1 ou le module GPS de la PSP s’empilaient comme autant de bonus à dénicher, pour se retrouver finalement dans un musée spécial abrité par le jeu.
Sur un ton plus sérieux, Ubisoft propose depuis deux ans des visites éducatives de la Grèce, de l’époque viking et de l’Égypte des pharaons via des versions modifiées d’Assassin’s Creed. Reprenant exactement le gameplay de la série, la visite -nettoyée de tout combat- détourne le pouvoir d’immersion de l’open world à des fins éducatives. Où est passé le nez du Sphinx? Quelle est la place des chats dans la société égyptienne? Du delta du Nil à la grande mer de sable, en passant par le plateau de Gizeh, l’épisode basé en Égypte déballe de longues heures de marches libres, le visiteur-joueur guidé par un fil d’or, dans des villes et des sites somptueux. Vu leur densité, ces 75 parcours d’une dizaine de minutes ne sont pas un coup marketing. La Réunion des musées nationaux de France, le MoMA de New York et le British Museum de Londres ont d’ailleurs participé au projet en cédant des photos documentaires afin de l’étayer.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici