Benoît Sokal est décédé: notre dernière interview avec le chaînon manquant entre BD et jeu vidéo
Le dessinateur de bande dessinée et créateur de jeux vidéo est décédé vendredi dernier l’âge de 66 ans, ont annoncé les éditions Casterman. Nous le rencontrions il y a quelques années à l’occasion de la sortie du troisième volet de sa saga vidéoludique Syberia. Revoici notre article en guise d’hommage.
Article initialement paru dans le Focus Vif du 19/05/2017.
Chaînon manquant
Benoît Sokal, aussi à l’aise dans la BD avecCanardo que dans le jeu vidéo avec Syberia, offre aux gamers, après quinze ans d’absence, un troisième volet de sa saga vidéoludique, devenue franchise.
Le goût de l’image, et le besoin de trouver les meilleures pour raconter des histoires, le Bruxellois Benoît Sokal s’en nourrit depuis 40 ans en BD, et près de 20 dans les jeux vidéo. Car « il faut aller là où va l’image. Là où elle peut être la plus vivante, la plus réactive, la plus inventive. Et si la BD reste mon premier média, mon média de coeur, je pense toujours que c’est dans le jeu vidéo que ça se passe, que ça bouge. Il faut jouer avec les outils de son temps ». Un mantra qu’il applique à lui-même depuis toujours, de sa sortie de l’institut Saint-Luc et ses premières planches dans (À Suivre) jusqu’à ce troisième volet de Syberia (lire la critique), l’un des rares jeux d’aventures qui présente le nom de son auteur sur l’emballage. Et un auteur, peut-être le seul, qui a réellement créé et appliqué des ponts graphiques et narratifs entre BD et jeu vidéo avec un même succès.
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Ces dernières années, l’auteur de BD avait un peu fait de l’ombre au concepteur de jeu vidéo: il a en effet fallu près de quinze années minées par les problèmes de production, de droits puis de diffusion pour que Benoît Sokal et son équipe viennent à bout de ce troisième volet des aventures de Kate Walker. Des aventures dans le même esprit que ses deux précédents volets sortis respectivement en 2002 et 2004: un jeu d’aventures point & click où le récit est effectivement primordial, les recherches d’indices volontairement contemplatives et où l’ensemble fait la part belle à l’univers inventé par Sokal; de « vrais » personnages travaillés, et des décors sublimes, inspirés cette fois par les pays de l’Est et le site de Tchernobyl, « la plus grande réserve naturelle du continent européen, pourtant interdite et mortelle, où la nature reprend ses droits sur une cité abandonnée et de vastes chancres industriels; je n’ai pas eu besoin de beaucoup d’imagination pour y voir les décors d’un jeu vidéo! » Or quinze ans dans l’univers vidéoludique, c’est énorme, et une des grosses différences avec la bande dessinée selon l’expérience de Sokal: « Les schémas narratifs et techniques de la bande dessinée n’ont pas changé depuis 70 ans, alors que dans le jeu vidéo, ça change tout le temps, et très vite! Le prochain Syberia, il faudra peut-être le développer pour les casques virtuels, on y pense et on y travaille, et on doit en tout cas en permanence s’adapter à l’évolution des logiciels et des technologies. Or ces évolutions ont à chaque fois des conséquences sur la création, la narration; la dramaturgie classique ne s’applique plus depuis longtemps au jeu vidéo. Son usage, sa « lecture », n’est pas minutable comme dans le théâtre, le cinéma ou même la bande dessinée, où il suffit parfois d’un « Et alors? » pour relancer le récit. Ici, la gratification du joueur, du consommateur, passe par l’interactivité et par son immersion dans l’univers que tu lui proposes. Tout ça t’oblige comme auteur à trouver d’autres manières, ludiques, de raconter une histoire. »
Vers la BD interactive
Aujourd’hui, la sortie très marketée de Syberia et son développement à 360 degrés(voir encadré) ne laisse planer aucun doute sur l’importance prise par le jeu vidéo dans le monde du divertissement. Mais Benoît Sokal n’est pas dupe: « Je suis né avec la BD. J’ai connu ça avec l’avènement de la BD adulte et sa migration du divertissement vers un véritable moyen d’expression; elle est devenue un moyen d’expression noble, mais le jeu vidéo, lui, n’en est pas encore là: on y est encore à la recherche du plus grand nombre, du consensuel, et on le méprise encore dans les salons, comme on le faisait avec la bande dessinée. Mais lentement, comme la BD, le jeu devient aussi un moyen d’expression. Les deux finiront sans doute par se rejoindre dans la BD interactive. »
Si on laissera aux gamers le soin de se prononcer sur le gameplay de Syberia 3, force est de constater que le jeu sort lui aussi désormais de son cadre, puisque sa sortie sur PC, Xbox, PS4 et bientôt Nintendo s’accompagne d’une déferlante de produits dérivés et cette fois moins ludiques. Michel Lafon édite ainsi en même temps le roman Syberia, commandé à l’écrivain Dana Skoll et qui remet en texte la trame scénaristique de Syberia, qui voit une jeune avocate new-yorkaise se lancer dans une quête très steampunk, des Alpes suisses à la Sibérie. Dans le même temps, l’éditeur Huginn & Muninn publie un bel art book consacré à Syberia mais surtout aux dessins de Benoît Sokal. Enfin, et peut-être plus curieux, Le Lombard édite le premier album de bande dessinée Syberia, prequel de la saga consacré au personnage de Hans Voralberg, le savant fou d’automates et de mammouths… Une BD qui, paradoxalement, n’est pas dessinée par Sokal mais bien par le jeune Johann Blais, visiblement lui aussi très à l’aise avec l’informatique et les images de synthèse. Officiellement, Sokal y a renoncé pour des questions de temps, mais peut-être aussi pour des questions plus « politiques »: l’actionnaire principal de Microïds, l’éditeur du jeu, n’est autre que le groupe Médias-Participations, également propriétaire des éditions Le Lombard. Or en BD, Sokal émarge chez Casterman.
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