Pourquoi Franz Kafka fait un carton sur TikTok

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’écrivain Franz Kafka, mort il y a 100 ans, suscite un engouement inattendu sur TikTok. Sa critique de la société comme machine à aliéner et une vie teintée de romantisme noir séduisent la Gen Z.

Par Laurent Raphaël

Franz Kafka est-il en train de devenir le Che Guevara de la génération TikTok? La question pourrait prêter à sourire si le hashtag #Kafka n’était pas effectivement en 
train d’affoler les compteurs sur le réseau social chinois avec plus d’un milliard de clics. Cela fait beaucoup de 
bougies pour l’anniversaire du décès du père de Gregor 
Samsa -l’inoubliable voyageur de commerce qui se réveille un matin dans la cuticule d’un insecte géant dans 
La Métamorphose-, emporté par la tuberculose à seulement 
41 ans il y a pile un siècle.


Bien que symbolique, cette date du 3 juin 2024 -qui donne lieu à une palanquée de publications savantes, de fictions et même d’un manga- ne suffit pas à expliquer cet emballement de la jeunesse mondiale hyperconnectée pour un écrivain austro-hongrois de la Mitteleuropa. Écrivain dont les romans, étranges, sinistres, labyrinthiques, ont révélé le blues des temps modernes et décrit avec une puissance sidérante la sensation d’étouffement de l’individu impuissant à faire entendre sa voix ou sa singularité dans une société froide et impersonnelle entièrement vouée à l’efficacité, au « progrès », et obsédée par le contrôle. Le Procès, Le Château ou La Métamorphose déjà citée sont des monuments de la littérature européenne du XXe siècle. Ensemble, ils dessinent une cartographie expressionniste du sentiment d’aliénation de l’époque, à l’image de son Joseph K., l’infortuné anti-héros du Procès perdu dans les rouages administratifs.


Ils ne sont d’ailleurs pas nombreux les écrivains à avoir enrichi la langue d’un adjectif dérivé de leur patronyme, le fameux «kafkaïen», signe que son œuvre pourtant réduite a marqué les esprits. Un couteau suisse linguistique qui sert à décrire aussi bien une situation tellement absurde qu’elle frise la folie que les excès d’une bureaucratie 
tatillonne et déshumanisée.


On est loin des univers artificiels et dégoulinants de miel sentimental de la New Romance, cette bibliothèque rose dont raffolent aujourd’hui les jeunes lecteurs, et surtout les jeunes lectrices. Qu’est-ce qui a bien pu alors attirer les TikTokeurs chez cet éternel insatisfait pas vraiment doué pour le bonheur? Plusieurs choses, semble-t-il. 
Déjà, sa disparition précoce le nimbe d’une aura magnétique comme un Kurt Cobain. S’il ne fait pas partie du Club des 27, il est mort assez jeune pour laisser derrière lui un visage figé dans la jeunesse éternelle. Un fatum dont on fabrique les mythes, de James Dean à Amy Winehouse.


À cela s’ajoute une dimension épique à la dernière ligne de son CV. Il avait émis le souhait que tous ses écrits soient détruits après sa mort. Son ami Max Brod ne l’a pas écouté et a même sauvé ses manuscrits de la fureur destructrice des nazis. Un sauvetage qui lui confère une dimension quasi sacrée.


Ensuite, il y a l’homme derrière l’écrivain, admiré pour la passion dévorante qu’il vécut avec la traductrice Milena Jesenská, et dont témoignent ses 150 lettres enflammées. Une passion essentiellement épistolaire puisqu’il ne la croisa que… deux fois. De quoi charmer des adolescents toujours friands de romantisme, ce sirop mélancolique qui résiste à toutes les révolutions technologiques. Un côté Rimbaud, 
cette autre figure littéraire du passé remise régulièrement au goût du jour dont les mots traduisent les tourments émotionnels 
de l’âge ingrat.


Et puis, au-delà de sa vie, il y a bien sûr les écrits, 
si modernes, si universels, et qui résonnent avec le mal-être et la confusion qui sont le lot de la Génération Z (déjà rebaptisé Génération K par certains). Lecture d’extraits, mèmes, citations -comme celle-ci: « J’ai dormi, je me suis réveillé, dormi, réveillé, misérable vie« – forment les maillons de la chaîne algorithmique dédiée à sa mémoire.


Sous leurs dehors frivoles, les ados seraient plus nihilistes 
et moins dupes, moins superficiels qu’il n’y paraît. Comme leur idole, ils passent leur temps en ligne mais se sentent déconnectés du monde, étrangers à un système qui les broie et les traite comme des… cafards.


Même si on ne peut exclure un effet de mode éphémère 
et l’invasion de T-shirts à son effigie, on se réjouit de cette kafkamania. Car si la jeunesse de 2024 se reconnaît 
dans cet auteur visionnaire et politique, porte-parole des incompris et des proscrits, tout n’est pas perdu… ●

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