Pourquoi le crash des vinyles aux Etats-Unis marque la fin de l’objet roi

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le marché des vinyles a reculé de 33% aux Etats-Unis. Les causes du crash sont multiples mais on peut y voir le signe du déclin de l’objet physique comme interface entre le monde et nous.

Et bardaf, c’est l’embardée! Rien à voir ici avec Manu Thoreau et son émission culte Faux contact. Encore que. Il est aussi question de circulation, mais des vinyles, dont on apprend que le marché (re)naissant est en train de se crasher aux États-Unis: -33 % entre 2023 et 2024. Gloups. La bouée de sauvetage de l’industrie musicale est-elle déjà en train de se dégonfler?
Le retour en grâce inattendu du microsillon il y a une dizaine d’années a été alimenté à la fois par la nostalgie de la génération X et l’envie de goûter à une certaine authenticité de la part des « digital natives ». Il se heurte aujourd’hui au rouleau compresseur du streaming (qui progressait encore de 12,4 % chez nous en 2023 et reste le principal moteur de croissance du secteur) et à une politique tarifaire qui a pris les amateurs de platines un peu trop pour des pigeons. Télérama révélait ainsi qu’en France, où le business du disque ne s’est pas encore effondré mais ne progresse plus, une major comme Warner a augmenté le prix de son catalogue vinyles en moyenne de 37,65 % alors que les coûts de fabrication n’auraient quant à eux grimpé « que » de 15 à 20 %. La guerre en Ukraine, le Covid et la crise énergétique ont bon dos.


Simple accident de parcours ou grosse désillusion en perspective? Il est trop tôt pour trancher mais le climat n’est pas favorable. Je m’explique. Au-delà de la plaque en PVC au son analogique chaud et riche, c’est notre rapport aux objets en général qui est en train d’évoluer. Les générations biberonnées aux écrans, et quasi exclusivement aux écrans, arrivent à maturité et prennent peu à peu les commandes. Or, pour ces enfants du numérique, le monde ne se définit pas ou plus par les médiums, culturels ou triviaux, qui les entourent comme ce fut le cas pour leurs parents. Dans un passé récent, un livre, une  K7 ou même une planche à roulettes matérialisaient un savoir, une expérience, des sensations. Le monde se révélait à travers ces objets sacrés. Et de ce dialogue naissait une personnalité.
Un seul artefact suffit en théorie aujourd’hui pour faire le job. Les écrans connectés, smartphones, tablette ou PC, renferment désormais l’essentiel de la mémoire et des émotions de leurs utilisateurs. Mémoire qui se situe quelque part dans un cloud sans frontière, sans limite, sans relief et sans prise. Une « armoire » XXL pratique, certes, mais où tout est mélangé et rien n’est hiérarchisé.

   
L’absence de support physique pour incarner nos souvenirs rend d’ailleurs la pensée poreuse aux pires élucubrations. Et explique sans doute en partie la perte de repères dès qu’on revient se frotter au monde réel. L’objet comme interface a été supplanté par la promesse alléchante d’Internet de nous héberger dans la caverne d’Ali Baba. Mais il y a un prix à payer, qui devait être écrit en petits caractères quand on a signé le contrat: si le Web élargit notre horizon, il l’appauvrit en même temps. Au nom de ce mythe de la dématérialisation heureuse et cool, j’ai vidé des greniers en pensant me délester du superflu, avant de me rendre compte trop tard que c’est une partie de moi-même que j’abandonnais sur le trottoir.
Paradoxalement, ce glissement se traduit en même temps par une frénésie d’accumulation de gadgets bas de gamme qui sont à l’âme ce que le fast-food est à la gastronomie: un pâle substitut. La quantité a remplacé la qualité. On promet du plaisir aux archéologues du futur pour faire le tri entre les objets fétiches et les montagnes de produits Made in China (deux millions de colis arrivent chaque jour en Belgique en provenance de l’empire du Milieu). Sans même bouger le petit doigt, la Chine nous a déjà colonisés. Gloire à Shein et à Temu!


Cette culbute ne se fait pas sans résistances. La nostalgie nourrit des marchés de niche, comme les vinyles ou le mobilier vintage, et plus largement pour une époque sans fenêtre sur le monde virtuel. J’en veux pour preuve la publication de deux livres abordant le sujet par deux versants: le premier, Les Origines (éditions Denoël), nous raconte l’histoire d’objets du quotidien sous la plume élégante et pince-sans-rire de David Castello-Lopes. Il réussit à rendre romantiques le Tipp-Ex, le minibar d’hôtel ou le sudoku… Autre approche, plus savante celle-là, du côté de l’historienne Elisabeth Crouzet-Pavan. Dans Une autre Histoire de la Renaissance (éditions Albin Michel), elle fait « parler » la vaisselle, les matières et les meubles des demeures italiennes du XVe siècle. Un regard complémentaire aux enseignements des arts sur cette période charnière.
Le début d’une « objectologie », science qui étudierait les objets et leur influence sur nos modes de vies et nos consciences? On prend les paris.

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