Tout feu, tout slam : retour en poésie sur les championnats du monde de slam

© Renaud Ben Lakhal
Carte blanche

Fin septembre se déroulaient à Bruxelles les championnats du monde de slam. Marie Darah, artiste multiforme et auteur∙e du recueil Sous le Noir du Tarmac (éditions maelstrÖm reEvolution), y représentait la Belgique. Nous lui avons proposé de partager ses impressions sous la forme d’un journal de bord à son image: intense, radical, fougueux, fragile et férocement poétique.

Jour 1 – Muntpunt – Bruxelles 

19:00 Meeting

Un bout du monde entier est réuni dans mon palpitant et tape sur des énormes timbales, ça résonne un peu plus fort à chaque visage reconnu: poum poum Autriche, poum poum Espagne, poum poum Afrique du Sud, poum poum Hongrie, poum poum France, poum poum Slovénie, poum Macédoine, poum Grèce, poum mon cœur se sublime en un millier de cotillons. Mon esprit s’enroule sur un flux de langues étrangères. Un majestueux arc-en-ciel de sourires, des saveurs de prunelles. Tout est yeux et dents, yeux et dents, flèche et élan de tendresse. Mon tachycardant, mon cérébrant, tout ex-implose, gigantesque trou noir supermassif, la vie est là. Et sur le bord du coin d’une terrasse dans le tendre d’Éphélide, recroquevillé à bout de bras, reprendre son sac de souffle et respirer tout de bon.

Tout ça submerge.

20:00 Opening

Un bout du monde entier est réuni au Muntpunt.

Ça se prépare, ça se chauffe. Un membre du Togo filme absolument tout, pas une miette n’est dépixélisée: nice to meet you Togo online, électricité dans l’air, batterie, courant, charge positive, tout s’électrise et un éclat d’éclair tourbillonne au milieu du Muntpunt, point, poing, ça se prépare, ça s’enduit de mots déjà, pour les absents du visa, pour le pari de l’inclusion, pour la trame d’un nouveau monde à border de basses qui font trembler les murs de la Monnaie en lançant le Cypher.

20:30 Cypher

Un Cypher, c’est le plus court chemin entre deux sueurs qui s’engagent en rimes, une ronde ventriculaire de chairs humaines, humidité et rebonds, les langues claquent, cliquetis d’allitération, clapotis de sons, se déversent en torrent linguistique de flow merveilleux, maelström, turbine, dense de diversité, c’est une battle de danse parlée et une psychédélie vestimentaire sur le floor, ce n’est plus un vestiaire, c’est une anaphore de fluorescence. Ça rappe-slame-danse dans un combo unique d’intelligence et de métrique. Si vous n’avez jamais vu ça, le tempérament de l’adrénaline, quel goût ça a? Comment c’est un combat sans blessé·es? C’est au creux d’un Cypher qu’il faut se loger. Spirale infernale à vos oreilles et jusqu’à l’âme de vos tympans.

21:30 Showcase

Je dois vous confier quelque chose à propos de la Poetry Slam. Vous ne pouvez pas comprendre si vous n’êtes pas venu·e, vidi, vici. C’est trop grand, trop fort, trop gigantesque, une soirée slam peut facilement vous épuiser mais quel rush d’émotions peut aussi bruyamment vous recharger? Quelle flamme peut si brutalement vous incendier si ce n’est celle douce et rugueuse de la parole dés-entravée? Quel autre cri des tripes peut vous renverser en flattant votre résistance jusqu’à l’os, la moelle, jusqu’à l’épinière dorsale d’une tornade que rien ne calme que le silence après une belle punchline? Et tout s’enchaîne, tout vous étripe, il y a de la poésie qui vous allume plus vite que le soufre, et ces étincelles qui jaillissent, nourrissent un foyer plus grand que moi, et les flows, les énergies sont les lanternes de nos voix, il y a un chant qui s’élève ici et qui ne cesse de pousser sur la voûte du couvercle soupape au-dessus de ma ville. Il y a une onde qui s’infiltre dans le choc des civilisations et les mots deviennent des prières, des harmonies qui ne s’arrêtent plus de sonner. C’est un vacarme silencieux dans les plis de nos peaux et toujours ce bonheur qui s’insère au pied-de-biche sous l’épiderme et les magnétismes qui s’accouplent comme un destin tendu. La brise et la pluie effacent nos fatigues, c’est un fruit attendu qu’on veut encore vivir et la liberté nue que l’on pense dévoiler et et et le festin-temps s’arrête et et et c’est l’heure d’une autre scène…

22:45 Open Stage until midnight

Un couloir, le vent nu et des visages encore. Mordant mon sourire. Une pièce, un autre bar et des corps, des corps terre molle, racines cuites, des corps gonflés de l’intérieur et bandés, arcs liquides qui s’essoufflent et vibrent encore un peu de l’émulation ventrale de nos récits de né·es à vif. Ici, j’entends pour la première fois du japonais au piano et du japonais qui frappe les reflets de la boule à facettes. Ici, j’entends la voix d’Éphélide, de Miksi, de Roberto et l’aura de leurs êtres qui swinguent, branche dans la brise, ici, ici, j’entends tout, assis·e au sommet du monde, dans une queerness moite et indolente. J’entends pourquoi le slam est une gifle qui caresse les plaies suppurantes de l’infime société, ici j’entends ou plutôt je sens à quel point nous sommes au monde une somme étrange de petites choses à la lumière si vive qu’elle fait des kilomètres. Ici, ici, j’existe parce que nous vivons ensemble.

Jour 2 – Muntpunt – Bruxelles

15:45 Showcase LGBTQIA+

Si le slam permet de dire, faut-il encore l’écouter.

Réuni au Muntpunt, le demi-cercle de chaises vides se remplit, disparate. Oreilles attentives ou perdues, étrangères ou égarées. La scène froide, les épaules mouillées, attraper le mic comme on se rattrape aux souvenirs. Romeo, ô Romeo! Pourquoi es-tu si pressé, la langue vive, le corps contracté, un enchaînement de flammèches latines vient aiguiser nos pensées, où sont-iels ces Adelphes et quelles sont leurs réalités de l’autre côté de l’Atlantique ou de la Méditerranée? Ici les R se roulent sans s’égarer, les genres se confondent et s’émoussent dans une prose acharnée. Oui. Nous sommes. Toujours là. Sur le trottoir de vos suprématies, inquiétant et indestructible. Comme les amours et nos tourments.

17:30 – interview – Kinepolis

Thomas m’attend. J’attends Thomas. Micro branché, causerie sur table haute. Douceur en masse. 

18:30 – Eating – Kinepolis

Siphindile est mon visage familier, on parle de récit de vie en anglais. De sexe, de toys, d’incapacité de lâcher prise. D’enfance. De la tendresse qui manque. Puis Suzanne chante. Puis on chante. My hornyness is killing me. En mangeant des bouts. Présentations. Noms. Canada. Afrique Noir. Vancouver. Cameroun. I lost my French. Je rattrape mon English. Consentement et relationship, tous deux topics par-delà l’Atlantiqu-éranée. Mexique. Afrique du Sud. Ghana. Belgique. Time to hurry up. Quick, vite, quick. Allez allez, show must begin! Kinepolis.

19:15 – 19:30 – Warm up – championship

Si le slam permet de dire, faut-il encore l’écouter.

La salle est plus grande que le vide en moi. Où sont les gens à cette heure-là? La culture du slam, ça se découvre en y allant. Ça se cultive en y revenant. Crash-texte poétique sans ceinture de sécurité. Une collision frontale avec le réel des autres, les cicatrices des autres, les pansements des autres et ton cœur à toi. Qui feu plus vite, chamade l’écho. Il y a des rafales qui te réveillent la conscience plus fort qu’un battement de missile. Il y a quand même à l’amertume une sacro-sainte origine d’un mécanisme de conquistador. Et des façons si désuniques de raconter comment tout à basculer à l’intérieur du monde. L’intime devient universel et sur les sièges bleus devant cet écran géant, les mots et les poètes imposent leurs rimes au temps. Premier tour écroulé. Direction la prochaine soirée.

23:00 – On the Subway

Dans le métro, électrifié·es comme des requins rappeurs, on chasse la rime en slam sauvage. Entre deux poteaux de métro aux allures de pole dance. Les poètes s’enjaillent derrière mon écran pixélisé. Qu’il est bon de Beekkant à Sainte-Cath’ de s’affronter sans violence en faisant danser les syllabes sur la jungle d’une rame. Moment de copinage et de gaieté avant la pluie et l’attente et la raison qui pousse à rentrer chez soi au lieu de célébrer l’art d’être joie collective!

Jour 3 – World Championship of Slam/Poetry 2022

Aujourd’hui, c’est le jour “ie”, c’est le jour “Po”, c’est le jour “es”-tu prêt·es à représenter le pays qui t’as vu naître poète sous son ciel couvercle obstacle et son absurdité.

Es-tu prêt·e à tout donner?

Que donne-t-on, quand on a tant reçu?

Que reste-t-il à partager?

Depuis cette nuit, ce matin, je m’empêche de laisser flotter mes rêves. Je n’attends plus rien qu’une trêve, de l’amour et du pain. Le reste n’est que bonus à redistribuer!

Les répètes se passent sans embûches entre boisson énergétique et rush de sucre, je découvre écarquillé·e la beauté des défauts du monde.

Le défi pour ces poétesses-là, de venir ici alors que là-bas, rien n’est acquis…..La violence d’un gouvernement qui, sous sa
gouverne, ment et triche et viole, tue et vole.

Sans eau, sans électricité, sans la bonne identité, se défier de survivre à son état, à sa patrie, à son bourreau.

Violence et beauté sur les bancs des accusé·es, tout le monde se tait et écoute.

L’Europe en a pour son lot de coupables et si notre vie est douce, elle est construite sur leurs cadavres. À chaque humain·e, l’honneur de nous présenter ses accusations, accusations ou cris, cris ou colère, colère ou “Viva a poesia! Viva la revolución!”

Mais pour l’heure, es-tu prêt, poète, es-tu prête?

Il y a de ces jours-là, où le destin vous délivre un peu du temps. On redevient un enfant, un vivant, dans sa plus basique forme. Sourire, rire, amusement, on rigole, on rigole, pour oublier la pression, pour êtrixster le moment présent, pour avoir moins peur du futur qui s’en vient! Redevenir instincts basiques. Discutailler sexe, bouffe et politique de nos corps. Aller à la rencontre avec son lot d’appréhension et peut-être plus la liberté qu’on voudrait. Mais es-tu prête, poète, es-tu prêt?

Três, dois, um, SLAM! 3, 2, 1, SLAM! Three, two, one, SLAM! Tres, dos, uno, SLAM!

Vas-y, crache ta vida, ton Che, ton âme ou ton oppression, dessine-nous thoracique les contours de ton souffle court.

Respire encore, poétesse, respire mieux, poète, mais surtout profite de tes expires pour expier les arnaques du monde. Il y a tant à dire en ton sein et si peu, si peu de minutes. Avant la chute, avant l’or et le vin. Il y a si peu d’écoute pour nos chagrins d’être là. Et cette plume qui tâche leurs draps blancs d’oppresseur·euses. Et cette enclume qui clashe sur le papier soi-e de leur conscience et cette écume qui tremble, qui tremble. Et ce poète en toi qui rugit. Et cet enfant en toi qui grandit. Et cet esprit critique nourrit dans l’abondance de leurs méfaits.

Es-tu poète, es-tu de leur côté?

Caché sous leur apparence d’exilés, es-tu la faux ou le blé mûr?

Es-tu poète dans ton pays? Sa dette? Ou sa
culpabilité? Es-tu, poète, prête-prêt à te lever après tant de drame, tant de charme, tant d’armes déposées à nos pieds?

Et ces poings levés, ces torses bombés et ces bras ouverts malgré la violence.

Es-tu poète prêt·e à ne plus être muet·te tant dans la vie que dans le bruit qui règne?

Es-tu poète?Es-tu?

Jour 4 – Bruxelles – Kinepolis – Finale

[Pas de mots]

Jour 8 – D’un lundi à un lundi

Avant-propos: lundi 3 octobre 12:05

Trois jours se sont émiettés à la vitesse d’une ligne de C, et peut-être, le process, la digestion, était-ce nécessaire? Je vais t’écrire cette lettre aujourd’hui, en plein milieu d’un atelier de slam à Namur, un peu fatigué·e mais reboosté·e par ces nouvelles paires d’yeux dont je viens de croiser les profondeurs, c’est la pause midi, je n’ai plus faim, j’écoute pour la première fois le titre Transmission d’Ibeyi (Version Live Tiny Desk) tout en lisant les premières pages de Memory Babe où Ada Mondès et Jérémie Tholomé partent sur les traces de la Beat Generation. Je t’écris à toi, futur·e candidat·e au championnat du monde, que tu viennes de Belgique ou d’ailleurs…

Marie Darah

À toi,

Le 29 septembre à Bruxelles au Kinepolis se tenait le championnat du monde de slam poésie, une compétition pas si compétitive, mue par des envies de diversité et d’inclusion. Sur scène, nous sommes de tous corps, tous âges, toutes couleurs et nous racontons des histoires, les nôtres ou celle d’une communauté, d’un peuple.

C’est un pari difficile de faire cohabiter des continents avec un si lourd passif. Pour la première fois, mon européanité me frappe la gueule, non, on ne se rend pas compte. L’abondance, la cruauté, le monopole, la dictature-état, ici ou là-bas, ce n’est pas un écart, ce n’est pas une enjambée, c’est un gouffre. Un gouffre dont nous sommes les farouches ouvriers·ères passif·ves. Tout cela, leurs histoires, ton histoire, nos textes vont t’exploser dans la poitrine comme d’époustouflants petits poignards pinçant ta chair. Impossible de ressortir indemne de ces narrations-là. Impossible d’être à nouveau personne. Impossible de se sentir seul·e car il y a rencontre. Rencontre ces poètes, n’aie pas peur, ne soit pas l’ombre de toi, il y a dans les creux des gens des trésors et des cordes de résonances insoupçonnées. Tu n’es ni ton pays, ni ton continent, tu es toi et c’est suffisant pour faire commune-union. Gagner, perdre, tant que tu t’amuses, que tu surmontes, que tu partages, tant que tu touches du bout des doigts tes étoiles, c’est suffisant. Le seul podium qui compte c’est celui de ton voyage vers toi et les autres, le temps qu’il te reste sur ce monde.

Donne, reçois, vis, aime intense soit peu, porte tes combats comme des légers manteaux, et crois toujours qu’un mot, qu’une voix peut changer bien des choses. Les patries, les politiques, les inimitiés, un jour cela finira. Un jour nous rembourserons nos dettes en veillant à ne plus en semer et en travaillant à être une bonne humanité pour tout ce qui vit. Il y a tant à faire encore et nous poètes·ses n’avons que nos mots, notre plume, parfois notre langue et nos pieds. Tu vois, tout l’art du monde ne sert à rien, sauf!

Sauver nos lendemains, et nos horizons…

Bon vent poète·sse, bon chant ami·e.

 

À bientôt quelque part,

 

Marie

 

Après-propos: Bruxelles 16:35

Je finis ce journal de bord, sur la route comme un·e vrai·e poète, transmettre l’outil slam m’a permis d’atterrir et de “m’encrer” une nouvelle fois à la vie. J’écoute en boucle Véronique Sanson, 

Bahia 

(version studio et version live avec Alain Souchon), c’est aussi le nom d’une ville au Brésil, le pays où se déroulera le prochain championnat du monde, je rêve d’y aller un jour. Xabiso le gagnant sud-africain à la couronne de mots flamboyante et à l’intensité renversante ira normalement y passer le flambeau, salue-le de ma part. Et je rêverai encore du Brésil et d’amour en attendant que tout arrive… ●

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