«Spotify est effrayant pour les utilisateurs et merdique pour les artistes»: pourquoi il faut fuir la plateforme de streaming

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Entre la hausse de ses tarifs, les investissements douteux de son fondateur dans le militaire ou le médical et l’avènement de l’IA générative, le service de musique en ligne fait fuir certains artistes et questionne ses utilisateurs.

«Daniel Ek investit des millions dans la technologie des drones militaires propulsés par l’intelligence artificielle. Nous venons de retirer notre musique de la plateforme. Peut-on faire pression sur ces bros de la tech à la Docteur Denfer pour qu’ils s’améliorent?» En juillet dernier, King Gizzard & The Lizard Wizard, poids lourd et productif du rock indé, interpelait ses fans et annonçait sans sommation retirer l’entièreté de son catalogue de Spotify. «Nous disons fuck Spotify depuis des années, ajoutait son chanteur Stu Mackenzie dans les colonnes du Los Angeles Times. Ce n’était pas une décision facile, car je veux que notre musique reste accessible, mais parfois, il faut simplement dire « désolé, ce sera sans nous pour l’instant ».» La décision aurait été prise d’un simple coup de fil, motivée par la volonté farouche de rester fidèles à ses valeurs plutôt que par un quelconque calcul stratégique. Le chevelu précisait d’ailleurs ne pas s’attendre à ce que Daniel Ek remarque ce départ, et considère cette démarche comme une expérience collective avec ses auditeurs. «Nous essayons simplement de rester positifs dans un contexte sombre.»

Deerhoof avait annoncé quelques semaines plus tôt prendre les mêmes dispositions. Tout en sachant pertinemment que ça nécessiterait du temps. Certaines de ses œuvres sont d’ailleurs encore en ligne. «Daniel Ek va mettre à profit 700 millions de dollars de sa fortune liée à Spotify pour devenir président d’une entreprise de tech militaire fondée sur l’usage de l’IA. Voilà une manchette de journal que nous n’avons pas aimé lire […] Nous ne voulons pas que notre musique serve à tuer. Nous ne voulons pas que notre succès soit lié à de la tech militaire assistée par l’intelligence artificielle.» Les Américains ne perdront quasiment rien financièrement parlant. «Spotify nous rapporte à peine quelques cents, rien à voir avec les tournées.» Leur décision n’en est pas moins symbolique. «Spotify est en train de se jeter dans la cuvette des toilettes, poursuivaient-ils. Un jour ou l’autre, les artistes voudront quitter cette arnaque à l’exploitation de données déjà détestée, qui se déguise en entreprise de musique. Spotify est effrayant pour les utilisateurs et merdique pour les artistes.»

«L’histoire a montré que les vendeurs d’armes vendront leurs armes à quiconque souhaite leur acheter, déclarait récemment Jamie Stewart de Xiu Xiu au site The Fader. […] Mais notre musique ne tuera personne.» Cindy Lee, la formation canadienne incarnée par Patrick Flegel qui a sorti l’an dernier, avec Diamond Jubilee, l’un des albums de l’année, a d’ores et déjà supprimé tous ses disques de la plateforme suédoise et transféré sa discographie sur Bandcamp.

Le marteau et l’enclume

Avec 675 millions d’utilisateurs actifs, soit dix millions de plus que prévus, et un premier bénéfice net annuel (1,1 milliard d’euros de plus dans les caisses contre une perte de 532 millions d’euros un an plus tôt) enregistré grâce à une maîtrise de ses coûts ainsi qu’à une hausse du prix des abonnements payants sur plusieurs marchés (dont les Etats-Unis), Spotify fanfaronnait au mois de février dernier en présentant ses chiffres pour 2024. Mais l’image du numéro un mondial des plateformes de streaming musical ne cesse de se ternir.

Daniel Ek n’a pas seulement injecté plus de 600 millions d’euros dans un complexe d’intelligence artificielle via la start-up allemande Helsing, spécialisée dans les logiciels militaires et les drones comme ceux actuellement déployés par l’Ukraine (elle se dit au service des démocraties). Il a aussi financé la cérémonie d’investiture de Donald Trump à hauteur de 150.000 dollars et a investi dans une start-up médicale, Neko Health, spécialisée dans les bilans de santé préventive, laquelle vient de lever 260 millions de dollars. Grâce à son produit phare, le Neko Body Scan, il propose un scanner cutané à haute résolution, pour quelques centaines d’euros. Promettant d’analyser rapidement les grains de beauté, les marques sur le corps, les risques d’AVC et de diabète. L’entreprise prétend capturer quinze gigas de données de santé en quinze minutes. De la fast medicine qui se pratique dans des cliniques Neko Health situées en Suède et à Londres, avec comme objectif de s’étendre dans le monde entier.

En janvier 2022, Neil Young avait déjà retiré son catalogue de Spotify après avoir lancé un ultimatum à l’entreprise. C’était à l’époque une réaction à la diffusion de l’émission The Joe Rogan Experience (un deal à 200 millions de dollars selon le New York Times) qui répandait des informations erronées sur le vaccin contre le Covid-19. Joni Mitchell l’avait imité. Les deux artistes ont contracté la poliomyélite lorsqu’ils étaient enfants avant qu’un vaccin ne soit développé au milieu des années 1950. Mais l’un comme l’autre ont depuis changé d’avis. «Ma décision intervient alors que les services musicaux Apple et Amazon ont commencé à proposer les mêmes fonctionnalités de podcast de désinformation que celles auxquelles je m’opposais chez Spotify, justifiait Neil Young. Je ne peux pas quitter Apple et Amazon, comme je l’ai fait avec Spotify, car ma musique n’aurait alors que très peu de débouchés en streaming pour les amateurs de musique.»

«Spotify est effrayant pour les utilisateurs et merdique pour les artistes.»

Syndrome Spotify

Les questions politiques et sociétales ne sont pas les seules à pousser des artistes vers la porte de sortie et à faire débat. Dans son essai, Mood Machine: The Rise of Spotify and the Costs of the Perfect Playlist paru en début d’année, la journaliste indépendante Liz Pelly analyse ce que Spotify a changé dans la musique tant pour les utilisateurs que pour les musiciens.

Déjà, Spotify a dévalorisé l’objet de son business. Certes, les plateformes de streaming ont démocratisé la musique. Mais elles l’ont aussi, dans bien des cas, vidée de sa substance. Elles en ont fait un produit utilitaire plus qu’un art. Une toile de fond, une tapisserie. Un article de fast fashion.

Spotify a transformé nos habitudes d’écoute. «Les auditeurs ont été encouragés à aborder la musique comme une activité purement fonctionnelle –pour dormir, étudier ou meubler un lieu public– sans avoir à fournir aucun investissement particulier dans des artistes individuels et identifiables», écrit Liz Pelly. Spotify essaie avant tout, en somme, de maintenir ses clients dans leur zone de confort. De faire en sorte qu’ils s’engagent de la manière la plus passive et la plus distraite possible. Dans les colonnes du New Yorker, le professeur de littérature Hua Hsu évoque un «syndrome Spotify» comparable à un syndrome de Stockholm. «Tout comme nous entraînons l’algorithme de Spotify avec nos goûts et nos dégoûts, la plateforme semble, elle, nous entraîner à devenir des auditeurs 24 heures sur 24.»

«Le son Spotify ressemble à la décoration des appartements sur Airbnb. Partout identique.»

Selon Liz Pelly, Spotify a compris la façon dont on se tourne vers la musique pour se remonter le moral, se calmer, se concentrer. C’est ce qu’explique aussi parfaitement Dans les algorithmes, un média en ligne à but non lucratif ayant pour objectif la compréhension des conséquences sociales des technologies et de l’automatisation pour transformer le rapport que nous entretenons avec elles et pour que la société ait les moyens de les rendre plus responsables, plus équitables, plus inclusives et plus démocratiques. Sur ce site, le journaliste Hubert Guillaud a décortiqué le livre de l’Américaine. Contrairement aux maisons de disques, le but de Spotify ne serait pas tant de vendre des tubes dont on se lasse que de fourguer aux auditeurs un environnement sonore permanent. Là où les chaînes de télé musicales et la radio sont parfois synonymes de surprise, de différent, d’inconnu, la personnalisation offerte par les plateformes laisse présager un avenir sans risque, dans lequel on ne sera jamais exposé à quoi que ce soit qu’on ne voudrait entendre. «Le son Spotify ressemble à la décoration des appartements sur Airbnb, écrit Hubert Guillaud. Partout identique.»

«Spotify incarne un modèle de créativité axé sur le service client qui conduit à une stagnation esthétique», assène Liz Pelly, qui se demande dans son essai comment une personne qui dirige un service de streaming majeur peut être à ce point déconnecté de la réalité vécue par les musiciens.

Flash-back. Coups de pression. En octobre 2023, la plateforme menaçait l’état uruguayen de cesser ses services dès février 2024 si le parlement maintenait sa volonté d’imposer un «droit à une rémunération juste et équitable» pour les artistes et les ayants droit. Un mois plus tard, la société suédoise annonçait vouloir démonétiser les morceaux qui rapportent moins de cinq cents par mois. Rares étant les chansons dépassant les 1.000 écoutes par an, il s’agissait en fin de compte de sacrifier la grande majorité des titres présents au sein du catalogue.

Faux groupes

Pour les musiciens, Spotify s’est révélé une menace plus existentielle que la révolution du partage de fichiers. Et ce grâce au vernis de la légitimité. Spotify a en effet détourné les bénéfices de la musique à son profit. Puis aussi préparé le terrain pour remplacer les musiciens par de la musique générée par l’intelligence artificielle.

Un rapport de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs (Cisac) publié fin 2024 annonce la chute de la rémunération des artistes et le déferlement à venir de la musique générée par l’IA. Réalisée par PMP Strategy à la demande de la Cisac, la toute première étude mondiale à mesurer l’incidence économique de l’intelligence artificielle dans les secteurs musical et audiovisuel estime que l’IA générative va enrichir les entreprises technologiques tout en mettant sérieusement en péril les revenus des créateurs humains au cours des cinq prochaines années.

Les revenus risquant d’être perdus par les créateurs à l’horizon 2028 s’élèvent à 24% dans le secteur musical et à 21% dans l’audiovisuel. Soit une perte cumulée de 22 milliards d’euros sur cinq ans (dix milliards d’euros dans le secteur musical et douze milliards dans l’audiovisuel). La valeur du marché des contenus musicaux et audiovisuels produits par l’IA générative va passer de trois milliards d’euros à l’heure actuelle à 64 milliards en 2028. Les revenus des services d’IA générative pour les contenus musicaux atteindront quatre milliards d’euros en 2028 (contre 0,1 milliard en 2023).

Dans le secteur de la musique, le marché du streaming sera fortement touché. A l’horizon 2028, la musique produite par l’IA générative devrait représenter environ 20% des revenus des plateformes traditionnelles. «En l’absence de changement du cadre réglementaire, prévient la même étude, les créateurs endureront des pertes sur deux fronts: une perte de revenus due à l’utilisation non autorisée de leurs œuvres par les modèles d’IA générative sans aucune forme de rémunération et le remplacement de leurs sources traditionnelles de revenus dû à l’effet de substitution des produits générés par l’IA, qui viendront concurrencer les œuvres des créateurs humains.»

Si les faux groupes générés par l’intelligence artificielle affluent sur la plateforme sans vraie régulation (chaque jour, près de 20.000 nouveaux morceaux créés par des outils comme Suno sont mis en ligne, selon les chiffres de Deezer, qui utilise un instrument interne pour les repérer), Liz Pelly a révélé un programme secret mis en place par Spotify pour remplir certaines playlists ultrapopulaires de morceaux créés par des auteurs fictifs et diminuer ainsi la part des revenus à reverser aux artistes. Le scepticisme est grand quant au fait que l’entreprise fait elle-même générer de la musique afin d’économiser –par exemple en la plaçant dans des listes de lecture– des droits d’auteur. «Pour les dirigeants de Spotify, l’utilisateur moyen de la plateforme ne remarquera pas si les chansons sont produites par de faux artistes», commentait-elle dans le journal Le Monde

Aller voir ailleurs

«Notre seul concurrent est le silence», aurait déclaré un jour, selon un de ses anciens employés, Daniel Ek, le fondateur de Spotify. Alors que le leader mondial du streaming musical est de plus en plus décrié et a haussé ses tarifs dans presque toutes les régions du monde pour fêter la rentrée et augmenter ses marges (les Belges sont épargnés, ils ont déjà eu droit à cette révision en avril), de plus en plus d’utilisateurs envisagent de changer de crèmerie.

Deezer, Qobuz, Apple Music, Tidal, Amazon Music Unlimited, YouTube Music… Les options ne manquent pas. D’autant que le logiciel Soundiiz offre la possibilité de réaliser rapidement des transferts de playlist, d’importer et d’exporter ses albums et titres favoris. Et que toutes les autres plateformes rémunèrent mieux les artistes que Spotify. Une fois et demie plus d’argent pour les musiciens chez Deezer. Cinq fois plus chez Qobuz!

Au-delà du prix des abonnements, plusieurs éléments sont à prendre en considération: la taille de la bibliothèque musicale, la qualité sonore, les modalités des forfaits mais aussi les fonctionnalités. La rupture peut se faire plus radicale. Notamment via Bandcamp, un site Web de distribution physique et numérique installé à Oakland, en Californie. Celui-ci permet aux musiciens de vendre leurs disques (et du merchandising) en direct avec une mainmise sur leurs revenus. Il permet en outre aux fans d’écouter de la musique gratuitement en streaming (sans exploitation des données utilisateurs et sans pub) un nombre de fois déterminé par les artistes et de les soutenir directement dans un cadre légal et équitable. Plus jusqu’au-boutiste encore, il reste la possibilité de se réabonner dans une médiathèque ou de retrouver le chemin des disquaires. Le streaming intégral, la profusion et l’accès illimité ne sont pas des fatalités. La société dans son ensemble devrait peut-être tout simplement revoir son rapport à la musique.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire