Melanie De Biasio, en concert ce jeudi à Liège: « Je voulais que l’album fasse naître un tas d’images »

© maël G. lagadec
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Six ans après le triomphal Lilies, Melanie De Biasio a retrouvé le plaisir du chant dans les Abruzzes en questionnant l’immigration et les souvenirs d’enfance. Son nouvel album Il Viaggioest une invitation planante et envoûtante à l’ailleurs.

Jeudi. Fin de matinée. Melanie De Biasio accueille à l’Alba. À 500 mètres de l’Eden et à deux pas du conservatoire Arthur Grumiaux qu’elle a tant fréquenté enfant. L’Alba, c’est la Maison des Talents partagés. Un lieu d’immersion et de retraite artistique au cœur de Charleroi. Un projet qu’elle a porté à bout de bras, implanté dans l’ancien consulat d’Italie. Après avoir proposé un morceau de tiramisu préparé par ses soins (“une recette familiale”) et fait visiter l’immense lieu, à la fois cosy et majestueux, où elle possède toujours ses quartiers, la chanteuse lève le voile sur Il Viaggio. Un double album (Lay Your Ear to the Rail et The Chaos Azure) initié dans les Abruzzes et prolongé dans les Catskills qui lui a permis de renouer avec le chant en retrouvant son âme d’enfant. Expérience musicale méditative, planant carnet de voyage sonore, Il Viaggio invite à la plus grande, belle et pure des évasions, guidée par sa voix, douce, sensuelle, susurrée, chuchotée, toujours en apesanteur. Il envoûte avec ses paysages ambient nourris par sa poésie et celle du field recording. Viaggio viaggio…

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Quand et comment a germé l’idée de ce disque?

On sort du Covid. À l’Alba, j’ai encore le nez dans le chantier. Europalia vient me voir avec une commande audiovisuelle sur le thème du rail et de l’immigration italienne (dont elle est le produit par son père, NDLR). Je propose de ne pas me focaliser sur l’homme ou la femme mais plutôt de m’intéresser à l’enfant. L’enfant qui accompagne ses parents et quitte son terrain de jeu à la montagne. Je voulais aller enregistrer ce avec quoi il partait dans sa tête et dans ses souvenirs. Pour moi, c’était l’occasion de m’en aller, de retrouver ma joie de vivre, ma joie de chanter. Ça faisait deux ans que je ne l’avais plus fait. Deux ans de travaux que je coordonnais. À l’époque, je ponçais encore mes planchers. Le projet était titanesque. J’ai dû mettre en place tout un système de défense, de préparation physique et mentale pour arriver au bout. Je me suis imposé une vraie discipline. J’allais nager tous les jours par exemple. Et j’ai protégé ma voix. Je suis assez heureuse d’avoir fait ce boulot comme je l’ai fait, mais ce n’est pas mon métier et ça m’a rappelé que j’en avais un. Ça m’a surtout rappelé que j’avais besoin de chanter. Cette proposition d’Europalia est arrivée à point nommé et le prisme de l’enfance constituait le meilleur des alibis. Quand j’étais gamine, je n’arrêtais pas de chanter pour un rien. C’était le meilleur moyen de me reconnecter à cet endroit où ça chante sans me prendre la tête.

Tu savais où tu voulais aller en Italie?

Je ne voulais certainement pas partir dans la maison familiale. Je voulais me tirer dans un village où personne ne me connaissait. Avec un petit sac à dos et pas un balle. Juste laisser venir. Personne ne savait où j’allais. La maison de disques n’était pas au courant que j’étais en création. Je voulais vraiment partir incognito. J’ai choisi Lettomanoppello parce que j’ai quand même réalisé quelques recherches préparatoires pour savoir dans quel contexte industriel et politique je m’inscrivais. Et j’ai appris que ce village avait perdu beaucoup de ses hommes suite à la catastrophe du Bois du Cazier. Il y a pas mal de vieux comités et de cercles italiens dans la région. Et je suis partie à la rencontre de ces gens qui ont témoigné de leur voyage. L’un m’a dit: “Pour moi, enfant, c’était l’Eldorado. La ruée vers l’or. J’étais avec ma mère. C’était la fête dans les wagons. Tout le village y était.” La femme de ce vieux monsieur répondait à son mari: “Moi, c’était horrible. Je partais avec ma maman. Elle avait peur d’entreprendre cette expédition toute seule. C’était la première fois qu’elle montait dans un train et qu’elle voyait la mer.” J’allais boire un café chez les gens. Je leur expliquais ma démarche. Il a fallu plusieurs visites avant que ça se délie, plusieurs rencontres avant que je puisse avoir accès à une vraie conversation. Mais ces témoignages m’ont permis de me mettre à leur place. À un moment, le commissaire du Bois du Cazier m’a dit: “Maintenant, tu arrêtes avec tes recherches si tu veux vraiment partir avec les yeux d’un enfant. Les enfants ne connaissaient pas le contexte politique, économique et commercial de la vie. Ils ressentaient les choses.” Il avait raison. Alors, j’ai fait mon sac. J’ai pris mon petit studio portatif et cherché un Airbnb pas cher. Je n’avais rien à perdre. J’avais juste cette urgence de me rassembler. S’il permet à certain de s’évader, moi, le voyage me rassemble. Partir sur la route était une urgence et de cette urgence est né ce disque.

Comme la nature, les églises ont aidé Melanie à retrouver sa voix...
Comme la nature, les églises ont aidé Melanie à retrouver sa voix… © armando di nunzio

À quoi ressemble Lettomanoppello?

C’est un petit village de montagne à côté du massif de la Majella. J’ai rencontré là-bas des jeunes sculpteurs avec lesquels j’ai pas mal traîné. Ils m’ont appris qu’ils choisissaient leurs pierres en fonction de leur sonorité. J’ai tout de suite été intriguée. Je leur ai demandé si je pouvais rester avec eux. Ils m’ont pris sous leur aile et m’ont emmenée partout où ils allaient. Je suis rentrée dans leur atelier comme ça. Je les ai enregistrés en train de travailler. Mais j’ai aussi enregistré leurs machines. Leurs bruits faisaient penser au son des trains. C’est d’ailleurs ce qu’on entend sur le disque.

Qui est ce Cicco Pepe dont le récit ouvre l’album?

Alors que j’enregistrais dans leur atelier et que j’étais gênée par le vent, un des sculpteurs a demandé à un mec derrière moi de m’aider. Cette personne s’approche, prend mon parapluie, se met à parler. Et là, tout pour moi s’est arrêté. C’était Cicco Pepe. Et la voix de ce mec… Je ne savais pas si c’était un homme ou une femme. Quel âge il avait. Pour moi, il y avait toutes les vies, toute l’humanité derrière cette voix. Il aurait pu être roumain, indien, italien… Mais comme j’étais là pour enregistrer les sculpteurs, j’ai continué. Le problème c’est que Cicco Pepe est un peu un vagabond. Cicco Pepe n’a pas de téléphone. Il a une maison quelque part dans la vallée mais on ne sait pas vraiment où. J’ai cherché Cicco Pepe pendant tout le reste de mon voyage. Mais on m’a dit que je devais traîner dans les parages pour le trouver. Il était 11 heures le dernier jour de mon périple. Il commençait à faire très chaud. J’ai pris mon vélo et mon matos. J’ai été jusqu’au village. Et qui traverse la rue? Cicco Pepe. “Melanie? Un café?Et donc, on s’est posés. On a bu un petit verre de blanc et je lui ai demandé l’autorisation de l’enregistrer. On a pris une heure et il m’a tout raconté. Il y avait une telle richesse dans sa bouche. Il parle de la région, de lui enfant, de ses frères et sœurs. Des chiens. De son père qui est venu travailler à Marcinelle et qui est mort de la silicose. Après, j’ai retiré tout ce qui était trop personnel pour qu’il ne se sente pas dénudé.

Il y a eu très vite l’intention du field recording?

Oui. J’avais très peu d’expérience mais ça m’a toujours fascinée. J’aime bien tout ce qui est podcast. Ça me fait voyager. Puis, j’étais partie pour enregistrer tous les terrains de jeu dans lesquels moi, gosse, j’aimais jouer. Mon village en Italie, c’était un peu la même chose. C’était la montagne. Les Dolomites. Me retrouver là-bas où personne ne me connaissait sur ce terrain de jeu similaire, c’était pouvoir accéder de nouveau à moi gosse. À ce avec quoi j’aimais jouer quand j’étais là-bas, c’est-à-dire avec rien en fait. De l’eau, deux galets, le chat du coin ou le chien du voisin.

Quelle a été la suite du processus?

Je suis rentrée à Bruxelles. J’ai contacté Pascal Paulus, mon complice de toujours avec qui on est entrés en studio. On a ouvert toutes les sessions. On a fait des choix. On a sélectionné. On a finalisé la pièce pour Europalia et commencé en parallèle à bosser sur d’autres chansons. De là, je suis repartie. Cette fois dans mon village: Montereale Valcellina. Comme je sentais qu’un disque était en train de germer, j’ai finalisé dans la maison de ma grand-mère un enregistrement de Nonnarina, une chanson en italien composée en son honneur que j’avais dans mes valises depuis 2017. J’ai eu une petite guitare à prêter par l’épicier du coin. Après, on a finalisé quelques morceaux, commencé à y voir plus clair. Et j’ai voulu collaborer avec David Baron, qui avait déjà mixé et masterisé Blackened Cities. Je savais qu’il connaissait bien le field recording et qu’il aurait des idées avec cette matière. Il a été pendant des années l’assistant de son père, Aaron Baron, qui a enregistré beaucoup de blues et de folk en se promenant avec son van studio à travers l’Amérique. Je suis restée une semaine avec David. Il m’a fait rencontrer Rubin Kodheli, le violoncelliste de Laurie Anderson, d’Iggy Pop…

En quoi ont consisté ces sessions?

À Letto, j’avais enregistré l’aube. J’adore. Il n’y a encore rien. Il y a une énergie qui va monter. La lumière va arriver. C’est un moment que je kiffe grave parce que j’ai l’impression que tout est possible. Et donc, tu entends 40 minutes de l’aube se lever. Avec des chiens qui commencent à aboyer, des oiseaux qui se réveillent. Vers 6 heures 15, une première camionnette traverse la vallée et tout le monde se tait. Après, il y a cette idée de diriger le micro de manière à ce que même quand il n’y a rien, tu entendes l’espace. Quand on est partis dans les Castkills et cette région de Woodstock où ont résidé Jimi Hendrix et Bob Dylan, j’ai demandé de nous mettre cette piste en studio et qu’on improvise dessus. C’est ainsi qu’est né The Chaos Azure.

© National

L’idée était d’accomplir ce voyage en Italie avec les yeux d’un enfant, mais comment fait-on quand on a 45 ans?

Pour pouvoir survivre au chantier de l’Alba et le terminer, j’ai dû mettre une carapace, une cuirasse. Et donc le travail, ça a été de retirer tout ça. J’ai beaucoup chialé. Je n’ai pas eu le choix. Ça a coulé. Et pleurer parfois, j’ai l’impression que c’est comme vomir. Ce sont deux choses pas faciles. C’est pour ça que les églises ont exercé un rôle si important dans ce disque alors que je ne suis pas du tout croyante. J’ai trouvé dans la nature et dans les églises des endroits où ça pouvait lâcher. L’église, c’est le seul endroit où je me suis dit: je vais peut-être pouvoir sortir un son. Ça faisait deux ans que ce n’était plus le cas. Rien. J’ai passé les premiers jours et les premières semaines à enregistrer des gens, des bruits. Puis, je me suis mise à tourner en rond. Parce qu’il y avait quelque chose derrière qui disait: maintenant Melanie, il va falloir se mouiller un peu. C’est bien: tu as enregistré. Mais t’es pas là pour ça. Tu sais pourquoi t’es là. T’es là parce que tu veux quelque part que ta voix se réveille. T’es là parce qu’en fait tu ne sais pas si tu chantes encore. Tu ne sais pas si la connexion est encore là. T’es là parce que tu es sèche. Et que tu viens chercher de l’eau. Après, je n’ai pas fait que pleurer. J’ai aussi bu beaucoup de vin. Je suis sortie. J’ai fait la fête. J’ai pris des photos avec un vieux Rolleiflex prêté par le Musée de la Photographie.

Cette renaissance qu’incarne le disque et que tu recherchais artistiquement, c’est aussi l’histoire de l’Alba?

Nous, notre spécialité, c’est la résidence de transition. C’est l’entre-deux-créations. Parce qu’entre deux créations, il faut un endroit où tu ne sais pas. Où tu doutes. Où tu dois tout retirer pour laisser venir quelque chose de nouveau. Et cette période-là, elle n’est jamais soutenue par la moindre institution. Je ne connais pas d’endroit de résidence qui accueille des artistes pour “ne rien faire” -on se comprend. C’est dommage parce que c’est un moment essentiel. Et donc, je me suis dit: il n’existe pas ce lieu, on va le créer. Ce qui est beau, c’est qu’aujourd’hui il existe. Il y a des appels à résidence. Et surtout: il vit sans moi. Est-il comme je l’imaginais? Tout projet quand tu le lâches, il vit sa vie. Va, vis et deviens. Cette maison, je veux qu’elle me surprenne. Que quand je rentre ici, je ne sache pas qui est là. J’ai envie de rencontrer des gens que je n’ai pas choisis. Il y a un comité d’orientation et un comité de sélection dont je fais partie. Je ne suis pas la cheffe de ce projet. C’est un métier et c’est pas le mien. J’en suis la marraine, la fondatrice, la directrice si on veut. Mais surtout, moi, je suis une nomade et ma vie n’est pas ici. Ou disons: un peu aussi.

Tu avais des références en termes de carnets de voyage sonores?

J’ai beaucoup écouté la musique de Ry Cooder pour le Paris, Texas de Wim Wenders. Je voulais que l’album fasse naître un tas d’images. Et pas juste une image plombante de Melanie qui va à la recherche de ses racines. On s’en fout de ça en fait. Moi, mon attente, quand j’écoute un disque, c’est que l’artiste ait laissé la place pour que finalement, ça devienne mon disque, mon histoire, mon expérience. Quand je mets l’album blanc de Mark Hollis ou Sumi, un super album d’une super nana, je sais comment je me sens et où je veux aller. Je sais pourquoi je l’écoute. C’est parce que c’est devenu mon médicament à moi. Il me laisse la place pour m’évader. C’est devenu mon disque. Ce n’est plus son album à lui ou à elle, c’est mon expérience à moi. J’aime cette idée que tu es en bagnole, que tu as envie de voyager et que tu te dises que tu vas mettre le De Biasio parce qu’il te permet de plonger là où tu en as envie.

melanie de biasio, Il Viaggio ****, distribué par Pias.

En concert le 11/11 à Bozar (complet), le 05/03 au NTGent (Gand), le 07/03 au Forum (Liège), le 08/03 à la salle Reine Elisabeth (Anvers) et le 09/03 au PBA de Charleroi.

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