L’ultime concert de Front 242

Front 242, un look travaillé, dès les débuts
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Le 25 janvier, à l’Ancienne Belgique, Front 242 fera ses adieux à la scène, après plus de 40 ans de bons et loyaux services. Un ultime concert pour le légendaire commando électronique, peut-être le groupe le plus influent qu’ait pu compter la scène musicale belge. Entretien.    

Seraing, le 3 janvier dernier. Alors que la plupart des salles de concert du royaume sont encore au repos, l’OM rouvre déjà ses portes. A l’affiche ce soir-là: Front 242. C’est en effet ici, en bord de Meuse, que le groupe a décidé d’entamer son baroud d’honneur. Après Liège sont encore prévus deux concerts à Gand, deux autres à Copenhague, et les trois derniers à Bruxelles, à l’Ancienne Belgique, du 23 au 25 janvier. Faut-il le préciser? Toutes les dates affichent sold out.

Y compris donc celle de l’OM. Inauguré il y a un peu plus d’un an, l’ancienne salle des fêtes des travailleurs de Cockerill a été reconvertie en un écrin musical de 1.700 places. Juste à côté, le haut-fourneau B d’Ougrée continue de dominer le paysage. Un décor postindustriel qui colle bien à l’univers de Front 242. Celui d’une musique née au début des années 1980, inspirée par des groupes comme Kraftwerk, mais aussi Throbbing Gristle ou Cabaret Voltaire, pionniers de ce qu’on baptisera «industrial music». Soit un mélange avant-gardiste de sons électroniques et d’agressivité punk, dont Daniel Bressanutti, Patrick Codenys, Jean-Luc De Meyer et Richard Jonckheere (alias Richard 23) donneront une version particulièrement sombre et batailleuse.

Avec, dès 1982, un premier album marquant, Geography. Voix caverneuses, rythmes métalliques, paysages cafardeux: Front 242 se pose comme la parfaite B.O. angoissée et parano des années de plomb… D’autant que sur scène, le groupe –lunettes noires, treillis militaires– en rajoute volontiers une couche. Quitte à éveiller, chez certains, des soupçons de protofascisme, vite balayés par les intéressés (plutôt ancrés à gauche). Cela n’empêchera pas Front 242 de devenir l’un des groupes phares du pays, parvenant même à s’exporter à l’international, avec des disques aussi essentiels que Front by Front ou Tyranny (For You). Au point de faire la couverture de Melody Maker et d’être cité par des groupes comme Nine Inch Nails, Prodigy ou les Smashing Pumpkins .

Aujourd’hui, après pas loin de 45 ans d’activisme sonore, le groupe tire donc sa révérence. Non sans évacuer l’idée d’éventuellement encore sortir un EP ou un ultime album live. Mais en abandonnant définitivement les concerts –une décision qui, connaissant l’intégrité des intéressés, semble irrévocable. Cela valait donc bien une dernière interview. Jean-Luc De Meyer et Patrick Codenys reviennent sur l’un des parcours les plus marquants de la Belpop.  

Vous avez annoncé les derniers concerts du groupe, avec, écrivez-vous, des «émotions très mélangées». Comment les décririez-vous?

Patrick Codenys: D’un côté, il y a la fierté d’avoir vécu une très belle aventure. Depuis 1981, on a pu jouer notre musique un peu partout, tout en restant fidèle à nos valeurs -ça compte aussi. Mais effectivement, à un moment, on se dit quand même qu’il faut mettre un point au bout de la phrase. Ce groupe prend énormément de temps et d’énergie. D’autant que, sans être prétentieux, on a quand même une carrière relativement internationale. Ce qui nous amène à effectuer parfois des longs voyages, pas toujours de tout repos, que ce soit vers les Etats-Unis ou l’Amérique du Sud, etc. Cela devenait parfois très lourd.

«S’il y avait une envie, c’était ça: explorer le son, notamment grâce aux synthés.»

Quand avez-vous pris la décision?

Jean-Luc De Meyer: Il y a deux ans et demi, j’ai eu un accident cardiaque assez sérieux. Pour être clair, si mon médecin ne m’avait pas envoyé aux urgences, j’aurais pu crever sur scène lors d’un des concerts qui suivaient directement après. A partir de ce moment-là, je me suis dit qu’il était peut-être temps d’arrêter. Et puis, il y avait aussi l’envie chez tout le monde de retrouver un peu de temps pour soi, pour retourner voir des concerts, profiter de la vie, etc.

P.C.: Aujourd’hui, on peut présenter un set très complet, avec une belle énergie. Autant s’arrêter là-dessus. J’ai 66 ans, Jean-Luc 67. Dans cinq ans, ce ne sera peut-être plus la même chose (sourire).

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Il y a quelques années, Patrick expliquait dans une interview que les machines sont devenues aujourd’hui tellement faciles à utiliser que «les gens n’ont plus le réflexe de se questionner sur eux-mêmes et sur ce qu’ils veulent faire exactement». Au fond, quelle idée aviez-vous en tête quand vous vous êtes lancés? Quelle était votre ambition?

J-L. D.M.: A part composer de la musique, on n’en avait aucune. En clair, il n’a jamais été question de faire carrière. C’était impensable. Pour être honnête, je pensais même que cela tiendrait six mois.

P.C.: C’est vrai qu’à l’époque, les contraintes étaient très nombreuses. Il fallait manipuler des machines extrêmement complexes, qui n’avaient pas, par exemple, la flexibilité nécessaire pour sculpter des formats chansons. Il fallait vraiment travailler beaucoup, lire des modes d’emploi épais comme des dictionnaires… Il ne faut pas oublier non plus qu’au moment où l’on se lance, c’est encore le rock qui prime. Les maisons de disques continuent d’envoyer les journalistes à Londres, tous frais payés, pour rencontrer le dernier groupe anglo-saxon à la mode. A partir de là, c’était compliqué d’envisager quoi que ce soit avec notre musique. Il fallait vraiment être obsédé et s’accrocher à ce que l’on avait envie de faire.

C’est-à-dire?

P.C.: La recherche sonore a toujours été quelque chose de très excitant pour nous. Personnellement, j’étais fort influencé par le krautrock, qui tentait déjà des choses, avec des batteurs qui tapaient de manière très mécanique, presque comme des boîtes à rythme –des groupes comme Can, Neu!, etc. Et puis il y avait toute la musique industrielle, et sa manière d’intégrer le bruit, et plus tard les samples. Donc s’il y avait une envie, c’était ça: explorer le son, notamment grâce aux synthés, qui offraient plein de nouvelles possibilités. L’architecture de la machine elle-même poussait à réfléchir autrement.

J-L. D.M.: A chaque album, on a fait évoluer le matériel. Et donc notre son. On repensait complètement le studio pour expérimenter de nouvelles choses.

P.C.: L’objectif était de créer une esthétique qui correspondait aux machines que l’on avait sous la main à ce moment-là. Quelle sonorité correspond à tel synthé? Cela pouvait passer par des structures de morceaux classiques ou plus ouverts, peu importe. Mais dans tous les cas, il s’agissait de soutirer le meilleur des machines. De voir ce qu’elles avaient dans le ventre.

Vous répétez souvent que vous n’êtes pas des musiciens. Est-ce toujours le cas?

P.C.: Personnellement, je ne sais pas jouer dix notes sans me planter. Ce qui est vraiment important, c’est d’avoir de bonnes oreilles. Et des idées. Plein de gens ont fait le conservatoire et deviennent de très bons interprètes mais ne créent rien. Donc oui, avoir de bonnes oreilles, essayer de penser les choses différemment, c’est également une manière de progresser. Etre à l’écoute des accidents aussi.

Une machine ne file donc pas forcément tout droit?

J-L. D.M.: Ah non, loin de là. Il y a les bugs, les mauvais réglages, une disquette qui n’est pas celle prévue au départ, etc. Bref, les «accidents» ne sont pas du tout exceptionnels. On a plein d’anecdotes à ce sujet.

P.C.: Je suis un grand fan de Brian Eno et de ses théories du hasard. Les imprévus, les coïncidences, ce sont des choses qui doivent pouvoir exister dans une création artistique. A certains égards, c’est quelque chose que je trouve parfois un peu désolant dans la manière de réfléchir aujourd’hui. On peut être à quatre autour d’une table, discuter d’un film, et commencer à réfléchir à l’acteur qui jouait dedans, etc. Il y a 30 ans, on se serait pris la tête pour essayer de retrouver son nom. Ce qui nous aurait amené à parler de tel ou tel autre film, etc. Aujourd’hui, tu sors ton téléphone, tu as la réponse en deux secondes sur Wikipédia, et la discussion s’arrête là. C’est parfois un peu dommage. On évacue tout le processus de recherche, d’accident, d’aléas. De ridicule aussi. Quand tu vois les groupes au début des années 1980, nous y compris, il y avait une certaine maladresse. Mais qui avait son charme, je crois.

Dès le départ, Front 242 a développé un aspect visuel très fort.

P.C.: On trouvait important de faire correspondre le son et l’image. Les deux ont d’ailleurs toujours évolué en parallèle. Si on prend Geography, par exemple, c’est de l’analogique, et la pochette elle-même est de la sérigraphie. Plus tard, on évoluera vers des images à gros pixels pour en arriver à un graphisme plus précis. Chaque pochette faisait écho à l’endroit où l’on se trouvait musicalement.

Très vite, vous mettez aussi au point un «look», avec les fameuses lunettes noires et les treillis militaires…

J-L. D.M.: Au début, on n’avait pas beaucoup de moyens. Or, au stock américain (NDLR : magasins de surplus militaire), on pouvait trouver des trucs pas trop chers. Cela permettait de nous créer une identité, et à nos fans de s’habiller comme nous s’ils le voulaient. Et puis, c’était aussi un peu une manière de provoquer, de marquer les esprits avec une musique qui avait du mal à se faire une place, qui n’était pas vraiment acceptée.

P.C.: Les lieux dans lesquels on jouait, par exemple, ne programmaient la plupart du temps que du rock. Je raconte souvent cette anecdote: un jour, aux Etats-Unis, on arrive à la salle de concert avec notre matériel. Le gars nous indique l’endroit où placer la batterie –on n’avait pas de batterie. Puis il nous montre où poser les amplis des guitares –on n’avait pas de guitare. «Mais vous n’êtes pas un groupe alors!?» (rires)

«On voulait casser cette image du groupe électronique planté derrières ses machines.»

Malgré cela, le live va vite devenir l’une des grandes forces de Front 242, avec des shows très physiques.

P.C.: On voulait casser cette image du groupe électronique planté derrières ses machines, raide et immobile. Donc on bougeait beaucoup. Le tout dans un décor bricolé avec des filets de camouflage, des parachutes de freinage, etc. On jouait aussi avec les lumières pour créer une sorte de chaos. Comme on n’avait pas de machine à fumée, on utilisait des fumigènes de l’armée. Après trois morceaux, les premiers rangs devaient sortir, les yeux en larmes (rires). Aujourd’hui, cela fait un peu partie du mythe. Et puis aussi de cet univers underground dans lequel on a démarré, avant de monter petit à petit. Pas trop quand même…  

Il paraît que vous vous battiez aussi sur scène…

J-L D.M.: Oui, cela faisait un peu partie du show. Jusqu’au jour où j’ai mis Richard au sol. C’était totalement involontaire. Mais il y avait tellement de fumée, c’était tellement le chaos que je l’ai assommé, en lui donnant un coup de coude. Je me suis retourné, il n’était plus là. Il était par terre, K.-O. (rires). Après ça, on a quand même arrêté, cela devenait trop dangereux.

P.C.: Quelque part, ce truc un peu martial, excessif, était aussi un peu une réponse à la violence, encore plus forte selon moi, que nous renvoyait l’establishment. A commencer par celui constitué par le business musical ou la presse, qui ne croyaient pas en nous. Donc pour secouer le cocotier, il fallait être un peu dans la provoc… Ce qui est dingue, c’est qu’aujourd’hui, on est tout à fait intégrés dans ce truc. Le paysage sonore a évolué, les gens écoutent la musique différemment, acceptent plus facilement ce genre de présentation.     

On a souvent tendance à définir la belgitude par une sorte d’autodérision, un humour un peu décalé, absurde. Ce qui ne correspond pas trop à votre image. Front 242 n’est pas vraiment un groupe de rigolos…

J-L. D.M.: alors qu’en coulisses… (rires).

En quoi la musique de Front 242 est-elle malgré tout belge?

P.C.: Je pense que cela tient à sa capacité à combiner des éléments très disparates. Quand tu analyses certains morceaux, tu peux te demander comment tous ces sons réussissent à cohabiter ensemble. Même chose pour la Belgique, qui est un croisement de plein de choses. Quand tu te promènes à Bruxelles, par exemple, tu entends de tout. Donc, oui, de par son côté polymorphe, chaotique même parfois, je ne vois pas comment cataloguer notre musique autrement que comme «belge». Certes, Front 242 n’entretient peut-être pas un rapport à l’absurde dans ses textes –quoique. Mais bien dans la manière souvent étrange avec laquelle les sons s’entrechoquent. Tu écoutes un morceau comme Commando Mix, et tu peux te demander «c’est quoi ce bazar?».

Deux dernières petites questions. Tout d’abord, pensez-vous bénéficier aujourd’hui d’une reconnaissance à la hauteur de votre trajectoire?

J-L. D.M.: Ouh, ce n’est pas à nous de le dire!

P.C.: On ne regarde jamais en arrière. L’idée de me retourner et de me dire que j’ai un trône qui m’attend avec une couronne, ça ne m’intéresse pas. Certaines personnes nous disent parfois que notre musique a changé leur vie, etc. OK, c’est agréable évidemment. Mais ce qui m’excite, ce n’est pas la reconnaissance ou la notoriété, c’est le futur, ce que je peux faire demain.

Enfin, quelle est la plus grande méprise au sujet de Front 242? Reste-t-il encore des incompréhensions?

P.C.: J’espère bien! (rires)

Front 242, à l’Ancienne Belgique, les 23, 24 et 25/01. Le concert du 25/01 sera précédé par la projection, au cinéma Palace, du documentaire Electronic Body Movie.

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