Les festivals féminisent leurs affiches: coup marketing ou vraie révolution?
Pour la première fois, un grand festival mainstream européen a fait de son affiche un exemple de parité. Gros sous, féminisme, retour de bâton et toilettes non-genrées au Primavera Sound.
« The future is female, and non-binary, and all together, bro! » Comme un cri de ralliement, la phrase a fusé dans la nuit. Au sol, les pieds piétinent en rythme la plage du Parc del Fòrum de Barcelone. Les visages sont extatiques. Ça acquiesce le sourire aux lèvres, ça applaudit, ça crie. « Le futur est femme, non-binaire, et tous ensemble« , quelque chose du genre. Même les Espagnols ont compris. Le Primavera Sound a officiellement débuté il y a quelques heures, mais la formule de la rappeuse Princess Nokia donne le véritable coup d’envoi d’un festival qui se veut iconique -cette année plus que toute autre.
Quelque 220.000 festivaliers et 120 millions d’euros de bénéfices pour la Catalogne en 2018, et pourtant, Marta Pallarès n’a jamais été aussi sollicitée que pour cette nouvelle édition. C’est que le festival a frappé fort, en annonçant en décembre un strict quota de 50% de femmes sur scène. « À vrai dire, ça fait longtemps qu’on envisageait de monter un tel line up. L’année dernière déjà, 35% des artistes du Primavera Sound étaient des femmes. Parvenir à la parité semblait donc finalement quelque chose d’assez atteignable en 2019« , raconte la porte-parole de l’événement musical espagnol, le plus important du pays. Une affiche 50-50, à la tête près. Un casse-tête mathématique, mais une équation pas impossible. Après tout, 49% des festivaliers du Primavera Sound sont des femmes, sans forcer. « Alors pourquoi est-ce si compliqué de traduire ça sur scène? Pour les générations à venir, pour notre public qui est chaque année plus jeune, c’est une chose qu’on voulait accomplir. »
Sur l’affiche, aux côtés de Tame Impala, Interpol, Future ou James Blake, on a donc inscrit en grand Erykah Badu, Janelle Monáe, Christine and the Queens et Miley Cyrus -après l’annulation de Cardi B. Un line up qui n’a, dans un premier temps, pas séduit les festivaliers. « On a carrément été victime d’une campagne de haine sur les réseaux sociaux. On a été accusé de vouloir seulement remplir un quota et par la même occasion, de détruire un festival unique« , se souvient Marta Pallarès. « Mais on a été chanceux, parce que comme chaque fin d’année, les tops sont sortis en même temps. Vous pensez que Christine and the Queens est une mauvaise artiste? Étrange, ce n’est pas ce que dit la BBC… Janelle Monáe, à jeter? Intéressant, Pitchfork estime qu’elle vient de sortir un très bon album! Ça faisait du bien d’avoir les médias avec nous. Mais pour quelqu’un comme moi, une femme qui travaille dans le secteur musical, c’était tellement triste! Tout ce qu’on a fait, c’est réclamer un événement qui nous appartienne tout autant. »
Pas si égaux
Appuyé contre la régie, Tom attend le début du prochain concert sur l’une des deux main stages, les yeux un peu rougis. C’est la troisième fois que cet Anglais vient au Primavera Sound. Avec ses compatriotes, il représente un quart des festivaliers. Mais cette année, il n’est qu’à moitié conquis par le projet paritaire. « Avec ma femme, on en parlait justement ce matin. Elle trouve que c’est honteux que ça fasse partie de leur communication à ce point. L’égalité ne devrait pas être marketée. » L’homme estime de toute façon assister généralement à autant de concerts d’hommes que de femmes. Plus tôt, il a vu Erykah Badu et Nina Kraviz et les a trouvées « incroyables« .
Au Centre de Cultura Contemporània de Barcelone, on recontextualise. La première journée a été marquée par deux conférences du programme Insoumises, qui lie féminisme et musique. Face à une assemblée d’acteurs du secteur, Violeta Hernández du festival Nocturama (premier prix d’égalité et de diversité des FEST Awards) y a pris la parole. « Je me revois, plus jeune, aller à des concerts où il n’y avait jamais aucune femme programmée. Je ne l’ai réalisé que bien plus tard… J’ai découvert que nous n’étions pas aussi égaux que je le pensais. Mais après tout, il y a quelques années encore, on ne pouvait pas voter, se faire avorter ou avoir notre propre compte en banque. Aujourd’hui, nous faisons partie de la société en partie grâce aux quotas. Mais ce n’est pas parce qu’on impose quelque chose que ça devient automatiquement normal pour les gens. »
Assise face à elle, la DJ espagnole Clara!, installée à Bruxelles, est l’une des ferventes promotrices du reggaeton. Une scène pourtant réputée très masculine, et où il est difficile de dégoter des femmes à programmer. Quelques semaines plus tôt, l’un des programmateurs de Dour pointait justement le problème: « On essaie d’avoir plus de femmes, mais on a un soucis avec les scènes metal, dub ou reggae, par exemple. Pour l’electro, c’est beaucoup plus facile, on a tout de suite 40% d’artistes féminines. Après, si on analyse les données collectées auprès de nos festivaliers, parmi les cent artistes les plus écoutés, on ne trouve que quatre femmes« , explique Alex Stevens. En Belgique, seuls 22% des artistes programmés en festival en 2019 sont des femmes, d’après les chiffres du collectif Shesaidso. La faute à qui? Aux festivaliers, pas assez féministes? Aux femmes, pas assez présentes? Ou aux programmateurs, parfois trop peu curieux? Marta Pallarès nuance: « Quand on est un festival de niche, de metal par exemple, c’est plus compliqué. Mais quand on est dans la démarche de programmer autant de genres musicaux que possible, c’est facile. Il suffit de le vouloir. Parfois, les programmateurs ont leurs raisons: ils ont peur de ne pas vendre assez de tickets ou ne sont pas intéressés par la musique que joue telle ou telle artiste. Mais c’est faux de dire qu’il n’y a tout simplement pas de femmes qui créent, produisent, bookent. Nous sommes même de plus en plus nombreuses. » Paradoxalement, la porte-parole confesse ne pas avoir « voulu communiquer notre ambition d’avoir un line up paritaire durant les négociations de booking ». « Nous ne voulions pas que les femmes artistes pensent qu’on les approchait uniquement pour leur genre. Nous ne voulions pas non plus faire monter les prix parce que les bookers savaient qu’on avait besoin de davantage de femmes. » Du côté de Dour, on confirme: « Des headliners comme Solange demandent dix fois leur prix « objectif » -un nombre à six chiffres. »
Radiohead et ongles longs
C’est donc tout le secteur qui doit changer. Des bookers avides aux équipes de programmation trop masculines, en passant par les techniciens, roadies et ingénieurs son. « L’idée n’est pas de virer des hommes talentueux pour les remplacer par des femmes -ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne va pas commencer à engager davantage de femmes à ces postes. À l’instant où je vous parle, on passe des entretiens. Et on essaie d’avoir une femme« , confesse la communicante. Dans une salle privatisée de la grande tour de l’hôtel Princess, face au Parc del Fòrum, la chanteuse Rosalía illustre: « Au fond, on travaille toutes dur pour ça. Je suis heureuse de partager ma scène avec des artistes comme Charli XCX, María José Llergo ou Nathy Peluso. Je crois que le moment est enfin venu de mettre en lumière leur talent, pas seulement comme artistes, mais comme bêtes de scène. Je pense aussi aux productrices, mixeuses, compositrices. Mon morceau Con Altura a été masterisé par une femme et j’en suis vraiment fière. Quand je regarde toutes les femmes qui m’entourent… j’aimerais que le monde les voient davantage. » Après un album adulé par la critique, c’est l’Espagnole la véritable tête d’affiche du Primavera Sound. Une jeune femme de 25 ans, à la voix flamenco et aux ongles férocement longs -« des armes à la Tarantino« – qui, forcément, se verra questionner ce jour-là par un journaliste sur sa légitimité. « En 2019, ce que nous considérons comme un headliner doit changer« , estime pourtant Marta Pallarès. « On ne peut pas toujours compter sur Radiohead. Il faut assumer qu’une femme comme Rosalía puisse avoir autant de force dans un line up qu’un groupe à guitares composé de quatre vieux hommes anglais. »
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Vendredi, 18 heures, asphalte brûlant. Mayberian Sanskülotts a investi la microscène Night Pro, à l’entrée du festival. Les Hongrois sont cinq: trois garçons, deux filles. Les premiers aux cordes, les secondes au chant et au clavier. Des rôles musicaux classiques, dans une formation musicale mixte. Pourtant, une étude du fabricant Fender le démontre: la moitié des nouveaux acheteurs de guitares sont des femmes. Qu’est-ce qui les sépare des scènes, dans ce cas? Pour de nombreuses actrices du secteur, la réponse, c’est l’absence de modèles -qui eux-mêmes, n’alimentent pas les clichés. « Aujourd’hui, voir Solange sur scène, c’est éblouissant, mais ça donne aussi de la force. Quand elle chante, quand elle bouge, elle dit à toutes ces filles noires qu’elles peuvent le faire, puisqu’elle l’a fait. Vous pouvez aussi attraper une guitare et être comme Courtney Barnett. Ou devenir une Nina Kraviz: c’est vous qui choisissez« , soutient la porte-parole du Primavera Sound. Un message qui vaut aussi pour les hommes, selon la représentante de l’ONU présente au festival: « Voir des artistes féminines jouer de telles performances musicales et raconter leur histoire à leur manière, écouter littéralement leur voix, c’est très important pour les filles… mais également pour les garçons. Eux aussi doivent pouvoir considérer des femmes comme modèles. » Convaincu que de telles initiatives soutiennent ses objectifs à 2022 pour un avenir durable, l’ONU entame avec le Primavera Sound une collaboration de trois ans.
Nobody is normal
À la scène Lotus, les festivaliers retrouvent quelques forces pour entamer la dernière soirée. Lunettes réfléchissantes, danseurs de boys band, moves nineties et house beat béate, Channel Tres est queer et noir. Une icône pour plusieurs communautés, plusieurs identités. Comme l’est cette année Yves Tumor, Robyn, ou encore Putochinomaricón (qui signifie littéralement « putain de pédé chinois »). Sur scène comme dans le public, l’heure est à la revendication de soi et de la différence, aux baisers affichés et aux paillettes. « I’ve got self-love, you’ve got no love« , lâche l’artiste à ses détracteurs, absents aujourd’hui. « Avoir ces misfits à l’affiche, c’est salutaire pour certaines personnes qui ne sont jamais venues à un festival, parce qu’elles estimaient ne pas y avoir leur place. Mais c’est ça, le nouveau normal: écouter Interpol, puis filer à un concert de Lizzo. S’incruster à un set de minimale japonaise, puis danser sur du reggaeton« , professe Marta Pallarès.
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« Nobody is normal », affichent les écrans de la grande scène, du nom de la grande campagne sécurité et diversité du Primavera Sound. En décembre, elle avait été annoncée par un trailer vidéo qui donnait à voir des aisselles poilues, du skate, des cagoules, des poitrines nues et Barcelone. Une présentation faussement rebelle pour un message surtout bienveillant: « Dans un lieu propice à la transgression comme un festival, vivre sa propre expression de genre et sexualité ne devrait jamais être une raison pour souffrir de violences ou de discriminations« , déclame un flyer. Si l’ambiance est bel et bien à la tolérance, l’événement a pris ses précautions, comme l’année précédente, avec deux stands d’accueil aux victimes et une équipe de prévention mobile. Assise dans l’herbe face aux musiciens de BEAK>, Africa se réjouit: « J’ai toujours eu le sentiment de vivre la musique dans une atmosphère masculine. Dans un terrain homme. Je me sens plus à l’aise, maintenant. C’est une question d’atmosphère. Il y a ce stand, juste derrière cette scène, où l’on peut aller en cas de problème, mais je me sens surtout en sécurité grâce aux festivaliers ici. Et quand on fait l’effort de programmer autant de femmes, c’est un message qui dit: « Ceci est une safe place »« . Ça tient à peu de choses, et à beaucoup d’efforts à la fois. Au protocole à suivre en cas d’agression, affiché à tous les bars. Aux hashtags qui clament que rien n’est normal ou que tout l’est. Aux couples homosexuels qui s’embrassent donc sans crainte. Aux femmes sur scène et à leurs messages d' »empouvoirement ». Et même aux toilettes: malgré les indications homme/femme, on rentre surtout dans la première cabine libre. Même le droit d’uriner prévaut sur le privilège de genre.
C’est une étude de la BBC qui avait tiré la sonnette d’alarme: près de 80% des têtes d’affiches des festivals anglais étaient des hommes; les festivals échouaient donc à représenter la diversité musicale. En réponse, 45 événements se sont fédérés autour de la campagne KeyChange, portée notamment par l’Union européenne, avec l’objectif d’atteindre la parité sur leurs affiches d’ici 2022. Un projet au long cours qui a récemment inspiré en Belgique le conglomérat Scivias, composé de plusieurs acteurs du développement d’artistes en Fédération Wallonie-Bruxelles. « On a tout de suite évoqué une charte à signer. C’était le meilleur moyen d’avoir un propos autour duquel se réunir », explique Elise Dutrieux de Wallonie Bruxelles Musique. « Cette charte affirme l’existence de discriminations dans le secteur musical. Et au sein des institutions culturelles avec lesquelles on dialogue, on sent une envie, mais aussi une peur de se lancer. Elles ont peur d’être critiquées pour ce qu’elles font aujourd’hui. Mais on est là pour discuter, pas se juger. » La suite des opérations: répertoire public des artistes femmes, aide juridique, statistiques, rapport et initiatives individuelles « Ne compter que sur les quotas serait stérile. Il faut pouvoir donner d’autres pistes, plus larges et plus collectives. Ça va prendre du temps, mais on peut le faire. »
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