« L’art n’est pas diplomate »

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Malgré son immense popularité, le rap fait régulièrement l’objet de polémiques. La faute aux médias  ? Ou au rap-même ? Le point de vue de Benjamine Weill, philosophe

Amatrice de rap depuis l’adolescence, Benjamine Weill est philosophe et a sorti au printemps dernier A qui profite le sale. Pourquoi le rap continue-t-il de faire polémique?

Quelle est votre lecture de l’affaire Médine ? 

C’est  une polémique. Avec tout ce que cela implique d’un peu vain : beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Je constate qu’on tombe sur Médine. Mais quand le Figaro publie une série de papiers cet été sur des grands personnages vichystes, tels Maurice Papon, et surtout Maurice Barrès surtout, et autres théoriciens antisémites notoires, cela n’a ému personne. Je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’à travers la polémique autour de Médine, il y a surtout une focalisation, sur un rappeur musulman. Les deux sont importants : s’il avait été juste musulman, il aurait peut-être moins « pris ». Dans le cas de Médine, c’est un musulman qui a une voix qui porte. Par ailleurs, je constate qu’il ne bénéficie pas non plus du droit à l’oubli. On vient systématiquement lui ressortir l’histoire de la quenelle, qui date quand même de 2014, et dont il s’est désolidarisé. D’autres s’en sortent mieux : le présentateur Yann Barthez en a aussi faite une avec Dieudonné, mais il a toujours son émission sur C8. En fait, pour moi, toute cette histoire est révélatrice de la manière dont ce système qui est la blanchité va pointer du doigt un rappeur comme Médine et le taxer d’antisémitisme pour ne pas voir le sien, pour éviter même d’avoir à le questionner.

Sur le tweet en lui-même ? 

– Disons que Médine a raté une occasion de se taire. Le tweet est en effet très bête. Comme celui auquel il répondait, qui le traite de déchet. Le terme utilisé, de rescapé, peut évidemment poser question. Il est problématique. C’est toute la difficulté de ce genre de conversation. Moi aussi il peut m’arriver de faire des tweets problématiques. Dans le sens où il peut être mal reçu. Dans ce cas-ci, il peut être interprété comme antisémite. Mais personne n’est dans la tête de Médine quand il l’écrit. Pour tout dire, moi-même, petite-fille juive de déportés, je ne l’ai pas perçu directement comme tel. Mais je ne suis pas Rachel Khan. Chacun réagit un peu de manière individuelle.

Sur la tendance du rap à créer la polémique ?

Je dirais qu’il y a plutôt une tendance du système politique français à récupérer tout ce qu’il peut, notamment le rap. Le rap reste quand même dans le domaine de la fiction, et relève donc, au niveau juridique, de la création totale. Ce qui fait d’ailleurs que tous les procès pour incitation à la haine par exemple ont toujours été gagnés. Donc en tant que tel, le problème n’est pas tant du côté du rap. Mais du côté du politique qui nie systématiquement la capacité des rappeurs à pouvoir créer de la fiction et à jouir d’une liberté d’expression dans la création. Je constate que c’est moins un souci quand c’est Sardou chante le Temps béni des colonies, dans les années 80. Quand Vianney affiche sa proximité et ses accointances avec certains personnages d’extrême droite, il n’est pas annulé non plus partout. Il faut se poser la question : pourquoi le rap fait autant couler d’encre ? pourquoi son traitement reste aussi compliqué ? Parce que c’est l’incarnation du racisme du système. Il y a une volonté qu’il n’ait pas droit de cité, presque au sens politique du terme. Ce qui ne veut pas dire que le rap est parfait et qu’il n’a pas de questions à se poser. Quelqu’un comme Freeze Corleone, par exemple, pose vraiment question, parce que, dans sa communication notamment, il surfe avec le complotisme. 

La dimension provoc du rap ? 

Oui, mais on va la retrouver chez tous les mouvements de jeune, que ce soit le rock, le punk. Antisocial je perds mon sang froid, de Trust, on est sur la même chose. C’est le même mouvement de contestation, la même dimension potentiellement politique dans le fait de prendre le micro et décrire sa vision du monde. Mais cela n’en fait pas un genre plus polémique que les autres. Sinon parce qu’on ne lui accorde pas le titre d’art. Avec tout ce que cela implique aussi, toutes les libertés que cela procure parfois. Tout ce qu’on octroie par exemple volontiers à un Depardieu ou un Polanski, sous couvert d’art. De moins en moins, c’est vrai. Heureusement ! Mais cela ne les empêche d’encore gagner des prix. Aujourd’hui on n’imaginerait pas un Médine gagner une Victoire de la musique. Il y aurait des levées de boucliers de partout. 

Il y a la licence poétique mais aussi, dans la rap, la volonté d’être authentique

Oui, il y a une forme d’authenticité. Dans le fait d’écrire un texte qui raconte sa vision du monde. Mais qui passe par des histoires vécues ou pas. A la limite c’est à la discrétion de son auteur. Pour toutes les autres formes d’art, on se moque de ces questions. Quand on évoque un roman, c’est la qualité littéraire qui va compter. Pour le rap, par contre, il y a présupposé que ce qui est raconté correspond forcément à ce que son auteur pense, ce qu’il est. Dans le rap, il y a forcément suspicion que ce sont de vrais délinquants, de vrais méchants. Et pourquoi ? parce que ce sont des non-blancs. Des sauvages ! Le fait de faire la distinction entre ce que tu dis et ce que tu fais c’est le propre de la civilité, de l’humanité. Sinon on parle d’instinct, dans le sens animal du terme. C’est tout cela que ça vient remuer.  

De Nekfeu à Alkpote, le rap propose-t-il quelque chose d’atypique par rapport aux autres genres musicaux ?

Oui, le rap est cru et cash là ou pop et variété vont davantage enrober. Mais à nouveau, le rap n’est pas le seul à passer par là. Cette crudité, on l’a retrouvée aussi dans le punk. Salut à toi, des Bérus c’est très clair. On retrouvait aussi dans le punk la réappropriation des attributs militaires, y compris nazis. Cela fait partie de ces mouvements qui ne mettent pas de fioritures. Mais cela reste de l’art. Duchamp et ses urinoires crades sur la place du Chatelet, c’est de l’art. Pourquoi le rap ne l’est pas ? Normalement l’art n’est pas diplomate, ou n’a pas à l’être. il doit même choquer, il doit obliger à penser.

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