Girl Band: « On a montré qu’il y avait moyen de faire vivre un groupe de rock différent »

Toute l'attention aujourd'hui portée sur la scène irlandaise a tendance à faire sourire les membres de Girl Band. © RICH GILLIGAN
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Dublin, post-punk et maladies mentales… Les Irlandais de Girl Band sont de retour avec The Talkies, un deuxième album radical et suffocant. Rencontre.

Du haut de leurs 28 ans, ils sont un peu les parrains, les grands frères de la jeune scène rock dublinoise. C’est en tout cas ainsi que la nouvelle garde aime les qualifier. Moins tendres, nettement plus suffocants et teigneux que leurs rejetons, les Girl Band sont de retour aux affaires. Quatre ans tout de même se sont écoulés depuis la sortie de leur premier album: Holding Hands with Jamie. « Ces jeunes groupes, à commencer par Fontaines D.C., ont pas mal parlé de nous en interview, raconte le guitariste Alan Duggan en sirotant une grande bière. C’est très flatteur. Je leur en suis reconnaissant. Il n’y a pas de plus belle chose en musique que de transmettre un flambeau. Mais ce que je retiens, c’est qu’on leur a apparemment montré qu’il y avait moyen de faire vivre un groupe de rock différent à Dublin. Et même ensuite de tourner à l’étranger. J’ai repéré que certains chantaient comme Dara (Kiely, leur chanteur). Ce qui est un peu bizarre. Mais plus que la musique, on a insufflé un état d’esprit. On leur a permis de comprendre qu’il n’y avait pas besoin de se conformer à quoi que ce soit. »

En attendant, toute l’attention aujourd’hui portée sur la scène irlandaise a tendance à les faire sourire. Relativiser aussi surtout. À leurs yeux, c’est quasi une insulte à l’Histoire du rock en ville… « Dublin est cool maintenant? Comme si on avait attendu que la presse internationale se réveille. C’est vraiment con. Il y a toujours eu des super groupes dans cette putain de ville. C’est juste qu’aujourd’hui, ils sont soutenus par de grosses structures. The Murder Capital bosse avec la plus grande boîte de management au monde. Les Fontaines ont très bien géré leur affaire. Je ne dénigre pas du tout, hein. Je tiens juste à replacer les choses dans leur contexte. »

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Sympathique, affable, rigolard même, Alan parle fort. Le Coq, troquet dans son jus situé à deux pas de la Bourse bruxelloise, est particulièrement bruyant en cette fin de journée. Brouhaha d’afterwork. Tout le monde essaie de se faire entendre par-dessus la machine à café et la musique. Assis à ses côtés, Dara Kiely semble parfois se perdre dans ses pensées, le regard ailleurs. Si Girl Band a ouvert la voie, les types ne roulent pas sur l’or. Alan est prof de musique. Dara vient de terminer ses études. Un cursus sur les maladies mentales. « J’ai côtoyé un hôpital de jour pendant un an. C’était quelque chose. Les gens partagent leurs histoires constamment. C’est intense. J’espère aller plus loin. Mais je ne sais pas encore trop où. Je voudrais bosser autour de la musique. En Angleterre, tu as par exemple une structure comme Help Musicians. J’aimerais bien travailler dans un projet du genre. » L’association caritative fondée en 1921 soutient de diverses manières les musiciens dans leur carrière. Si elle les aide à émerger, grandir et se développer, elle s’inquiète aussi de leur santé, propose conseils et thérapies. Une de ses enquêtes menée sur plusieurs centaines de cobayes venus du classique, du jazz, du folk et de la pop révélait en 2014 que 67 % d’entre eux avaient souffert de dépression ou d’autres problèmes psychologiques. Les musiciens seraient trois fois plus enclins à la dépression et à l’anxiété que le reste de la population. « Dans un autre genre, chez nous, en Irlande, tu as First Fortnight, une organisation qui s’attaque aux maladies mentales à travers la musique et les arts. Elle utilise la culture, promeut une espèce de folie productive et aide les plus vulnérables avec des thérapies créatives. »

Accro

Dara Kiely connaît bien le sujet. Il a lui-même pété un câble et souffert de problèmes mentaux. Il s’est installé dans une tente au beau milieu du jardin de ses parents, s’est pris pour Dieu et a imaginé que tout le monde lui parlait en métaphores. « J’étais dans un état d’allégresse qui est devenu un épisode psychotique et je suis resté sans dormir pendant huit jours. Puis ça a été la catastrophe, la déchéance, racontait-il en 2015 dans le quotidien The Guardian. Tu commences à avoir l’impression de te connecter à tout, que chaque chanson à la radio est pour toi. J’ai dû arrêter mes études et séjourner à l’hôpital pendant un moment. Je suis passé de l’excitation à la lenteur. Je n’avais plus aucune présence d’esprit. »

L’ennui, la solitude, la déprime, l’anxiété en ont abîmé plus d’un. Les menant dans des cas exceptionnels au suicide. En début d’année, Alex Kapranos de Franz Ferdinand s’épanchait dans les colonnes du Financial Times.  » Prends un groupe de dépressifs. Mets-les dans une pièce tous les soirs avec un accès gratuit à des quantités illimitées de dépresseurs. Joue avec leur structure de sommeil. Fais-les asseoir sans aucune stimulation pendant 23 heures et la 24e, charge leur système de stimulus et d’adrénaline… Je suis curieux de ce qu’il se passera après quelques semaines. »

Duggan ne dit pas autre chose. « C’est pour ça qu’autant d’artistes sont accros à l’alcool et à la came. Tu peux être cassé, pété pendant la journée, le concert va te filer une adrénaline, une excitation incroyables… C’est dangereux. Ça te procure une énergie que tu ne devrais probablement pas avoir. En tout cas, c’est différent d’une journée au bureau. »

Essayer de survivre, de subvenir à ses besoins dans une industrie toujours en bouleversement n’aide pas à la stabilité. A fortiori dans une ville qui se gentrifie. L’endroit où Girl Band a enregistré son premier album est aujourd’hui un hôtel. Les loyers ont grimpé en flèche. À Dublin, comme dans un tas d’autres grandes villes, les artistes sont contraints de partir. « Tu as même parfois des gens qui paient 600 euros par mois pour un lit dans une chambre. Il y a de la créativité en ville, une créativité qui est maintenant reconnue. Mais c’est de plus en plus compliqué d’y vivre. Tout ça est lié à la fiscalité avantageuse du pays. Facebook, Google, Yahoo, Amazon… Tous ont leurs bureaux européens en Irlande. Tu as donc des tas de gens qui débarquent et qui font monter les prix. En plus tu as besoin d’un certain niveau d’éducation pour décrocher ces emplois. »

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Crises de panique

Si les artistes parlent souvent des effets cathartiques de la création, des pouvoirs libérateurs de l’écriture, ils se font aussi parfois rattraper par leur propre musique. « Nos chansons, nos concerts ne me mettent jamais en colère. Mais j’ai connu des moments assez particuliers, avoue Alan. Un titre sur notre premier album, The Witch Dr., me filait des crises de panique quand on le jouait sur scène. Et ce à cause de trucs familiaux qui se produisaient à l’époque dans ma vie. Je n’étais vraiment pas bien, en plein flip. Je me demandais ce qui se passait. C’était vraiment bizarre. Une étrange expérience. » « L’intensité nous a dépassés et nous est revenue en plein visage, acquiesce Dara. Shoulderblades, sur notre nouvel album, me fait le même genre d’effet. La première fois qu’on l’a joué, j’ai été malade en plein milieu du morceau. J’ai gerbé partout. » « Je peux témoigner. On se produisait dans un festival. Il a arrêté en plein milieu de la chanson et on l’a terminée avec l’hymne national irlandais. »

Du haut de leurs 28 ans, ils sont un peu les parrains, les grands frères de la jeune scène rock dublinoise.
Du haut de leurs 28 ans, ils sont un peu les parrains, les grands frères de la jeune scène rock dublinoise.© RICH GILLIGAN

Comme pour prolonger la conversation, le deuxième album de Girl Band, The Talkies, s’ouvre sur une minute 50 de souffle court, d’inspirations et d’expirations inquiétantes. « J’ai été pris d’une vraie crise de panique pendant une session d’enregistrement, retrace Dara. On l’a gardée et on s’est mis en tête d’en faire une breathing track. Comme l’album précédent se terminait avec un maximum de bruit, on s’est dit que c’était un autre exemple de claustrophobie. »

Ce n’est pas la seule singularité de ce formidable disque de post-punk tendu, fiévreux et schizophrène. Fait rare. Unique? Il ne contient aucun pronom personnel… « Je me suis mis à la méditation à un certain moment, explique Dara. C’est un peu lié au bouddhisme. Bouddha a cette citation: « Nothing is to be clung to as I, me and mine » (Rien ne devrait être un objet d’attachement dont on se saisirait comme étant je, moi ou mien) … Je n’ai jamais personnellement entendu un disque qui fonctionnait de la sorte. J’ai trouvé ça intéressant. Ça m’a donné un autre espace de travail, m’a soumis un nouveau challenge. Ça m’a fait écrire mais aussi penser différemment. »

« Ne pas utiliser de pronoms t’offre déjà la possibilité de jeter pas mal de clichés par la fenêtre, embraie Duggan. Nos paroles restent très personnelles. Surtout pour les gens qui connaissent bien Dara. En tant qu’ami proche, je sais clairement à quoi ses textes font référence. Ils sont extrêmement intimes et cryptiques à la fois. »

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Petit exemple? « Apple, penny, table said. Dr Awkward Savage Head. Needs a minute. Got a minute (…) And why is the death so alive. » (Going Norway) « Bien sûr, les cours que j’ai suivis sont liés à ce que j’ai vécu, reconnait Dara. Travailler sur les maladies mentales, c’est te confronter à tes propres expériences dans le domaine. C’est parler sur un terreau commun avec des gens qui ont traversé des expériences difficiles. C’est éreintant. Ça m’a beaucoup fait réfléchir, je dois dire. Ce que j’ai appris n’a pas directement influencé le disque. Il raconte surtout comment je me sentais à un moment donné. C’est ce que ça documente. Après, ça parle de différentes choses. Et de manière plutôt abstraite. »

Zéro déchet

Au-delà des boulots alimentaires nécessaires, des problèmes de santé, des tournées annulées, The Talkies doit sa lente gestation au mode de fonctionnement d’un groupe radical, exigeant, qui aime prendre ses aises et déteste entendre le tic-tac de l’horloge. « On est le genre de mecs qui ont besoin de jouer leurs morceaux encore et encore pour savoir à quoi ils doivent ressembler, résume Duggan. Est-ce que la cassure vient après 13 ou 14 secondes? Ces petits détails peuvent faire une grosse différence. Et chez nous, ils ne se révèlent que dans la pratique. »

The Talkies n’a pas été enregistré dans un studio. Il est né à l’automne 2018 dans une maison. Une grande bâtisse qui accueille d’habitude des mariages et autres joyeuses célébrations. Producteur à ses heures perdues, le bassiste de Girl Band Daniel Fox travaille entre autres pour le festival Electric Picnic à Stradbally. « Le mec qui gère la scène sur laquelle il bosse est le proprio de cette bâtisse. On ne voulait pas enregistrer à Dublin. C’était important. On a pensé partir en Islande. Ce n’était pas possible et puis ça nous aurait coûté très cher. Le mec nous a filé les lieux pour pas grand-chose et plusieurs studios dublinois nous ont aidés. Ils nous ont prêté un tas de matos. Un truc de fou qui a agi sur nous comme des encouragements. On peut parler d’un disque très bon marché.  »

Zéro déchet. Quand à la fin des sessions, leur label, Rough Trade, leur a demandé combien ils avaient de b-sides dans leurs tiroirs, les Irlandais en étaient dépourvus. « On en a écrit exprès. Ce qui est quand même un peu ridicule, faut le reconnaître. » Lors de son concert au Botanique le 7 novembre, Girl Band partagera la scène de l’Orangerie avec Fontaines D.C. Mais aussi The Claque, un side-project d’Alan. « Je ne sais trop comment décrire ce qu’on fait. On est encore en train de se chercher. Je citerais Broadcast, Stereolab comme références. » « Tu as vu ça, il assure lui même ses propres premières parties« , taquine Dara. Le rendez-vous est fixé.

Girl Band – « The Talkies » ****(*)

Distribué par Rough Trade/Konkurrent. Le 07/11 à l’Ancienne Belgique.

Girl Band:

Dès le dérangé Why They Hide Their Bodies Under My Garage?, reprise malsaine d’un hit house britannique signé Blawan qui lui avait servi de carte de visite, Girl Band suintait la schizophrénie. Guidé par la voix et le phrasé à bout de souffle de son chanteur Dara Kiely. Disque lugubre, radical, plombé, puissant, industriel, The Talkies commence avec l’une de ses attaques de panique (une vraie, si, si) avant de se promener hagard dans son cerveau torturé. Kiely a gommé les pronoms personnels de toutes ses paroles et expurge dans des hurlements libérateurs. Le climat est malsain. La nuit tombée, la fin du monde proche. Girl Band crache l’apocalypse à la face de l’auditeur comme le faisaient jadis les Liars. Un must.

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