Serge Coosemans

Et si la presse musicale avait malgré tout un avenir (ailleurs)?

Serge Coosemans Chroniqueur

Avec dans les dents vingt ans de presse culturelle souvent gratuite et donc dépendante de la publicité, Serge Coosemans a forcément un avis sur la récente disparition de magazines musicaux nés lorsque Kurt Cobain était encore là et sur l’avenir des médias qui donnent des bons points aux chansons. Il a beau être mesuré, il pourrait ne pas plaire à tout le monde, c’est le Crash Test S01E40.

Lorsque j’ai appris la fin du gratuit musical RifRaf, magazine dont je fus au siècle dernier le rédacteur en chef, j’étais en vacances en Normandie et j’y ai vomi deux fois des huîtres. Cette très fine allusion à une célèbre réplique de Desproges n’est pas là que pour le détournement de bon mot, elle résume aussi plutôt correctement le fond de ma pensée: ça fait mal mais il faut purger. RifRaf a disparu comme a disparu quelques semaines plus tôt la revue française « pop & moderne » Magic, elle aussi strictement musicale, et comme disparaîtront sans doute très vite d’autres périodiques culturels; Technikart et Trax étant sans conteste tous deux bien pâlichons depuis le début de l’année. Bref, c’est la sinistrose totale et le secteur, comme le relevait Julien Broquet dans son récent papier sur le « décès programmé de la presse musicale », a des « allures de cimetière ». Oui, mais de cimetière des dinosaures, j’ai envie de dire, ou alors de cimetière dont les morts pourraient bien un jour ressortir de leurs tombes pour tenter de venir nous manger le cerveau.

Bien sûr, ceux qui ont aujourd’hui envie de se lancer dans une aventure éditoriale afin de gagner leur vie préfèrent de loin sortir des magazines sur la bouffe, l’immobilier et la télé-réalité, puisque c’est là qu’il y aurait du pognon à prendre et des partenariats à signer. Bien sûr, il serait étonnant qu’un magazine culturel puisse à nouveau marquer une génération, comme l’ont jadis fait Rolling Stone, le New Musical Express, Les Inrocks ou même, dans une moindre mesure, Technikart. Dans 10 ou 20 ans, dans le monde des médias, on parlera sans doute de génération Gorafi ou de génération Vie de Merde, pas de génération Gonzaï, ni de génération New Noise, Tsugi ou Noisey (de génération Vice oui, mais bon…). Dans 10 ou 20 ans, je crois toutefois qu’il existera une presse culturelle et musicale de qualité et un public de niches pour la suivre, tout simplement parce que dans 10 ou 20 ans, existeront de nouveaux modèles non seulement rentables mais aussi éditoriaux. Là, c’est trop tôt et ça coince aussi parce que les gens qui ont travaillé dans la musique durant les années 80, 90 et 2000 et qui sont aujourd’hui obligés de se réinventer sont tout simplement trop lessivés pour le faire, ou du moins davantage nostalgiques que tournés vers le futur.

Un pied dans les souvenirs, un pied dans la semoule, je continue pourtant de sentir flotter tout autour de nous comme des fantômes de très bonnes idées et peut-être même de véritables solutions à cette crise de la presse écrite (papier ou Web, on s’en fout) et qui n’attendent que de bons médiums pour s’incarner. Dans l’article de Julien Broquet, Fabrice Delmeire, rédacteur en chef de RifRaf de 1999 à 2016, évoquait « le rouleau compresseur de l’actualité, des journées promo, des priorités fixées par les maisons de disques… » Maintenant que nous savons que l’industrie du disque n’estime plus devoir recourir à la presse musicale pour assurer la promotion de ses artistes, peut-être qu’un début de solution est justement de s’en passer plus ou moins drastiquement, de publier des médias musicaux et culturels qui ne soient pas de simples recueils de conseils d’achat, qui ne soient plus focalisés sur l’actualité et l’aspect promotionnel plus ou moins habilement transcendé. Fin 1995, lorsque je suis devenu rédacteur en chef de RifRaf, la ligne du magazine définie par les éditeurs était très claire: il leur était cher que le magazine rende service au lecteur, qu’il soit davantage informatif que critique (oui, on a un peu détourné le bazar). Aujourd’hui, je pense que cela n’a plus beaucoup d’intérêt dans le monde ultra connecté de 2016, où la 4G fonctionne même mieux en province que dans les grandes villes. Quand n’importe qui n’importe où (et n’importe comment) a un accès direct à l’information, pour se distinguer, il faut forcément proposer autre chose que du strictement informatif.

« Top-cool, coco »

Ça fait longtemps que je pense ça, que je parle de ça, mais ça ne fait que quelques mois que je peux citer des exemples constructifs d’articles et de projets médiatiques allant en ce sens. Avant, c’était beaucoup plus vague, un peu utopique même, ça pataugeait. Là, les choses bougent, lentement, petitement, juste « quelques gouttes de Médoc dans l’immense océan de Sangria » mais au moins cela indique-t-il que la production de Médoc reste possible. Je pense à Gonzaï, version papier, où Benoît Sabatier signe désormais à chaque livraison de longs papiers sur des groupes aussi géniaux que mal connus et n’ayant généralement aucune promo et encore moins d’actu: Chrome, Television Personnalities, DAF. Je pense au récent gros dossier sur Michel Sardou dans le magazine Schnock, artiste difficilement défendable et aux disques tout sauf recommandables, mais sur lequel il y a des choses passionnantes à dire, ne fut-ce que parce qu’il incarne une image de Français de droite qui fait nettement plus peur aujourd’hui que sous Pompidou. Personne chez Schnock n’a envie de vous faire acheter des disques de Sardou, ce sont juste de bons papiers fignolés qui procurent un gros plaisir de lecture et, mine de rien, le gros plaisir de lecture fignolé a justement trop souvent été le grand absent d’une bonne partie de la presse musicale de ces dernières années. Je pense encore à Audimat, une revue un poil masturbatoire mais qui a au moins le mérite de casser le ton « top-cool, coco » de la presse musicale en proposant de bons articles analytiques et intrigants sur des artistes pas non plus toujours achetables, Céline Dion ou les grosses daubes R&B, par exemple. Rough Trade, le fameux disquaire de Londres, publie lui aussi désormais un magazine, a priori plutôt bon.

Ce qui nous mène sur le terrain économique. Rough Trade, un disquaire, publie donc un magazine musical et en France, ce sont des marques comme Red Bull, Schweppes et Heineken qui financent leurs propres médias musicaux. Quant à Audimat, c’est un périodique édité par le festival Les Siestes Electroniques. Bref, voilà des idées de financement. Il y a un peu plus de 15 ans, Mofo, principal concurrent de RifRaf, avait implosé suite à la contestation par l’équipe rédactionnelle d’un accord publicitaire jugé trop intrusif avec une marque de jeans qui s’était effectivement comportée en locataire envahissant. Aujourd’hui, on commence par contre à raisonner en termes beaucoup plus win-win. Lorsque des Red Bull et autres Schweppes se lancent dans l’édition de contenus, ils font appel à une expertise externe dont le savoir-faire crédibilise la marque auprès d’un public ciblé réputé difficile. Il n’est donc pas du tout dans l’intérêt de ces marques d’aller trop influencer le contenu de ces médias, de ne pas laisser de latitude aux experts engagés pour s’y exprimer. Bien sûr, ce qui commence à fonctionner en France, qui est un marché de première catégorie, n’est peut-être tout simplement pas adaptable et rentable en Belgique, pays vraiment trop morcellé et culturellement disparate que pour y voir prospérer un projet flamand ou francophone à échelle nationale. C’est d’ailleurs un peu l’histoire secrète de RifRaf, ça: des Flamands qui éditent un magazine francophone aux emballements et aux idées caustiques souvent pour eux très difficiles à comprendre. Et inversement. Autrement dit, si la presse musicale a sans doute un avenir, c’est ailleurs, pas ici. Les magazines immobiliers, par contre, en Belgique…

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