Enquête: comment font les chanteurs pour ne pas oublier les paroles?

Même les plus aguerris ont des trous de mémoire. Julien Clerc en sait quelque chose. © Redferns
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

C’est le cauchemar de chaque artiste: même s’il a écrit ses propres paroles, un chanteur n’est jamais à l’abri d’un trou de mémoire. Comment éviter l’accident? Quels stratagèmes mettre en place? Est-ce que « prompter », c’est tromper? Tentatives de réponses…

La scène a beau avoir une dizaine d’années, elle est toujours aussi douloureuse à regarder. Ce jour-là, invité sur le plateau du Téléthon, Julien Clerc entame le morceau Déranger les pierres, en duo avec Carla Bruni. Tout à coup, son regard se trouble, ses mots vacillent. Il doit s’arrêter. C’est le trou de mémoire. Voire carrément un fossé: en direct, devant des millions de téléspectateurs, il doit s’y reprendre à trois fois avant de retrouver petit à petit le fil, aidé par Bruni.

Aussi expérimenté soit-il, Julien Clerc vient alors de vivre ce qui pend au nez de chaque artiste. Qu’il n’ait, en l’occurrence, pas écrit les paroles de la chanson ne change pas réellement grand-chose: auteurs ou simples interprètes, tous les chanteurs doivent faire face à un moment ou l’autre aux caprices de la mémoire. Comment s’en sortent-ils? Quels trucs mettent-ils en place pour retenir leurs textes? Voire quelles béquilles éventuelles peuvent-ils se permettre?

Le prompteur, par exemple, n’est pas réservé qu’aux présentateurs du JT. Dans le milieu de la musique, il est même beaucoup plus courant qu’on ne le pense. Les plus grands l’ont utilisé, comme Frank Sinatra. Après avoir oublié des paroles pendant un concert à Central Park en 1967, Barbra Streisand ne montera également plus jamais sur scène sans prompteur. Y sont reproduits forcément tous les textes de ses chansons, mais aussi ceux de ses interventions: chaque mot prononcé -y compris ceux pour annoncer, par exemple, un duo avec son fils- sont écrits à l’avance et relus en direct, mot pour mot… Même dans la sphère rock, certains se font aider: invité l’an dernier dans le podcast de Mike Skinner (The Streets), Liam Gallagher avouait ne pas pouvoir se passer d’écran. « C’est terrible, mais j’en ai besoin. Je pourrais répéter tout ce qui y est écrit, même les pires conneries. »

En France, on n’est pas en reste. Johnny Hallyday avait ainsi son « souffleur » officiel, Patrick Jacob, chargé de faire défiler le prompteur en direct, tandis que Charles Aznavour invoquait son grand âge (et son répertoire de plusieurs centaines de chansons) pour justifier le procédé.

Bertrand Belin, lui, n’en a jamais eu besoin. « Disons que là où je me trouve, dans mon milieu, ce n’est pas si courant. C’est surtout pratiqué chez les grosses vedettes de variété, ou, en effet, pour des chanteurs plus âgés qui ont de gros répertoires. Cela étant dit, cela ne me choque pas. Si cela peut rassurer et amener une certaine sérénité, pourquoi pas. Je n’y vois en tout cas aucun signe de mépris par rapport au public par exemple. Après tout, cela n’empêche pas de croire à la chanson. »

Par corps

Auteur avec Persona de ce qui se pose déjà comme l’un des albums français de l’année, Bertrand Belin a visiblement appris à dompter sa mémoire. Le fait d’écrire ses propres textes a forcément aidé. « Surtout au début, quand j’avais un rapport très régressif à la création. Je roulais chaque mot pendant des heures, je les rêvais, je les chérissais. Du coup, je n’avais pas vraiment besoin de les apprendre. C’est un peu différent aujourd’hui, où une chanson peut débouler en cinq, dix minutes. Il arrive alors que je doive les répéter avant de les emmener sur scène. Mais c’est assez rare, peut-être un cas sur dix. » Il faut alors revenir vers les mots et les labourer à nouveau. « La plupart se mettent en place comme des gestes. Presque comme au tennis. La bouche se met dans une certaine position, la mémoire moteur du larynx imprime également certains mouvements… »

Bertrand Belin:
Bertrand Belin: « La plupart des mots se mettent en place comme des gestes. Presque comme au tennis. »© WireImage

Pas besoin donc de s’accrocher forcément au sens. Au bout d’un moment, c’est la plastique même des mots, leur sonorité qui restent gravées dans la tête et dans le corps. A fortiori quand ils sont tirés non pas de la langue de Molière, mais de Shakespeare, comme dans l’opéra de Gavin Bryars auquel Bertrand Belin a participé: « C’est vrai que dans ce cas-là, il a fallu faire un travail plus important, à partir du moment où le sens des mots n’était pas tout à fait à même distance de ma bouche. » Plus récemment, c’est dans une création autour des albums Low et Heroes de Bowie, réinterprétés par Philip Glass, que Belin a dû s’investir. « J’ai eu besoin de pas mal de travail pour véritablement rentrer dans le texte, avec toutes ses références, ses dates, ses détails. Ce n’est qu’avec le temps que j’ai commencé à comprendre et visualiser ses différentes zones, rouges, blanches, bleues, celles qui sont plus fortes, ou plus faibles… »

Pour imprimer, il faudrait donc visualiser. Didier Gosset, mieux connu sous le nom de Kaer, du groupe Starflam, ne dit pas autre chose. « Le processus est en effet très « graphique »: on découpe en segments, avec les rimes qui servent en quelque sorte de repères de couleurs. » Devenu également coach scénique (pour le Studio des Variétés), le rappeur liégeois aborde souvent la question avec les artistes qu’il accueille en stage. « On commence généralement par répéter a cappella, en avançant par bloc. À chaque fois, c’est le début qui va donner la clé. Si vous avez les premiers mots, le reste va s’enchaîner. » Pour cela, l’artiste va évidemment s’appuyer sur la musicalité du morceau. « On n’écrit pas pour être lu, mais pour être entendu. Mes textes, par exemple, sont remplis d’annotations, comme une partition: ici, tel mot doit arriver sur la caisse claire, là il est censé tomber juste après ou avant le temps. Ce sont autant d’éléments qui viennent s’ajouter au simple par coeur. »

Logorrhée rap

Toutes ces questions sont particulièrement prégnantes dans un genre comme le rap, particulièrement bavard. « Généralement, chaque couplet compte 16 barres (mesures, NDLR), multiplié souvent par trois. Ça fait pas mal de mots à balancer! », confirme Kaer. Pour exemple, ce rapide calcul à partir des concerts qu’ont donnés respectivement Angèle et Roméo Elvis à l’Ancienne Belgique, l’an dernier: si le rappeur a joué davantage de morceaux (22 contre 15), il a quand même déblatéré grosso modo deux fois plus de mots que sa soeur. Or, parmi les rappeurs, il n’est même pas forcément le plus volubile. « On en parlait justement l’autre jour avec Yvan du groupe Yellowstraps, raconte Primero, membre de L’Or du commun. En concert, quelqu’un comme Georgio, par exemple, débite énormément de textes. » Au sein du trio rap bruxellois, Primero a l’avantage de pouvoir partager les textes avec Swing et Loxley. Il n’empêche: la mémorisation des rimes reste un véritable enjeu. « C’est vraiment la musique et la mélodie qui permettent de graver le texte. Je serais par exemple incapable de slammer la plupart de mes textes. »

Primero:
Primero: « Quand j’ai commencé il y a dix ans, je me demandais vraiment quelle quantité de textes j’allais pouvoir absorber. »

Dès le départ, la question de la mémoire a travaillé Primero. Jusqu’à devenir une obsession. « Quand j’ai commencé, je me demandais vraiment quelle quantité de textes j’allais pouvoir absorber. Quelle est la limite de mon cerveau? À partir de quel moment devra-t-il supprimer d’anciens morceaux pour pouvoir en absorber de nouveaux? » Aujourd’hui, il a arrêté de se triturer les méninges. Avec L’Or du commun, les tournées se sont stabilisées, et la liste des morceaux à travailler est désormais plus balisée. C’était moins le cas il y a 7 ans d’ici, quand le groupe s’est lancé. « À l’époque, on pouvait se retrouver à participer à un freestyle, mais sans savoir s’il allait durer quinze minutes ou toute la nuit, ni sur quel beat on allait devoir rapper. Du coup, j’essayais de retenir un maximum de textes dans ma tête pour pouvoir parer à n’importe quelle situation. »

Aujourd’hui, l’ambiance a un peu changé. Les freestyles le sont de moins en moins. Désormais, sur les plateaux radio type Planète rap, les rappeurs préfèrent dégainer leur téléphone, dans lequel ils ont stocké leurs dernières rimes. « D’un côté, c’est assez pratique, relève Primero. Ça permet par exemple de proposer un texte inédit, qui a parfois été pondu quelques heures à peine auparavant. De l’autre, je ne peux pas m’empêcher de penser que ça enlève un peu de sel à l’exercice, on retrouve moins cette communion entre les différents invités, on perd aussi un peu de l’art de l’improvisation. » Récemment, de plus en plus d’artistes rap ou pop ont pris également le pli de doubler systématiquement leur voix d’une bande, lors de leurs concerts. « Ce n’est pas du playback stricto sensu, explique Kaer, parce qu’ils continuent de chanter ou rapper. Mais en cas de plantage, ils peuvent se raccrocher plus facilement. »

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L’art de rebondir

Dans la mémorisation des textes des chansons, la taille des textes à avaler n’est pas tout. La manière dont sont tournés les mots compte aussi. « Dès que vous commencez à jouer sur les assonances par exemple, il faut être plus concentré », souligne Primero. Kaer confirme: « C’est vrai que vous pouvez plus vite vous emmêler les pinceaux et vous perdre dans les sons. Dans À l’Ancienne, par exemple (l’inédit sorti par Starflam lors de sa reformation en 2015, NDLR), j’ai un passage assez rapide et saccadé, qui joue sur les voyelles en « i ». Je sais que si je me perds, je peux tout recommencer depuis le début. » Ou alors lancer un appel au secours à ses camarades sur scène. « En effet. Et puis, dans le rap, vous pouvez aussi compter sur les « backeurs », qui jouent en quelque sorte le rôle de souffleur. »

« Après, se planter n’est pas forcément très grave », glisse Bertrand Belin. Le chanteur français a tendance à dédramatiser. « Certaines chansons, par exemple, sont faites de telle manière que si l’on inverse les mots, ce n’est pas une catastrophe. Cela n’empêche pas la compréhension du morceau en question. Un titre comme Grand duc par exemple (sur son récent Persona, NDLR) ne suit pas une trajectoire narrative bien précise. Du coup, j’ai moins peur de me tromper. » Mais dans les cas où ça arrive, que faut-il faire? Quelle posture adopter? Sur quelles astuces s’appuyer? « Je n’ai jamais vraiment vécu de grand moment de solitude. Mais si cela arrive, je remplace simplement le mot par un autre, j’improvise. Il faut prendre tout ça à la légère. Le principal ennemi de la mémoire, ce sont d’abord les nerfs. »

Kaer (à droite):
Kaer (à droite): « Le problème n’est pas tant le trou de mémoire en soi, que la capacité de retomber sur ses pattes par une pirouette . »

Primero abonde dans son sens: « C’est comme un serveur dans un restaurant qui laisse tomber un verre. Si en plus, il commence à rougir, et à trébucher, il rajoute encore de l’anxiété. Par contre, si vous prenez l’accident sur le ton de la rigolade, que vous improvisez une petite feinte, vous pouvez transformer le moment de gêne en quelque chose de plus positif, voire créatif. » Le meilleur moyen de maîtriser la mémoire serait donc d’accepter ses failles. Mieux: de les exploiter. « Avec le temps, on a appris à retomber sur nos pattes, on est moins stressés. Aujourd’hui, on sait que si l’on vacille, cela peut aussi être une opportunité pour créer quelque chose de nouveau. »

Kaer confirme: « En fait, il existe plein de solutions, qui sont avant tout des solutions « spectacle ». Au fond, le problème n’est pas tant le trou de mémoire en soi, que la capacité de retomber sur ses pattes par une pirouette. C’est arrivé plein de fois qu’on se plante avec Starflam, mais généralement cela ne se voyait pas. » Il faut dire que la capacité de rebondir correspond bien à l’ADN du rap, né dans le Bronx, quand les premiers MC’s improvisaient sur les mix des DJ’s, tels Grandmaster Flash ou Kool Herc. « C’est vrai, conclut Kaer. Mais plus largement, c’est la base-même de l’art du spectacle: ne pas se contenter de reproduire à l’identique, mais laisser de la place au jeu, être capable de se mettre en danger. C’est de là que peuvent naître parfois les choses les plus intéressantes. »

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