Eddy de Pretto, bâtard sensible (entretien)

Eddy de Pretto, le chemin le plus court entre Daniel Balavoine et Frank Ocean? © MARIE SCHULLER
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Après le succès de son premier album, Eddy de Pretto revient avec À tous les bâtards, plus ample mais toujours aussi vindicatif. Un disque « all inclusive », où il est question de freaks, de Jul, du privilège blanc, et de la zone… érogène.

Le buzz a ses raisons que, souvent, la raison ignore. Avec Eddy de Pretto, il fut particulièrement fulgurant. Mais en partie explicable, tant il résonnait avec un certain air du temps. Dès le départ, le jeune banlieusard de Créteil, au sud-est de Paris, a par exemple refusé de trancher entre son amour pour Barbara et celui pour Diam’s, raccord avec une génération mélangeant styles, genres et époques. Pareil sur scène, où il a commencé par arpenter les planches en solitaire, lançant ses chansons aux accents volontiers « breliens », depuis son iPhone. Il y a aussi eu le clip face caméra de Fête de trop, puis celui de Kid, pointant les injonctions du patriarcat -« Tu seras viril, mon kid« . Dans une scène pop française en pleine rénovation, de Pretto trouvait directement sa place.

Restait à la confirmer. Trois ans après l’album Cure, vendu à quelque 300.000 exemplaires, voici donc À tous les bâtards. Il revendique à la fois son « étrangeté » -la pochette, un fan art-, tout comme son envie irrésistible de capter la lumière et d’être aimé. Ce second album réussit surtout le plus compliqué: affirmer une identité tout en ouvrant de nouvelles perspectives, plus amples, plus musicales. Au point d’ouvrir cette hypothèse: et si Eddy de Pretto était, sinon le chaînon manquant, peut-être bien le chemin le plus court entre Daniel Balavoine et Frank Ocean?

Dans Bateaux-Mouches, vous revenez sur vos débuts, « quand j’étais personne« . Vous chantez « Je me voyais déjà en haut, et c’était beau« . Après y être finalement arrivé, vous confirmez que la vue vaut le coup?

(Rires) Disons que le premier album a amené un tas de belles choses, des Zénith, etc. Ce qui m’a évidemment fait énormément plaisir. C’est un vrai bonheur de pouvoir vivre ça. Mais je ne suis pas encore « arrivé ». Les objectifs évoluent. J’ai une folle envie d’aller encore plus haut, d’être entendu davantage. Il n’y a rien d’acquis, rien de définitif. Et certainement rien d’arrêté. En vrai, je ne suis jamais trop satisfait, j’ai toujours tendance à être un peu dans la frustration… Eh oui, je suis de ces gens-là (Rires).

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Le succès amène la reconnaissance, mais aussi inévitablement une certaine pression. Comment comprendre cette phrase dans Tout vivre: « Je dois prendre mon temps/ Sortir du jeu à la va-vite/ Je n’écris pas de poème de sang/ En faisant un concours de bites« ?

Après Cure et la tournée qui a suivi, j’ai voulu enchaîner très vite. Et puis le virus est arrivé. Au lieu de foncer, j’ai dû ralentir. Ça m’a permis de préciser les choses, de profiter de ce temps pour peaufiner, inclure toutes les dimensions que j’avais en tête pour cet album. Et ne pas me laisser guider forcément par des injonctions économiques, ou même par la peur un peu dérisoire d’être oublié. C’est Orelsan qui me disait ça tout le temps: à chaque fois que je le croisais en festival, il me répétait que le plus important n’était pas de sortir des albums rapidement, mais de sortir des putains d’albums. Du coup, je l’ai écouté (Sourire). En tout cas, je suis allé jusqu’au bout de que je voulais faire, tout en préservant l’envie d’en découdre et de dire des choses qui sont importantes pour moi.

Le confinement a donc été utile?

Disons que l’idée de rentrer chez soi à 18 heures pour se préparer une tisane et écouter les albums de Gainsbourg et Dalida, ça change forcément un peu la vie (Rires). En vrai, durant le premier confinement, j’ai adoré ne rien faire. Jouer à la PlayStation, avec les jeux que j’ai saignés, ado: GTA, Les Sims, etc. Ça me rassurait énormément. Je jouais H24, recroquevillé comme un enfant qui a peur de sortir dehors. J’étais figé. J’ai bien essayé d’écrire, mais peu de choses sont sorties de cette période. Jusque-là, je retombais un peu sur les mêmes sujets: les constructions masculines, le sexisme, le harcèlement, etc., qui me ramenaient toujours vers la question de « qu’est-ce qu’être un homme aujourd’hui? » J’avais besoin de distance et de hauteur pour aller chercher un peu plus loin dans mon enfance ou mon adolescence, ou aborder des nouveaux questionnements que je pouvais avoir, parce que la société avait énormément bougé.

« Grâce au succès du premier album, j’assume davantage ma « bizarrerie », ce truc qui me fait me sentir parfois à la marge. »© MARIE SCHULLER

À cet égard, est-ce plus simple aujourd’hui d’assumer votre « différence »? « À refaire, je ne serai pas celui/ qui se plie pour tenter de plaire« , chantez-vous dans Freaks.

Le succès du premier album, tout l’amour que j’ai reçu, ont beaucoup aidé. Je me suis senti légitime de pouvoir assumer davantage ma « bizarrerie », ce truc qui me fait me sentir parfois à la marge. J’ai entendu des gens qui étaient d’accord avec moi. Tout le monde pouvait potentiellement l’entendre. Avec les réseaux sociaux, c’est de plus en plus courant: vous pouvez donner du pouvoir aux gens, simplement en les suivant. Donc bien sûr, tout ça m’a donné une certaine confiance. J’ai des armes que je n’avais pas avant. Sur Cure, par exemple, j’avais l’impression que les injonctions étaient plus fortes que moi: comment être un homme?, est-ce que je dois rouler des mécaniques?, est-ce que je dois mettre des masques dans la société pour aimer? Aujourd’hui, avec ce deuxième album, j’ai l’impression d’avoir gagné un peu plus de place pour admettre et exprimer une complexité plus grande. Une diversité dont on est en train de voir l’explosion dans nos sociétés folles. Et tant mieux! Toutes nos différences, notre non-binarité, notre pluralité, nos cultures… Je voulais que Freaks soit un hymne à tout ça.

Tout en n’ayant jamais caché votre homosexualité, vous avez toujours soigneusement évité de vous retrouver dans le rôle de porte-drapeau de la cause LGBT. Aujourd’hui, vous chantez La Fronde, où vous utilisez le « nous ».

Oui, j’avais envie d’un titre fédérateur. Mais j’aurai toujours le même discours. Par tempérament, je ne me mettrai jamais en tête de gondole, à endosser le rôle de l’icône gay. J’ai beaucoup de copines militantes féministes radicales, avec qui on a parfois des débats houleux là-dessus. Pour moi, l’engagement peut passer par l’éducation, la poésie, la musique, l’art en général. Ils sont aussi importants que le militantisme dans la rue. Ce sont différentes façons d’agir mais l’objectif est le même: faire valoir des droits, une égalité, une tolérance, etc.

Une chanson comme Val de larmes se penche sur la question du privilège blanc.

Je l’ai écrite avant que le mouvement Black Lives Matter ne revienne au devant de l’actualité. Comme quoi l’importance du climat social sur un artiste… On voit bien que ce sont des problèmes qui ont du mal à évoluer, que ce soit aux États-Unis ou en France. Les contrôles au faciès par exemple, ça existait il y a cinq ans, et il y a des chances que ça existe encore dans cinq ans. Quand j’étais gamin dans les années 1990-2000, à Créteil, c’était toujours mon pote Mehdi et mon pote Salim qui étaient arrêtés. C’est cette histoire que je voulais raconter. Ça nous traverse. Aujourd’hui ce qui a changé, c’est qu’il y a une fenêtre pour les écouter, et entendre ce discours. Je serai toujours avec les gens qui sont soumis à un délit de faciès quotidien, comme avec les gens victimes de transphobie, ou d’homophobie. Pour moi, c’est important de l’écrire et de le mettre en musique.

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C’était également important de revenir sur la banlieue dans laquelle vous avez grandi avec des chansons comme Soleil Créteil ou encore La Zone?

Tout à fait. Après, La Zone, c’est comme Désolé Caroline (le prénom désignant ici la cocaïne, NDLR), il y a un double sens. En l’occurrence, c’est le trou du cul (Rires). Je voulais parler de la sodomie, hétéro ou homo peu importe, chez l’homme. Ça me faisait rire de la mettre en parallèle avec la banlieue, et tous les fantasmes qu’elle suscite: elle fait un peu peur, on s’en méfie, on tourne autour mais personne ne veut y entrer. Bien sûr, je parle aussi de la zone, des quartiers qu’on présente toujours comme dangereux, sulfureux, etc. Mais l’anus marche également. Vous la réécouterez dans ce sens-là, vous verrez, ça fonctionne aussi.

« Viens où l’on dit que tout brûle« ?

Voilà!…

Musicalement, l’album est plus riche, plus ample, que son prédécesseur: dans la production, la voix plus chantée, les références américaines plus assumées… Vous aviez envie d’un peu pousser les meubles?

Énormément… Déjà, je bénéficiais d’un peu plus de possibilités et d’assise grâce au premier album. Je voulais me permettre des choses et m’ouvrir au maximum. Il y beaucoup plus d’accords majeurs, solaires, encore plus de chant. Parce que je voulais aussi revenir là où j’avais commencé la musique, c’est-à-dire, vers des artistes comme R. Kelly, des choses très chantées. Je voulais davantage jouer avec mes cordes vocales, aller chercher les hauteurs, les graves, etc. Pendant quatre mois, on s’est enfermés en studio avec mes proches/acolytes/potes -Charlie Trimbur, Tepr, etc. Chaque matin, on se retrouvait à 8 heures et on bossait jusqu’à 20, 21 heures. Ce disque, on l’a beaucoup plus peaufiné que le premier album qui s’était fait un peu dans l’urgence. Il a été réalisé avec plus de minutie, de précision. Je savais aussi mieux où je voulais aller.

Eddy de Pretto, bâtard sensible (entretien)

Quelle a été l’étape la plus compliquée?

Le plus dur, pour moi, a été de trouver l’équilibre entre le côté plus « chanté », qui amène toujours quelque chose d’un peu plus « cheesy » en français, et la tension des sujets. C’était tout le défi: comment ne pas tomber dans la petite chanson qui fait plaisir, en restant un peu subversif, racé dans les thèmes? Avec toujours l’envie d’en découdre, la hargne qui avait fait mon premier album? Je voulais l’urgence, la brutalité, tout en ouvrant davantage musicalement. Donc, je suis allé écouter d’autres références: Daniel Caesar, Frank Ocean, James Blake, ou Steve Lacy de The Internet, etc. Des gars qui sont très présents dans culture hip-hop, qui travaillent souvent avec des rappeurs américains, mais qui chantent et font des vibes de ouf.

Dans vos textes, vous n’hésitez pas à mélanger les registres de langage, y compris un argot très « urbain »: « tout ça pour R« , « tepu« , « raconter nimp« , etc. C’est quelque chose qui vient naturellement ou c’est travaillé?

C’est quelque chose que je vais chercher, qui me coûte, et me taraude. La question de l’air du temps et de l’époque est imparable. Je vis aujourd’hui dans un certain milieu. Mes potes viennent un peu tous du même endroit. On utilise un argot, un langage. On écoute aussi Aya Nakamura ou Jul. J’ai envie qu’on le ressente dans mes textes, puisque c’est aussi comme ça que je parle. Certes, j’ai voulu acquérir énormément de vocabulaire -par envie, pour m’impressionner, répondre à mes plus grandes références (Sourire). Mais en le rééquilibrant avec un dictionnaire de 2021, dans lequel je baigne. Donc parfois, en effet, je mets des « à mort », des « incr », des « wesh ». C’est la réalité, c’est pas de l’invention. C’est moi, comment je vis, comment je parle, et il faut à tout prix que ça se retrouve dans mon écriture. Donc je vais le chercher constamment. Et je vais jouer avec ça. Parfois je vais même consulter dans d’autres dictionnaires moins académiques -Dico 2 rue, par exemple, me plaît beaucoup. Je fais remonter des mots qui m’appartiennent, qui font partie de l’usage commun, là où je vis, là où je traînais.

Eddy de Pretto, À tous les bâtards, distr. Universal. ****

En concert le 14/10, à Forest National.

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