Eddy de Pretto, variété 2.0
Annoncé par la hype, Eddy de Pretto sort enfin son premier album, intitulé Cure. Au programme, une variété 2.0 qui joue des masques pour mieux appuyer là où ça fait mal. Rencontre.
La veille, il donnait un concert complet au Botanique. Mise en scène minimale pour effet maximal: en une heure à peine, rappel compris, Eddy de Pretto a emballé tout son monde. Même De Morgen s’est enthousiasmé dès le lendemain: « Au carrefour entre Jacques Brel, Stromae et Kanye West, de Pretto règle la circulation », « Le Gainsbourg de la génération smartphone ». On n’y avait pas encore pensé, mais c’est vrai qu’il y a quelque chose du Gainsbourg des débuts: même physique atypique et même regard défiant, comme une colère rentrée face à la caméra. « Il est tentant de suivre une hype à l’aveugle. Mais si vous devez consacrer du temps et de l’argent à un seul phénomène (Internet), autant que ce soit Eddy de Pretto », prolongeait encore le quotidien flamand.Carrément.
En France, cela fait un moment que le buzz a été lancé. Depuis un peu moins d’un an, il n’a cessé de prendre de l’ampleur. En juin dernier, le clip de Fête de trop avait commencé à intriguer. Planqué dans les toilettes du club, se filmant à l’iPhone dans le miroir, Eddy de Pretto y crache toutes ses désillusions, groggy et assommé par les excès de nuits trop déliées. Une première occasion pour certains de rapprocher son phrasé de l’emphase brélienne, pour d’autres de lui attribuer des accents à la Nougaro. Musicalement, cependant, c’est au Hotline Bling de la superstar hip-hop Drake que le morceau adresse un clin d’oeil.
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Quelques mois plus tard, le morceau Kid lève un autre coin du voile sur celui que Le Point a baptisé « le rappeur de la génération Nolan« . Le décor a changé -de Pretto affiche désormais son corps gringalet dans une salle de musculation-, mais le dispositif reste le même: face caméra, le chanteur désamorce l’injonction à correspondre aux canons dominants de la masculinité – « Tu seras viril, mon kid/Je ne veux voir aucune larme glisser », ce genre de choses…
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Chaque fois, le tout tient dans une chanson pop de trois minutes chrono, qui correspond plutôt bien à l’air du temps. Faut-il encore le circonscrire? Inauguré notamment par Stromae, confirmé par le succès d’une Christine & The Queens, il tient notamment à ce nouvel état d’esprit porté par une jeune génération décomplexée, qui n’a plus envie de trancher entre les genres (masculin/féminin) ou les styles (variété/ rap). Rencontré une première fois en novembre dernier, autour d’un steak-frites-bière, Eddy de Pretto confirmait: « Ce qui est intéressant aujourd’hui c’est justement de décodifier les genres, d’essayer sans prétention de créer des inédits, en passant par le collage d’énormément de choses différentes. Les bacs de la Fnac, ça ne veut plus rien dire. Moi, par exemple, on m’a glissé dans le « rap/urbain ». C’est dingo! Je n’ai jamais dit que j’étais rappeur (rires). Honnêtement, je ne pense pas que ça sert un projet de trop le définir. » On va tout de même essayer.
La case biographique indique ainsi qu’Eddy de Pretto a grandi dans les barres de la cité Kennedy, à Créteil, au sud de Paris. « Avec toute la réalité qui va avec. Beaucoup de figures viriles dans la rue. De la violence parfois. Ce qui n’empêche pas que j’avais beaucoup d’amis « en bas ». On faisait les 400 coups, on brûlait les poubelles, ce genre de conneries. » Si la bande-son de ces escapades est le rap, à la maison, le décor musical est radicalement différent. Quand sa mère ne joue pas à plein volume les classiques d’Aznavour, Barbara ou Dalida sur la chaîne du salon, Eddy de Pretto écoute en boucle les derniers tubes pop ou r’n’b. Les Spice Girls en haut, Booba en bas: le début d’une joyeuse schizophrénie. Avec sa voisine de l’étage d’en-dessous, il monte des petits spectacles – « on fixait des dates, on répétait, on invitait nos parents dans le salon. C’était hyperimportant pour nous! » L’école confirme ses envies de scène. Contrairement au sport – « je rêvais de faire du basket, mais j’étais petit, fin, tout le monde se foutait de moi »-, les cours de théâtre le voient briller – « ma prof m’encourageait, me disait que je prenais la lumière ». Alors quand il obtient son bac, il passe un deal avec sa mère: si aucune des universités auxquelles il envoie son dossier ne l’accepte, il s’inscrira à l’Institut national des arts de la scène. « Sur les huit facultés contactées, aucune n’a donné suite », rigole-t-il encore aujourd’hui… Son destin est tracé.
Flou artistique
Cette aisance scénique, c’est encore l’une des premières choses qui frappent chez le chanteur. En concert, il est uniquement accompagné d’un batteur, lançant les musiques depuis son smartphone, arpentant la scène de gauche à droite, tel un lion en cage. « Pour l’instant, je tiens à ce minimalisme, parce qu’il permet de se focaliser sur les mots, le verbe, le propos. Je fais une musique assez bavarde, il y a beaucoup de choses à capter. Du coup, visuellement, il faut que ça reste très droit, très direct, sans fioritures. Puis il y a aussi l’idée d’attraper les gens avec très peu de choses. Ce genre de challenge m’excite totalement. » Ce matin-là, au lendemain de son concert bruxellois, Eddy de Pretto a bien les traits un peu tirés. Au cours des dernières semaines, il a finalisé son premier album, Cure. Et, dans la foulée, son agenda s’est encore un peu plus densifié, sa notoriété accrue. Un tourbillon qui peut faire peur, notamment pour sa santé mentale -il en parle dans le morceau Ego (« Si ça continue/Je me taillerai en ogre/Je mettrai à ma vue/Que des gens qui m’adorent/Que des gens qui me dévorent »).
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Mais dans le fond, il est resté aussi abordable et détendu. Seul changement: depuis la première rencontre, trois mois auparavant, Eddy de Pretto a… rajeuni. Alors qu’il avait confié être né en 1991, les articles les plus récents sortis dans les médias français fixent sa date de naissance à 1994. « Ah oui? Étonnant! », lâche-t-il avant d’éclater de rire, et d’avouer. « Vous êtes le premier à relever la supercherie. Disons que c’est ma petite coquetterie à moi. Jusqu’à un certain point, j’aime bien jouer sur cette ambiguïté, qu’on puisse m’imaginer à la fois beaucoup plus jeune, vu ma carrure, ma tronche, tout en tenant des propos plus saillants et vifs, de quelqu’un d’un peu plus mature. Cela étant dit, dans l’absolu, je ne pense pas que ça apporte grand-chose de connaître mon âge exact. J’en révèle déjà assez sur moi par ailleurs » (sourire). Certes. Ce n’est toutefois pas la seule zone de « flou » autour d’Eddy de Pretto. Ses premiers clips ont disparu d’Internet, par exemple. « Ce n’est pas qu’ils ne me plaisent plus. C’est juste que le temps a passé, que des étapes ont été franchies. Ils ne correspondent juste plus au projet actuel. » Il prolonge: « Pendant toutes ces années, j’ai fait des tas de choses: du cinéma, des castings en veux-tu en voilà, etc. Je sais que tout ça va ressortir un jour. Et à ce moment-là, on rigolera bien. Ou pas » (rires). Internet garde tout, même ce qu’on ne voudrait plus voir. Ce qui n’a pas poussé l’intéressé à le fuir, au contraire . « Je m’appelle Eddy de Pretto et je suis sur tous les réseaux sociaux », s’amuse-t-il à annoncer en concert. Sauf qu’il n’est évidemment pas dupe. Comme la plupart de ses contemporains digital natives, il sait bien que Facebook, Twitter et autre Instagram ne sont jamais que des scènes et des théâtres parmi d’autres.
Monstre de soi
Pour autant, on aurait tort de douter de la sincérité de la démarche d’Eddy de Pretto. Car dans le cadre qu’il s’est fixé, le chanteur n’hésite pas à se mettre à nu. À travers les chansons de son premier album se dessine ainsi l’itinéraire d’un ado devenu jeune homme, quittant la banlieue, les rituels des halls d’entrée d’immeuble (« j’ai grandi dans l’attitude, où l’on fait style avec les doigts », sur Desmurs), et un cocon maternel étouffant (Mamère), pour rejoindre Paris, ses libertés et ses excès.
Parmi le public du Botanique, on a pu reconnaître Simon Johannin, jeune auteur, dont le premier roman coup de poing L’Été des charognes, sorti l’an dernier , racontait de la même manière le passage d’un milieu (rural dans ce cas-ci) à un autre, avec tout ce que cela peut engendrer comme conséquences. « Les Inrocks lui ont demandé de me suivre pendant deux jours pour écrire un papier dans leur prochain numéro. On s’est vraiment bien entendus, on a un peu les mêmes centres d’intérêts artistiques, on sort dans les mêmes endroits à Paris. » Plus encore, c’est à Edouard Louis et son premier roman, l’autofiction En finir avec Eddy Bellegueule que de Pretto est toutefois le plus souvent raccroché: l’histoire d’un garçon élevé au fin fond de la province prolétaire, et qui doit s’affranchir de sa famille pour pouvoir vivre enfin son homosexualité. « Tout le monde m’en parle en effet. Il n’y a pas la même dimension d’ascension sociale dans mon parcours, je ne viens pas d’un terroir paumé au fin fond de la France. Mais je peux reconnaître des mécanismes communs, cette revendication à pouvoir être ce que l’on est. »
À écouter Cure, on devine qu’Eddy de Pretto s’en est sorti en multipliant les artifices, en « faisant semblant ». « Moi, je ne quitte jamais mon masque/Il me donne un peu plus de poids », explique-t-il encore sur Desmurs. « C’est le principe de la mascarade: capter les codes pour intégrer une certaine conformité et pouvoir l’analyser de l’intérieur. Gamin, j’adorais par exemple faire le caïd en bas de chez moi, et en même temps jouer aux poupées dans ma chambre. Tout comme aujourd’hui, j’aime me mêler aux mondains dans les défilés Chanel. Parfois, il m’arrive de me donner un nouveau nom, un autre âge. J’adore dire que je suis charpentier, par exemple (rires). Tout ça me plaît. Je tiens peut-être ça du théâtre: j’aime l’idée d’avoir plusieurs faces. Mais sans être faux pour autant. Parce que quand je rentre chez moi et que je me mets devant ma feuille de papier, je ne triche plus. À ce moment-là, j’essaie au contraire de rapporter tout ce que j’ai vécu de la manière la plus franche possible, sans aucune censure. Le but est alors de lâcher prise, quitte à ce que les coutures craquent parfois. » Comme sur le morceau Mamère. L’intéressée l’a-t-elle entendu? « Oui ». Elle l’a bien pris? « Je ne sais pas… Peut-être, oui… Je ne sais pas… »
En concert, cette sensibilité est rendue de manière frontale, fière, presque conquérante. « C’est là que j’essaie de jouer le moins. Je mets juste une surcouche. C’est comme un monstre de soi, plus étoffé, pour prendre la scène. En coulisses, je laisse modestie et timidité pour jouer l’assurance et la surenchère. C’est juste une protection. Une étoffe en quelque sorte… » Il lâche alors une citation: « On ne change pas, on met juste d’autres costumes sur soi. » Schopenhauer? Nietzsche? « Céline Dion! » (rires). Pas mieux.
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Distribué par Universal. En concert le 05/05, aux Nuits Bota. ***(*)
S’il y en a bien un qui était attendu au tournant, c’était lui. En deux singles (Kid, Fête de trop), Eddy de Pretto a en effet réussi à marquer les esprits, rappelant certaines figures tutélaires de la « grande » chanson française (Brel, Nougaro, Barbara, Aznavour), tout en embrayant sur une certaine modernité -dans la forme comme sur le fond, abordant les questions de genre, de réalité virtuelle… Sur son premier album, le geste est étonnamment maîtrisé. Une proposition à ce point affinée et circonscrite qu’elle pourrait paradoxalement déjà ne plus vraiment surprendre. Heureusement, de Pretto ne s’épargne pas, verbeux certes, mais généreux en punchlines tranchantes, osant la mise à nu dans un premier album singulier.
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