Avec son nouvel album, le magnifique hopefully!, l’Anglais Loyle Carner trouve une nouvelle forme d’épanouissement, couchant ses états d’âme sur une forme musicale de plus en plus aboutie, entre rap, soul, jazz et rock indé. Un must.
La dernière fois que l’on croisait Loyle Carner, c’était en 2022, sur la scène du Dour Festival. Pour tout décor, le rappeur anglais avait choisi de projeter des dessins de son fils, alors âgé de 2 ans. Aujourd’hui, le fiston apparaît dès le premier morceau du nouvel album, tapotant du xylophone sur Feel at Home, prend carrément le micro sur le dernier, About Time, et gribouille la photo qui sert de pochette à hopefully! Les esprits ont beau évoluer, pas certain que tout le monde soit toujours prêt à voir une pop star abandonner une partie de son glamour pour enfiler le costume du daron.
Loyle Carner n’est toutefois pas une star, ni un rappeur, tout à fait comme les autres. Il ne l’a jamais été. Dès son premier album, il a décidé de ne pas faire semblant, préférant exposer ses fragilités que rouler des mécaniques. Sur Yesterday’s Gone, en 2017, il se lançait dans le rap en évoquant notamment le décès de son beau-père, ou ses problèmes de dyslexie –son vrai nom est Coyle-Larner– et d’hyperactivité –il lancera même des stages de cuisine, Chili Con Carner, pour les gamins souffrant de troubles de l’attention. Sur l’album suivant, Not Waving, but Drowning, en 2019, il intitulera d’ailleurs l’un de ses morceaux Ottolenghi, du nom du célèbre chef anglo-israélien: c’est toujours l’un de ses plus gros tubes.
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Trois ans plus tard, sur Hugo, le ton se fait un peu plus ombrageux. Il y est question de violences urbaines et de racisme ou encore de ce père biologique absent, avec lequel Loyle Carner est parvenu à renouer. «C’est marrant, ce matin, mon fils a justement ressorti le vinyle de l’armoire. En le reprenant en main, je me suis dit que j’étais très reconnaissant d’avoir pu réaliser un album comme ça. Mais je me suis aussi rappelé que cela avait été très dur à faire. J’espère ne plus devoir retourner à ce genre d’endroit.»
Mort de trouille
Tendu et nerveux, le premier single s’intitulait d’ailleurs Hate. Aujourd’hui, le nouvel album a été baptisé hopefully! et retrouve une forme d’apaisement. Une question d’âge? Ou de succès, après avoir passé haut la main le cap du troisième album (en lice pour le Mercury Prize, Hugo est aussi son album qui a le plus vendu)? Ou alors, s’agit-il simplement d’un effet collatéral de la paternité? «Je me fous davantage de ce que les gens peuvent penser de moi. Je ne suis plus le personnage principal de mon film, et ça me va très bien.»
Plus jeune, j’ai pu avoir l’impression que le hip-hop était le seul médium qui permettait à quelqu’un comme moi d’exprimer ses sentiments.
A (bientôt) 30 ans, celui qui est devenu également entre-temps père d’une petite fille a décidé en tout cas de davantage lâcher prise. Même si cela ne tient pas forcément à grand-chose, c’est frappant dès les premières minutes du disque, démarrant sur des notes de piano méditatives, tandis que le flow prend des contours impressionnistes. Quelques morceaux plus loin, sur Lyin, Loyle Carner se met même à… chanter. «J’étais mort de trouille! Je le suis encore d’ailleurs. Ce n’était vraiment pas le plan de départ. J’avais juste posé la ligne mélodique pour la faire rechanter plus tard par quelqu’un d’autre. Mais personne n’était dispo… Et puis, tout le monde me poussait à garder la prise. Donc on a fini par la laisser.»
Sur Hopefully!, le rap reste bien l’un des principaux carburants, mais plongé dans un bouillon musical fait de jazz, de soul et de rock indie. «J’ai toujours écouté de tout. Mais plus jeune, j’ai pu avoir l’impression que le hip-hop était le seul médium qui permettait à quelqu’un comme moi d’exprimer ses sentiments. Aujourd’hui, cela reste une partie importante de mon univers. Mais ce n’est plus la seule. Cela ne devrait pas l’être, pour qui que ce soit», confie celui qui dit avoir beaucoup écouté récemment des groupes comme Idles, Big Thief ou Fontaines D.C.
C’est l’histoire d’un mec
Hugo était un album noueux, ruminant les dégâts de la masculinité toxique –pour l’anecdote, Loyle Carner a été aperçu sur le plateau d’Adolescence, la série-phénomène de Netflix imaginée par Stephen Graham («un ami à moi»), mettant en scène un ado pris au piège des discours masculinistes. De son côté, hopefully! choisit l’espoir comme «antidote au cynisme ambiant». «Aujourd’hui, ne pas céder au désespoir ou à l’ironie est peut-être devenu l’acte politique le plus radical qui soit.»
Positif, chaleureux comme peut l’être son auteur, hopefully! évite heureusement de glisser dans le syndrome de l’album-cocooning. Derrière l’apparente tranquillité, la tempête gronde, les états d’âme affleurent, notamment dans les textes –moins précis, mais plus profonds. «J’imagine que vous connaissez l’histoire du gars qui va voir son psy parce qu’il se sent déprimé. Le psy lui prescrit des antidépresseurs. Mais l’homme ne va pas mieux. Il retourne voir le médecin qui lui conseille alors de se rendre au cirque et de rencontrer le clown, dont tout le monde dit qu’il est le plus drôle et le plus positif au monde. C’est là que l’homme lui dit: «Mais docteur, c’est moi, le clown!» (rires) Je n’en suis pas là, mais c’est vrai que même si j’essaie de rester positif et d’être ouvert aux autres, j’ai forcément mes propres questionnements…»
Rappeur déconstruit
Plus que jamais, Loyle Carner est donc ce rappeur déconstruit, ouvert sur ses sentiments les plus intimes, et sensible aux tourments du monde –par exemple, sur le morceau-titre pour lequel il a samplé une interview de l’un de ses pères spirituels, le poète dub Benjamin Zephaniah, décédé fin 2023. Avec hopefully!, il sort sans doute son album le plus cohérent et consistant, lâchant la bride à ses musiciens pour prendre davantage un rôle de réalisateur –«J’ai longtemps été complexé par mon manque de connaissances musicales. Aujourd’hui, je sais toujours à peine gratter trois accords à la guitare, mais je me sens mieux outillé.»
Ceux qui connaissent déjà l’univers de Loyle Carner ne seront pas déstabilisés. Sur hopefully!, cependant, la proposition musicale n’a jamais semblé aussi aboutie, réussissant à la perfection à combiner élégance musicale et angoisses intimes. «Je me suis rendu compte qu’une bonne partie des paroles reste assez sombre, là où la musique est plus enlevée. Mais ce genre de juxtaposition représente au fond assez bien ma relation avec mon fils et ma fille. J’amène la gravité, ils apportent la légèreté et la lumière. Et quand on se retrouve, après l’école, on regarde qui va gagner, qui va l’emporter. Si j’ai de la chance, ce sont eux…»
Loyle Carner, Hopefully!, distribué par Universal. Le 25 octobre à Forest National, à Bruxelles.
La cote de Focus : 4,5/5