Akro, une vie rap

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Avec Rap Game, Thomas Duprel, alias Akro, retrace son parcours d’enfant du hip hop, de Starflam au média Tarmac. Entretien.

Si le rap belge a la cote, il n’a pas toujours la mémoire. On peut compter sur les doigts d’une main les ouvrages qui auront essayé de retracer son histoire. Il ne faudrait donc pas passer à côté de Rap game, l’autobiographie d’Akro. Malgré ses défauts, elle arrive à point pour alimenter une documentation hip hop belge lacunaire, donnant quelques pistes pour remonter le fil de l’histoire. D’autant que Thomas Duprel, de son vrai nom, occupe une place particulière dans ce récit du rap belge. B-boy au moment où le rock était encore dominant, Bruxellois dans un groupe liégeois (Starflam au cas où), et enfin quadra (né en 1976) à la tête du média jeune de la RTBF (Tarmac), il a toujours été à la fois dans le courant et un peu à part. Explications.

Comment est née l’idée du livre?

Arrivé à un certain âge, on a envie de faire le point. En tant qu’artiste, c’était aussi intéressant pour moi de partir sur un autre format. Moi qui ai toujours aimé l’écriture, je me suis demandé si un livre était à ma portée. Puis, je veux être également dans la transmission. J’ai envie de laisser une trace, de donner quelques clés à des jeunes artistes sur « comment faire les choses », à partir de mon parcours: d’un rap à l’ancienne jusqu’à lancer un média digital. En Belgique, il n’y a pas énormément d’artistes qui ont tenté l’exercice de l’autobiographie. En rap en tout cas, je n’en vois pas trop.

En France, c’est en train de changer, notamment avec de nouvelles maisons d’édition comme Faces cachées, qui a publié l’autobiographie de Manu Key, ou des livres comme celui qu’a publié Kamal Haussmann à propos du collectif Time Bomb. Dans une interview, ce dernier expliquait qu’il avait fait attention à la forme, pour que le livre puisse parler à tout le monde. Était-ce également un facteur auquel tu as été attentif?

Oui, je crois que c’est super important dans la façon de développer un texte. J’ai voulu par exemple créer des chapitres assez courts, et qui vont droit au but. C’est un peu l’idée d’un format magazine, avec beaucoup d’illustrations. Personnellement, je sais que je passe souvent par là quand je rentre dans un bouquin. Je viens de lire par exemple la bio d’Obama. Je voulais comprendre les coulisses de ce qui se négociait à l’époque dans ses campagnes, qui étaient déjà digitales, et super inspirantes. Malgré tout, j’ai quand même été vite voir au milieu les photos du Obama étudiant, à son mariage, etc. Donc, il y a quand même un attrait important pour les visuels.

À qui l’as-tu fait lire?

À ma femme, d’abord. Les gars de Starflam. Au département promo et presse de la RTBF aussi. Je voulais avoir leur validation. Je ne donne pas vraiment de chiffres, je ne révèle aucune donnée confidentielle. J’explique simplement comment un média comme Tarmac a été créé, pourquoi je me suis senti légitime à cette place, ce que ça m’apporte, etc. Parfois je peux être cru, rentre-dedans, je dis les choses telles quelles. Même si j’ai beaucoup de bienveillance, ce n’est pas non plus un livre lisse. Certains vont peut-être prendre certains passages personnellement, des personnes que j’ai pu blesser… En tant que manager, j’ai appris beaucoup de choses. En formant une équipe, j’ai parfois dû me séparer de certains profils. Il y a plein de choses comme ça que je n’avais pas mesurées au départ. Donc j’ai forcément fait des erreurs, et j’en parle.

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Tu expliques que le livre est aussi l’occasion de mettre la lumière sur certaines personnes, des pionniers du mouvement qu’on a parfois oubliés, comme Sly-D par exemple.

Tout à fait. J’étais encore ado, j’allais répéter chez lui, avec juste un ampli et deux micros. Quelqu’un comme Seg aussi, de Starflam, a été très important. Ce sont des gens comme ça qui m’ont donné accès à cette musique, et qui m’ont amené à rapper quand j’avais 14, 15 ans. On a grandi avec NTM, la compile Rapattitude et, en Belgique, des gens comme BRC. Quand j’ai été acheter leur disque, c’est comme si je ramenais un trésor à la maison. C’était l’un de mes premiers vinyles. Quand j’ai posé l’aiguille, et que j’ai entendu des gars belges, bruxellois qui rappaient en français, c’est comme si un ovni s’était posé dans le jardin! On était vraiment aux balbutiements du truc. J’écoutais aussi Sally (NdR: Défi J) quand il a rappé sur Fly-girl (ci-dessus). Sly-D, lui, était déjà en train de faire des tournées avec Kiwi, qui était assez pop-commercial (ci-dessous). On le voyait revenir de France où il avait joué devant 2000 personnes avec Benny B, MC Solaar, etc. Je les voyais comme des modèles de réussite, des grands frères. Daddy K, c’est la même chose. J’allais me faire coiffer au salon de Dominique de Paris de la Basilique où Daddy K faisait ses coupes. C’était la période New Jack Swing, Yo MTV Raps, etc. Et nous, on voyait ses grands frères belges qui portaient les mêmes fringues que dans les clips. On voulait leur ressembler.

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Aujourd’hui, le rap est devenu une évidence, a fortiori chez les jeunes. Ce n’était pas le cas quand tu étais ado. A l’époque, dans les cours de récré, le débat portait plus sur U2 vs Simple Minds, que Iam vs NTM, par exemple. Sais-tu aujourd’hui pourquoi tu es tombé dans le rap plutôt que dans le rock, par exemple?

Fin des années 80, début des années 90, on était déjà une génération très mélangée. En bas de chez moi, à Jette, il y avait les blocs, le quartier Esseghem, où il y avait autant de Marocains que de jeunes d’origine italienne, congolaise, etc. Tout le côté du rap comme catalyseur des banlieues et de la génération Blacks Blancs Beurs unifiée, a déteint sur la Belgique. Un groupe comme BRC a été l’emblème de cette génération multiculturelle qui prenait enfin la parole. Moi quand je sortais de l’école, que j’allais jouer au foot ou basket, j’étais avec des jeunes qui ressemblaient de NTM. Pas à des gars de U2 ou d’Indochine. Il y en avait évidemment. À un moment, il y a eu le grunge, c’était Nirvana contre les rappeurs de la classe. Puis il y a eu tous les boys band. En 3e humanité, quand j’ai commencé à rapper, les filles collaient sur leur farde des images d’East 17 ou des Backstreet Boys. Des groupes qui reprenaient d’ailleurs déjà des codes du hip hop… Nous, on était davantage dans la contreculture. On voulait véhiculer des messages, être hardcore, prendre des positions. On était inspiré par Public Enemy, EPMD, Ice T, etc. Ou en France, Assassin, NTM, Iam, etc. C’est eux qui m’ont influencé, pas le rock.

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Tu parles aussi de Dick Annegarn, qu’écoutaient tes parents. « Pas besoin de vin pour être saoul/Pas besoin de sous pour être bien« , chantait-il. Quelques lignes plus loin, tu prends cependant le contrepied quand tu expliques « je place toute mon énergie à faire du fric pour mettre les miens à l’abri« .

Mes parents, c’était la deux CV, avec l’autocollant anti-nucléaire jaune derrière. On ne partait pas non plus en vacances. Mon père était très à gauche, ma mère aussi. Elle était enseignante. Avec mon père adoptif, ils avaient 7 ans d’écart. Je l’ai vu encore pousser des caddies au supermarché, comme job d’étudiant, tandis que ma mère cumulait deux jobs. J’avoue qu’aujourd’hui, j’ai pas forcément envie de donner ça à mes enfants. Je veux qu’ils soient à l’aise. Donc oui, je préserve des valeurs de gauche dans mes idées, mais je n’ai pas de problème avec l’entrepreneuriat, et le fait de faire du fric. D’autant que le tableau qui s’annonce ne s’annonce pas réjouissant. Je dois protéger mes enfants, et cela passe par faire de l’argent, acheter des biens immobiliers, etc. Je veux que, plus tard, peut-être, elles puissent avoir une soupape de sécurité. C’est l’époque, son insécurité, qui m’a rendu en partie comme ça! En fait, entre mes parents très flower power, très fleur bleue, et les gars avec leur chaîne en or que je voyais dans les clips, je n’ai pas choisi (rires). Et puis, aussi soixante-huitards qu’aient pu être mes parents, ils ont quand même fini par rentrer dans le « rang ». Donc autant tout de suite rentrer dans le moule, voire le fabriquer soi-même.

Tu parles de tes parents. Est-ce que le livre est aussi l’occasion de confier un récit plus intime?

Non pas vraiment. Par exemple, sur les histoires d’héritage, le fait que je ne connaisse pas mon père biologique, je n’ai toujours pas toutes les réponses aujourd’hui. Je n’avais donc pas les clés pour le raconter. Au-delà, je ne trouvais pas cela forcément très intéressant. Je n’avais pas envie de rentrer dans le côté psychologique, « fissures personnelles », etc. Je préférais vraiment aller sur le profil musical, artistique.

Mais tu évoques par exemple le vitiligo, dont tu as pu souffrir.

Oui, j’en ai eu quand Starflam s’est arrêté. J’ai eu ce choc de voir s’arrêter un truc qu’on avait construit. Tout à coup, je voyais exploser ce pacte que l’on avait ensemble, qui charriait un idéal, des valeurs. On vantait un modèle que l’on n’arrivait pas à appliquer à nous-mêmes. Il y a un gros deuil à faire. Donc oui, sur la fin, j’ai vu des taches blanches apparaitre sur ma peau. Le vitiligo peut venir soit d’un dérèglement de la thyroïde, soit d’un facteur génétique, soit d’un choc. Je pense que chez moi, c’était plutôt ça, parce qu’aujourd’hui cela a disparu. Mais je raconte dans le livre que je suis passé par l’acupuncture, chez une sorte de marabout. Moi qui suis cartésien à mort! (rires)

Akro, une vie rap
© Lamiroy

Tu évoques finalement assez rapidement de Starflam, sans t’appesantir.

Oui, parce que cela n’a pas non plus duré si longtemps que ça. C’est bien sûr Starflam qui m’a créé. Mais au fond, cela a été assez bref. Je n’ai pas du tout voulu la balayer, mais aller à l’essentiel de ce que moi, j’ai pu en retenir. C’était aussi une aventure où l’on se voyait surtout le weekend. Je n’ai pas vécu H24 ma vie dans Starflam. Après, c’est clair qu’il y a évidemment des anecdotes, en tournée par exemple. Mais elles ne sont pas si intéressantes que ça… De la même manière, les créations des albums n’étaient pas non plus des grands laboratoires. On allait vite au compromis. On avait ce petit « comité de censure » comme on l’appelait entre nous. Chacun présentait son couplet devant les autres, et ça passait ou ça cassait. Tout cela je l’explique. Mais cela ne servait à rien de s’attarder.

Pourquoi Starflam n’a-t-il pas mieux marché en France?

On était tributaire d’une vision française du Belge qui doit être « rigolo ». On tournait avec Assassin, on se retrouvait disque du mois dans l’Affiche. Malgré cela, quand on rencontrait quelqu’un comme Benjamin Chulvanij, alors boss de Hostile, il réussissait à nous dire: « OK, très bien, mais vous êtes belges, vous devez faire de la musique qui parle de moules et de frites ». On devait faire dans l’humour « surréaliste ». On était très vexés. On avait des opportunités en Suisse, au Canada, tandis que la France nous snobait… C’était très frustrant.

Sais-tu aujourd’hui précisément ce qui a causé la fin de Staflam?

C’est un problème de communication. Certains ont commencé à vouloir faire des solos. Ce qui a créé des mésententes. Il y a aussi des problèmes de santé dans le groupe, avec Seg qui a dû être opéré d’une tumeur au cerveau. Cela a été très dur à vivre pour lui, comme pour le groupe. Cela devenait compliqué de continuer dans ces conditions. Puis, un jour, Baloji a flanqué le groupe par terre en plein milieu d’un concert en Flandres, sans nous en avoir parlé. Il a rédigé son communiqué de presse avec la maison de disque, de son côté. Évidemment, cela a coupé le groupe en deux. Avec des bagarres en backstage. Et plus du tout l’envie de se voir. Mais il n’y a jamais eu de débriefing pour comprendre comment on en est arrivé là. Il reste beaucoup de non-dits, de frustrations, et une situation qui ne permet plus de refaire de la musique ensemble.

Quand tu te lances en solo, le business de la musique est en pleine crise…

C’est clair. Je suis né avec la chute du disque. Je bossais avec un label qui savait pas comment faire du street marketing. Il pensait: « on va te mettre un stagiaire et on va faire un disque d’or« . Sauf qu’entre 2000 et 2010, le support physique s’effondre. C’est l’arrivée du mp3, Napster, etc. Le streaming n’existe pas encore. En maison de disque, on n’a alors aucune vision. Donc c’est une très mauvaise période, surtout si tu ne t’appelles pas Johnny Hallyday évidemment (rires). Et puis, j’avoue que j’ai un peu déconné avec ma première pochette. En pleine période G-Unit, 50 Cent, très pecs et bling bling, je posais en Marat, la plume à la main (ci-dessous). Les gens croyaient que c’était une affiche pour une pièce de théâtre (rires). D’un côté, je me dis que j’étais déjà à côté des codes. De l’autre, je dois bien constater qu’il ne faut pas toujours se faire confiance aveuglément, surtout en termes de marketing. Il y a des gens dont c’est le métier (rires).

Akro, une vie rap

Aujourd’hui, c’est Tarmac qui occupe tes journées. Un média digital qui vise clairement un public très jeune et « urbain ». En tant qu' »ancien », t’es-tu éventuellement senti coincé entre les attentes de certains de tes pairs et d’un public rap traditionnel, et l’exigence d’adhérer aux codes du moment?

Je me suis posé toutes ces questions. Est-ce qu’à 40 ans je suis légitime pour être responsable d’un média jeune? Je pense y avoir répondu avec la vision que j’ai défendue dans mon dossier, qui s’appuyait sur les réseaux sociaux. Au début, j’ai été confronté par exemple à l’équipe de Backinthedayz, qui avait également déposé un dossier. Ils pensaient que j’allais arriver en baggy et ne passer que du boom bap. Il a fallu expliquer qu’on comptait bien parler aux 15-25 ans en utilisant les codes actuels, en jouant de la trap, etc. Je ne dis pas qu’au départ, il n’y avait pas le fantasme de pouvoir faire un média ouvert sur deux âges, parce que, pour moi, le hip hop est une culture à part entière, qui parle à plusieurs générations. Mais j’ai fait le deuil de ça. Au final, Tarmac reste une super aventure. Et, rappelons-là, une vraie success story. En termes abonnés, on est arrivé à atteindre en trois ans le même nombre que NRJ, Fun, et Contact réunis. Sur le segment digital on est donc performant. Ce qui ne m’empêche pas pour autant de me remettre en question tous les jours.

Akro, Rap game, ed. Lamiroy, 207 pages.

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