Mare of Easttown: Kate Winslet revient par la grande porte
Dix ans après son dernier rôle-titre sur petit écran dans Mildred Pierce de Todd Haynes, Kate Winslet revient par la grande porte avec Mare of Easttown. Un polar HBO basse tension où elle déchire tout.
Kate Winslet se glisse dans la peau sans fard et les chemises en flanelle ternes de Mare Sheehan, détective amarrée à sa ville natale de Easttown, Pennsylvanie. Noyée dans les cambriolages et les petites affaires de chats perchés, elle se transforme, le temps d’une enquête sur le meurtre et la disparition de jeunes filles en déshérence, en un de ces personnages féminins qui laissent des traces. Un peu à la manière de Frances McDormand dans Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, autre reflet d’une même Amérique ordinaire et harassée. Sans doute plus résignée encore, renfrognée par un deuil auquel le scénario ne nous donne accès que par bribes, Mare a survécu au naufrage de sa vie mais se cogne encore contre les icebergs d’un passé plus lourd qu’il n’y paraît.
Sombres regrets
Un an plus tôt, l’affaire -classée- de la disparition d’une jeune fille était revenue la hanter sous les traits d’une mère endeuillée et qui continue à mettre Mare sous pression par médias interposés. Une situation d’autant plus fâcheuse que les deux femmes partagent l’affiche du 25e anniversaire du titre de championne de l’équipe de basket féminine de leur ancienne école, dont elles étaient les fers de lance. Car dans Mare of Easttown, tous les personnages sont liés de près, comme les branches d’un même fagot qui plient mais ne peuvent se permettre de rompre. Divorcée, Mare observe de loin le bonheur ostentatoire de son ex-mari, sur le point de se remarier et qui habite juste à côté de chez elle. Il a rebondi, elle ricoche contre les murs d’une maison qu’elle partage avec sa mère, sa fille, son petit-fils et des regrets aussi sombres que ses souvenirs. Pas de scènes d’expositions lourdingues dans lesquelles nous seraient présentés scolairement les liens entre les personnages ou leur état d’esprit. Au contraire, le scénario et les dialogues nous confient le soin de les découvrir pas à pas, de manière décousue (il faut un certain temps pour comprendre qui sont les parents du petit-fils de Mare et comment la situation affecte cette dernière) et extrêmement pudique.
Alors que le meurtre d’une jeune fille et la disparition d’une seconde ramènent les vieux fantômes au coeur de la ville et de la vie de Mare, elle enquête, accompagnée contre son gré d’un jeune flic de la ville, Colin (Evan Peters, Vif-Argent de la franchise X-Men). En mode polar, la série nous laisse faire fausse route au milieu des multiples suspects et reprendre le cours des jours avec la plus désarmante nonchalance, secoués par des révélations qui n’en finissent pas de troubler le jugement de Mare. Le liant de cette matière naturaliste est la performance de Winslet et des seconds rôles: Jean Smart, dans le rôle d’Helen, la mère de Mare, est irrésistible. Evan Peters, désarmant de simplicité. Guy Pearce, en prof de lettres égaré et amant d’un soir de Mare, se fait discret, usé, cheveux ternes et épars, jouant les rebonds et enfilant les lapins. Angourie Rice est touchante en Siobhan, fille rockeuse de Mare en pleine ascension amoureuse. Le tout forme un bel ensemble choral dont les intrigues sont parfaitement agencées pour donner à la série une rafraîchissante dynamique de sitcom, contrastant avec les tonalités globalement automnales qui habillent Easttown et ses habitants.
Titre de noblesse
Sur l’enquête, la lumière progresse à pas de tortue et Mare enquille les faux pas, les mauvais choix, les vieux schémas autodestructeurs. « Faire quelque chose de bien, c’est surfait« , dit-elle à Colin. « Parce qu’alors les gens attendent tout le temps ça de toi. Et ils ne se rendent pas compte qu’en réalité, tu es aussi bousillée qu’eux. » C’est que Mare est la douairière de son petit monde, comme l’indique le titre de la série: Mare de Easttown est tellement inséparable de son bled qu’elle le porte en préfixe patronymique comme un titre de noblesse, une appartenance toponymique qui dit tout de son inertie. Submergée de coups de tabac, elle fait le dos rond, remonte les épaules et rentre la tête, tire machinalement sur sa cigarette électronique. C’est une des grandes réussites de Mare of Easttown que de se situer à l’intersection de la dramaturgie policière et de l’analyse des dysfonctionnements affectifs, intimes, collectifs, relationnels et transgénérationnels. De les conjuguer à une ébauche d’analyse des déterminismes, des dommages psychiques et physiques (jusqu’au tragique) qu’impose au forceps le modèle de la famille nucléaire et traditionnelle. Et son éclatement ne cesse d’imposer d’autres possibles: couple homosexuel, famille recomposée, cohabitation intergénérationnelle, solidarité et résilience qui se reconstruisent laborieusement, luttent pour sortir de terre.
Basse tension
À partir des lieux communs du polar qui lui tiennent de prémices, Mare of Easttwood parvient à explorer les profondeurs de l’âme et les contradictions de l’humain avec une immense humilité et une superbe sagacité. Son scénariste et réalisateur Brad Ingelsby (Out of the Furnace) a le chic pour rendre perceptible le retraitement des eaux grises de la perte. Couleurs, matières, motifs sont des lieux de dialogue entre l’intime des personnages et l’environnement (familial, social…). Pendant que la série excelle à décrire cette constellation à la dérive d’où peine à émerger un coupable tant elle en produit de potentiels, son intrigue proprement policière suit une ligne en basse tension. Jusqu’au court-circuit du cinquième épisode (dernier rendu disponible à la presse par HBO) qui libère en son final un violent sursaut d’une dizaine de minutes d’action, de tension rythmée et de violence claustrophobe. Là, la série relie les rivages de Twin Peaks et True Detective, emblèmes d’un genre de fiction dont Mare of Easttown, notamment grâce au talent de son actrice principale, étend le domaine de manière singulièrement attachante.
Série créée par Brad Ingelsby. Avec Kate Winslet, Julianne Nicholson, Jean Smart. ****
Le lundi à 20 h 30, depuis le 19/04 sur Be 1.
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