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Un faux polar de Dimitri Kantcheloff, la Joconde qui tombe en poussière ou le tome 3 du Volume du temps: notre sélection livres
Dimitri Kantcheloff en grande forme, une uchronie aux USA ou un nouveau tome du merveilleux Volume de temps de Solvej Balle: voici nos 6 coups de cœur livres du moment.
1. Tout le monde garde son calme
Roman de Dimitri Kantcheloff.
éditions Finitude, 192 p.
La cote de Focus: 4/5
Maintenant que Bertrand Blier a cassé sa pipe, ce faux polar tourbillonnant qui ne cache pas avoir fait les poches des virtuoses de la comédie grinçante des années 1970 et 1980 –Manchette, Echenoz, Lautner, et surtout le réalisateur des Valseuses–, enfonce encore un peu plus le clou de la nostalgie. Si on empruntait l’humour à froid de ces tontons flingueurs, on dirait que l’éditeur de Tout le monde garde son calme a bien réussi son coup…
L’histoire démarre à l’hiver 1979. Giscard est aux commandes de la France, le prix du fioul atteint des sommets, ça grince des dents en bas de l’échelle sociale mais le scénario décrit par Guy Debord dans La Société du spectacle se réalise: le dogme libéral et sa sainte trinité –production, consommation et désir– ont balayé les utopies de Mai 68.
Commercial sans envergure chez un fabricant de parapluies, Victor Bromier a choisi la formule all in: une vie pépère, une femme charmante –«pas du genre fatale. Mais pulpeuse»–, un gosse, le gigot et la purée mousseline sur la table. Jusqu’au jour où il est licencié sans ménagement. «Désormais seul et fauché», et trop lâche pour rentrer à la maison et annoncer la défaite, il atterrit dans un rade où une rencontre décoiffante va le propulser de l’autre côté du miroir.
Il faut dire que Corine, jeune militante gauchiste qui écoute Joy Division, ressemble à une tornade. Convaincu autant par la sémantique révolutionnaire de la passionaria –«La vérité c’est qu’tu te casses le cul toute la vie pour engraisser les bourges…»– que par son corps délié, le petit-bourgeois qu’était Bromier troque sans hésiter son costume et sa moustache pour la lutte des classes. Version Bonnie & Clyde, passant du lit aux braquages aux scénarios rocambolesques, et retour à la case départ pour planifier le coup suivant et réviser sa doctrine trotskiste. Tout ça finira mal, évidemment, mais avec un intense goût de liberté dans la bouche.
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L’art du pastiche est délicat. Kantcheloff, qui s’était déjà fait remarquer avec Vie et mort de Vernon Sullivan, s’en sort haut la main. Il trouve le bon dosage entre rebondissements, critique sociale, style percutant, humour distancié, sans oublier bien sûr son lot de répliques et de dialogues savoureux truffés d’expressions surannées qui font friser les neurones. Un exemple: «Ces machins-là, aimait-il à répéter à propos des coffres-forts, ça s’ouvre pas plus mal que des bouteilles de Ruinart.» Tournée générale!
2. Halcyon
Uchronie d’Elliot Ackerman.
éditions Gallmeister, traduit de l’anglais (USA) par Janique Jouin-de-Laurens, 304 p.
La cote de Focus: 3,5/5
Le pitch et les premières pages de Halcyon semblent promettre un thriller high-tech tenant de l’uchronie, voire de l’horreur –dans une Amérique présidée depuis quatre ans par Al Gore et en pleine campagne présidentielle, un historien installé dans la propriété d’un grand avocat de Virginie découvre que des manipulations génétiques permettent de réveiller les morts, et que son hôte en fut: «Ils. Ont. Ramené. Des gens. Ils l’ont déjà fait. Robert a été un de leurs… un de leurs cas expérimentaux.»
Et pourtant, Halcyon se poursuit comme une réflexion érudite sur les maux de l’Amérique, dans un sillon cette fois plus proche d’un Richard Russo que d’un Tom Clancy, avec ce personnage «obsédé par le rôle de compromis dans la stabilité de la société américaine» et cette histoire alternative dans laquelle «une certaine frénésie imprégnait la psyché nationale […]. Nous avions perdu notre capacité à dissocier nos valeurs de notre colère.» L’Amérique n’échappera pas à son histoire, le mal est trop profond, semble susurrer l’auteur.
3. L’Avenir
Roman de Stéphane Audeguy.
éditions du Seuil, 272 p.
La cote de Focus: 4,5/5
Un instituteur chinois savoure son tête-à-tête avec La Joconde quand son tableau favori tombe en poussière… Sa vidéo devient le document audiovisuel le plus partagé au monde. Le taux de fréquentation du Louvre bat tous les records: on se pâme devant une installation reproduisant l’instant fatidique où Mona Lisa se désagrège. Les représentations de la disparue explosent en artefacts disparates: Barbie, Lego, pose selfie… Tandis que les interprétations se perdent en conjectures (attentat, féminicide artistique, punition divine), «la catastrophe» se propage via l’effacement de toute peinture figurative.
Interrogant le travail de curation muséographique soumis aux hordes de zombies téléphoniques, Stéphane Audeguy étrille notre gloutonnerie aveugle face aux œuvres. Plus vraie que nature, la récupération marchande de La Joconde pulvérisée prête à sourire… jaune. Disons-le, on est déjà scotché. Mais l’auteur de La Théorie des nuages ne s’arrête pas là, loin s’en faut! Emporté par son postulat, L’Avenir décrit comment la disparition de l’art entraîne inexorablement l’humanité vers sa perte. Guerre civile du pétrole, nouveaux empires, création d’un pays sécessionniste noir…le lecteur assiste ébaubi aux évènements qui déchirent le XXIe siècle. Jusqu’à ce que le monde réalise que le taux de natalité tend inexorablement vers zéro: la course au dernier-né est lancée.
Gorgé de visions saisissantes, ce roman-catastrophe dépeint l’avènement de l’apocalypse par la voix d’Ismaël Ackerman, historien crackant le code des caches nazies où ont été exfiltrés des milliers de tableaux volés. En quête d’absolu et furieusement actuel au vu du climat culturel ambiant, le livre évoque Yannick Haenel pour cette foi éperdue en un mystérieux alliage d’intelligence et d’érotisme, ces éblouissements. Ruant contre les totems d’un consumérisme vorace (toupie de la médiasphère, agressivité généralisée, techno-cocons) et toutes formes d’intégrisme, L’Avenir nourrit une réflexion âcre et sensuelle éreintant notre fétichisme fanatique aux images. Où l’art s’érige en dernier rempart d’un monde habitable, où seule l’énigme du désir fait encore battre le cœur. Certains politiques en mangeraient leur chapeau! Puissant et virtuose.
4. La Loi du moins fort
Premier roman de David Ducreux Sincey.
éditions Gallimard, 256 p.
La cote de Focus: 4/5
Le narrateur, un enfant de 6 ou 7 ans, s’ennuie tout l’été autour de la résidence secondaire dont sa mère ne cesse de le chasser avec véhémence. Tourmenté par l’ogresse acariâtre dont il fuit les invectives cinglantes et les mauvais traitements, le garçonnet n’envisage d’autre issue que de la faire disparaître. Il trouve en Romain Poisson, petit voisin machiavélique et farouche, un allié providentiel avec qui signer un pacte faustien. Se destinant à une carrière politique foudroyante, le futur plus jeune sénateur de la Ve République se complaît déjà en anathèmes définitifs: «Si tu veux vivre, ta mère doit mourir.» Le sort en est jeté: Poisson sera à la manœuvre tandis que le second incarnera son indéfectible Sancho Panza, bras droit et fossoyeur faisant disparaître valisettes, preuves et autres importuns. «Adieu les gentils garçons, la politesse et les convenances.»
Retors, amoral et implacable, ce premier roman cinglant sur l’emprise et la maltraitance brille de l’éclat d’un diamant noir. David Ducreux Sincey y relate les jeunes années d’apprentis Landru ou docteur Petiot en culottes courtes. Faisant miroiter hors-champ le spectre de leurs futures et innombrables malversations, il concentre le fiel de son humour macabre sur la genèse de leur funèbre épopée. Se faufilant dans l’ombre des conseils de guerre, le lecteur assiste, interdit, aux premiers complots et lettres anonymes. «De toute façon, pour les adultes nous sommes forcément bizarres puisque nous sommes des enfants.» Entremêlant au culot sauvagerie de l’enfance et ignominie suintante de la violence parentale, le style Ducreux Sincey fait claquer la langue et les coups de ceinturon. «Les hommes, au contraire des animaux, compliquent tout et surtout la mort.»
5. Il n’a jamais été trop tard
Recueil de Lola Lafon.
éditions Stock, 228 p.
La cote de Focus: 3,5/5
C’est un plaisir littéraire, intellectuel et émotionnel de retrouver la pensée de Lola Lafon, tout occupée à absorber l’actualité en veillant à la garder savamment à distance, dans une collection de billets dont une partie a été publiée dans Libération, l’autre rédigée spécialement pour ce volume qui déploie, au fil de deux années marquées par le début de la guerre à Gaza, l’instabilité politique en France ou l’affaire Pelicot, toute l’intranquillité de l’autrice face au monde, sa volonté de rester dans le doute, dans l’inquiétude comme l’état «de celui ou celle qui bouge, qui est en mouvement». Un retour sur ce qui l’obsède et l’anime (le collectif, les violences faites aux femmes, le racisme, la haine), dans un «grand» format (sur le plan du coût) qui questionne néanmoins sur l’opportunisme éditorial. On rêverait d’une collection poche (donc plus accessible) qui pourrait accueillir ces textes vibrant de leur époque.
6. Le Volume du temps, T. 3
Roman de Solvej Balle.
éditions Grasset, traduit du danois par Terje Sinding, 288 pages.
La cote de Focus: 4,5/5
Dans ce troisième tome, Solvej Balle continue de prendre son temps –elle peut, il reste quatre volumes avant la fin de la saga. Désormais basée à Düsseldorf, Tara Selter, son héroïne, se passionne pour l’Empire romain et suit des cours universitaires; elle se laisse pourtant déborder par ce sempiternel 18 novembre. Surtout, un peu comme si on découvrait soudain un être humain sur Uranus, elle rencontre un certain Henry Dale, lui aussi captif de cette faille temporelle inexpliquée. Tara emménage avec son compagnon de galère, mais, rangez les violons, il n’y aura pas de grande histoire d’amour –Solvej Balle a des desseins moins triviaux pour ses personnages. On n’en dira pas trop, mais en plus du manque et de la solitude, l’autrice explore ici de nouveaux thèmes comme la solidarité et la responsabilité. Toujours pas de révolution dans la narration, mais Solvej Balle captive immuablement le lecteur, prisonnier volontaire de cette expérience de lecture rare et précieuse.
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