« Reykjavik »: un polar n°1 en Islande coécrit par la Première ministre

Une Première ministre et un auteur à succès s'associent pour un polar très “agathachristien”. © Baldur Kristjansson
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Étonnant: le thriller islandais de l’année est une œuvre à quatre mains, celles d’un de ses meilleurs vendeurs et celles de la Première ministre toujours en fonction, férue de littérature policière. Duo gagnant.

On n’avait plus vu ça dans le polar scandinave depuis la paire mythique, suédoise et formatrice, formée par Per Wahlöö et Maj Sjöwall dans les années 60, et on n’avait plus eu l’occasion de s’intéresser aux politiques qui se frottent à la littérature depuis le certain “renflement brun” de la Fugue américaine du ministre français de l’Économie Bruno Le Maire. C’est dire si on était curieux de rencontrer le romancier islandais Ragnar Jónasson et la Première ministre de son pays, en fonction depuis six ans, Katrin Jakobsdóttir. Soit les deux auteurs de Reykjavik, le roman policier n°1 des ventes en Islande, qui bénéficie aujourd’hui d’une sortie internationale.

C’est donc à Paris que le rendez-vous a eu lieu, sans protocole -“J’ai pris un jour de congé, je ne ne suis pas là en tant que Première ministre”, mais quand même entre des coups de fil qui semblaient importants et plus politiques que littéraires. Pas grave: Ragnar Jónasson, star du crime novel islandais, a lui l’habitude de s’épancher sur ses livres -sa série autour de l’enquêteur Ari Thor (Snjór, Sigló ou la trilogie La Dame de Reykjavik) se vend comme des petits pains, tant en Islande qu’en France. Il entame: “On se connaît depuis longtemps. Nous avons à peu près le même âge, nous fréquentons les mêmes cercles, les mêmes festivals, nos familles baignent dans la littérature, on ne parlait que de romans policiers à chacune de nos rencontres! Et j’ai toujours su qu’elle finirait par écrire un roman policier. Elle en a lu beaucoup, en a commenté énormément, elle sait ce que c’est. J’ai eu juste envie d’être le premier à lui proposer, et comme je ne voulais pas entrer en compétition avec elle, je lui ai proposé de le faire ensemble (rires).” Katrin Jakobsdóttir raccroche et enchaîne: “C’est une idée qui a traîné longtemps entre nous, je connaissais tous ses livres, son style, je savais que ça pouvait sans doute se faire. Puis la pandémie de coronavirus est arrivée et tout a freiné d’un coup, les voyages, les meetings, tout ce que fait une politique au quotidien. L’occasion s’est donc présentée de s’y mettre vraiment. Peut-être même que faire ce livre m’a aidée à prendre soin de ma santé mentale et à prendre les bonnes décisions.” Difficile de la contredire: l’Islande fut de fait un des pays à avoir le mieux géré cette crise sanitaire (avec “seulement” 213 morts), et leur roman est un excellent cru dans le genre, à la fois purement islandais et très “agathachristien”.

Whodunit islandais

Si Reykjavik démarre en 1956 avec la disparition d’une jeune adolescente sur une petite île au large de la capitale islandaise, le cœur du récit se situe 30 ans plus tard, en 1986, année charnière pour le pays qui fêtait alors ses 200 ans et sur lequel soufflait un vent toujours glacial mais porteur d’espoir et de progrès: outre la création de chaînes de télévision privées, l’Islande et Reykjavik accueilleraient en octobre de cette année-là un célèbre sommet sur le désarmement nucléaire qui allait réunir Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev. Un souvenir fort pour tous les Islandais et en particulier pour notre duo d’auteurs qui l’a vécu au même âge. “Nous avions 10 ans, nous l’avons donc vu et vécu avec nos yeux d’enfants, sans comprendre la complexité des choses”, explique l’un. “Tout le jeu pour nous a donc consisté à revisiter cette période charnière avec nos yeux d’adulte, poursuit l’autre, en y injectant un whodunit effectivement très proche du style d’Agatha Christie, et de notre appétence scandinave pour le roman policier. On y trouve un certain réalisme, la vie de tous les jours et des gens normaux, si ce n’est que l’un d’eux est un meurtrier.

Cette appétence, Katrin Jakobsdóttir la connaît bien, et il faut ne pas être islandais pour s’étonner que le plus important personnage politique du pays prenne la plume: avant d’être Première ministre, la co-autrice de Reykjavik fut ministre de la Culture et, avant ça, l’autrice, pendant ses études de lettres, d’une thèse autour… du polar islandais et de l’écrivain local Arnaldur Indriðason. C’est dire si elle connaît ses classiques tout autant que la diplomatie: “Placer le cœur de notre intrigue à plus de 30 ans d’ici évitait d’avoir une lecture biaisée par mes fonctions. De même, ce choix de le faire réellement à quatre mains, sans jamais savoir qui a vraiment écrit telle ou telle phrase précise m’a permis d’écrire vraiment ce que je voulais.” On ne s’étonnera pas non plus que l’intrigue de Reykjavik tourne autour de la domination masculine et des violences faites aux femmes: Katrin Jakobsdóttir a organisé en 2019 le premier congrès international consacré à la reconnaissance politique des violences sexistes et du harcèlement sexuel et en a fait un marqueur important de son parcours politique. Lequel pourrait donc s’arrêter demain sans la laisser sans voix; mais si Ragnar Jónasson a, lui, déjà un nouveau roman prêt à sortir pour les fêtes, la Première devra pour l’instant attendre une nouvelle pandémie avant de s’y remettre, “mais je ne la souhaite pas!

Reykjavik ***, de Ragnar Jónasson et Katrin Jakobsdóttir, Éditions de la Martinière, Traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün, 448 pages.

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