Rentrée littéraire: audace, intelligence et émotions fortes en 40 romans
511 romans vont se disputer l’attention des lecteurs lors de la traditionnelle rentrée littéraire. Pour vous aider à choisir, Le Vif en a sélectionné 40, sans oublier les polars et les BD. Un cocktail vivifiant d’audace, d’intelligence et d’émotions fortes.
Certains esprits chagrins diront que, même si la tendance est à la baisse depuis quelques années, 511 nouveaux romans (chiffres Livres Hebdo), c’est encore beaucoup trop. On rétorquera que dans le contexte actuel où des pans entiers de la culture tournent au ralenti ou sont à l’arrêt, cet arrivage massif a quelque chose de réjouissant, comme une petite renaissance. Une bonne nouvelle donc, qui atteste aussi de la relative bonne santé du secteur du livre, cet objet culturel souvent présenté comme moribond ou has-been et qui a joué pleinement son rôle de valeur refuge pendant cette crise – en France, les librairies ont vu leurs ventes grimper de 20% depuis leur réouverture, le 11 mai dernier.
Non, la littérature n’est pas morte! Mieux: la variété et la qualité des romans qui déferlent aujourd’hui prouvent qu’elle a encore beaucoup de choses à nous dire et à nous apprendre. Sur nous-mêmes – par le prisme des liens familiaux -, mais aussi et surtout sur les convulsions du monde, le réel s’invitant plus que jamais à la table des écrivains. Le malaise social, le mal-être, le racisme (aux Etats-Unis) et la condition féminine irriguent ainsi abondamment cette cuvée. Une rentrée presque ordinaire, donc. Si ce n’est que les éditeurs ont davantage misé sur des valeurs sûres (Liberati, Carrère, Toussaint ou Houellebecq en octobre) et réduit la voilure des premiers romans et des traductions. Un dommage collatéral qu’on peut regretter mais qui n’empêchera pas de savourer ce festin de mots. A consommer sans modération!
L’ANCRAGE FAMILIAL
Saturne
Par Sarah Chiche, Seuil, 208 p.
Son père meurt d’une leucémie alors qu’elle n’a que 15 mois. Sarah Chiche va et vient dans le temps, traverse l’histoire de sa famille tout comme la grande histoire pour dérouler ce récit qu’elle avait promis au fantôme de son papa. De la tragique fable familiale, l’auteure conte tout (ce père malheureux, mais aussi la folie de sa mère), et décrit son lent cheminement hors du gouffre au fond duquel elle l’a poussée. On pourrait arguer qu’elle en fait beaucoup, mais de Saturne, on ne reparaît pas totalement indemne.
Histoire du fils
Par Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, 176 p.
Le fils, c’est André. La mère, c’est Gabrielle. Le père est inconnu. « A père inconnu, fils inconnu. » Elevé par Hélène, la soeur de Gabrielle, et son mari, André grandit au milieu de ses cousines. Dans cette chronique familiale racontée par bribes, les années passent où on reconnaît le pas de chacun, les colères d’orage et les vertiges plus profonds. Joie et verbe haut perchés, Marie-Hélène Lafon remet l’ouvrage sur le métier de la vie, saisissant comme un film de Claude Sautet le vivant, le bien vivant.
Les Emotions
Par Jean-Philippe Toussaint, éd. de Minuit, 240 p.
Après La Clé USB, on retrouve Jean Deprez, spécialiste de la prospective stratégique à la Commission européenne. Côté vie privée, tout lui échappe. Outre un travail sur le deuil du père, Toussaint creuse les relations fraternelles et saisit avec un tact hors pair le surgissement du sexe et de la mort. A-t-on toujours envie de savoir ce que nous réserve demain? Quand deux mains se trouvent, le virus des émotions fait voler en éclats le pare-feu intime et les étreintes font oublier l’embarras des corps.
La Petite Dernière
Par Fatima Daas, éd. Notabilia, 190 p.
Sur un rythme incantatoire qui rappelle la pulsation du rap comme le chant hypnotique d’une prière, Fatima Daas égrène les doutes, aspirations et contradictions d’une jeune fille de la banlieue cherchant sa voie entre sa famille immigrée, la religion et son homosexualité. Une autofiction déchirante, portée à ébullition par une architecture fragmentée et une langue douce-amère citant le Coran comme Duras et brassant, avec toute l’ambivalence requise, les questions identitaires de l’époque. Une révélation.
Mon père, ma mère, mes tremblements de terre
Par Julien Dufresne-Lamy, Belfond, 256 p.
Une transition dans la famille et ce sont tous ses membres qui entrent en transition. La superbe série Transparent nous avait démontré la formule, Julien Dufresne-Lamy (Jolis jolis monstres) la confirme, de manière moins intellectualisée, à travers les mots d’un ado de 15 ans. Dans la salle d’attente de la clinique, alors que son père devient celle qu’il a toujours été, Charlie retrace deux années « sismiques » pour la famille, certes marquées par les bouleversements, mais aussi la bienveillance et l’union d’un père, d’une mère et d’un fils.
Betty
Par Tiffany McDaniel, Gallmeister, 716 p.
L’Américaine Tiffany McDaniel signe une vertigineuse saga familiale cristallisée autour de sa maman, Betty, la Petite Indienne, narratrice de son propre récit. Betty est bien plus qu’un manifeste contre toutes les violences faites aux femmes. C’est aussi un puissant roman sur l’identité, la transmission, l’héritage transgénérationnel, la résilience ou l’amour filial. Douloureux et poétique à la fois.
Mauvaises herbes
Par Dima Abdallah, Sabine Wespieser, 240 p.
A Beyrouth dans les années 1980, la guerre civile zèbre l’enfance d’une petite fille dont la voix alterne avec celle de son géant de père intellectuel, qui conjure la peur par la prévenance et l’imagination, malgré des conditions de vie toujours plus incertaines. A 12 ans, c’est sans lui qu’elle et sa famille prennent le chemin de l’exil vers Paris. C’est là qu’elle devra grandir dans un sentiment d’arrachement permanent. Voilà une entrée prometteuse en littérature, la main blottie dans celle de qui lira.
Qui sème le vent
Par Marieke Lucas Rijneveld, Buchet-Chastel 286 p.
Tout juste récipiendaire de l’International Booker Prize à même pas 30 ans, Marieke Lucas Rijneveld nous chamboule dans ce premier roman autour d’une famille en deuil du fils aîné, grevée par un silence culpabilisant. Dans la lignée d’autres chemins d’émancipation âpres récents, mais doté de davantage de bizarrerie attendrissante qui croasse grâce à une narratrice aussi mémorable que la Skunk du film Broken, Qui sème le vent est une parka rouge avec laquelle vous serez à la colle, qu’importe si elle gratte.
FÉMINISMES
Ce que je ne veux pas savoir/ Le Coût de la vie
Par Deborah Levy, éd. du Sous-Sol, 135 p. et 157 p.
« […] Apprendre à devenir sujet, c’est épuisant. » Avec autant de mordant, de chic et de sens spirituel que Vivian Gornick, Deborah Levy se fait pourtant merveilleuse conteuse d’elle-même à l’instant même où son foyer se détricote et qu’il lui faut tenir dans Le Coût de la vie et à l’heure où la dépression est tapie sous les souvenirs et l’envie d’écrire dans Ce que je ne veux pas savoir. Le diptyque, salutaire, donne autant à lire les ressorts d’ingéniosité que les tempêtes pour se trouver en tant que femme.
Térébenthine
Par Carole Fives, Gallimard, 176 p.
Après Tenir jusqu’à l’aube et sa mère solo sur la brèche, Carole Fives explore finement une autre machine conformiste à broyer les élans. Aux Beaux-Arts, la narratrice et ses deux amis sont considérés comme des parias: à l’ère de la performance et du conceptuel, la peinture est devenue obsolète aux yeux des cinglants professeurs. Surnagent pourtant les lueurs d’une résistance féministe en cours d’histoire de l’art et la possibilité pour la narratrice de s’extraire radicalement du carcan de la forme.
Trencadis
Par Caroline Deyns, Quidam, 364 p.
Il est des exo-fictions qui sagement marchent côte à côte de la ligne du temps. Mais pour donner à lire enfin Niki de Saint Phalle, majesté des courbes et enfiévrée de couleurs, cela aurait été sacrilège. S’émancipant du cadre comme son sujet et optant pour un roman en tessons, Caroline Deyns se fait fakir habile entre les fluctuations d’âme et la stridence légitime de celle qui se refusait à n’être qu’une femme d’écrivain qui fait de la peinture. Trencadis, fond et forme, vibre fort à même la page.
Permafrost
Par Eva Baltasar, Verdier, 128 p.
En état limite permanent, résistant aux assignations (épouse ou mère, très peu pour elle!), une narratrice trouve intensément refuge et émancipation dans le corps de ses amantes ou la lecture, tenant à peine la bride à sa radicalité. Kafka écrivait qu’un livre devrait être la hache qui brise la mer gelée en nous. Pour son premier roman à la puissance saillante et presque dérangeante, Eva Baltasar prouve qu’un livre peut aussi être cette étendue glacée qui nous dévore et nous tient tout à la fois.
Fille
Par Camille Laurens, Gallimard, 240 p.
Que nous assigne-t-on à la naissance avec le genre féminin? Que transmettre à son tour quand, passant du statut de fille à celui de mère, on a conscience que les cartes ne sont pas distribuées de façon égalitaire selon que l’on soit XX ou XY? A travers son héroïne Laurence Barraqué et trois naissances, Camille Laurens interroge nos constructions sociales difficiles à déboulonner. Et son tamis méticuleux de langue et de mémoire de faire transparaître combien il reste d’accrocs quand on est fille.
Les Lionnes
Par Lucy Ellmann, Seuil, 1.152 p.
Le fait que ce roman fasse près de 1.200 pages et qu’il se passe intégralement dans la psyché d’une mère au foyer déroulant ses pensées comme une pelote litanique ne doit nullement vous stopper. Il est peu d’expériences de lecture aussi authentiquement vertigineuses. Engluée dans sa charge mentale mais d’une drôlerie acidulée presque consolatoire, cette femme-là, quintessence de toutes, ne se prive pas d’exprimer ce que lui inspirent le monde et l’Amérique, consciente que plus jamais elle n’y déjeunera en paix.
Chavirer
Par Lola Lafon, Actes Sud, 352 p.
Les souffrances du corps féminin, Lola Lafon en avait déjà fait l’inventaire dans La Petite Communiste qui ne souriait jamais. Elle y revient ici par le biais d’une ado qui veut devenir danseuse de modern jazz. Et endure ecchymoses et courbatures. Sauf qu’à ces traumatismes s’en ajoutent bientôt d’autres, indélébiles ceux-là, quand Cléo tombe dans les griffes d’un prédateur sexuel. De son écriture fluide et ultrasensible, la romancière reconstitue le long chemin, pavé de déni, de honte et de culpabilité, menant à la résilience, révélant en creux l’infinie malléabilité des êtres.
Les Déviantes
Par Capucine Delattre, Belfond, 272 p.
A 29 ans, Anastasia se découvre un cancer du sein. Soudain, la jeune femme prend conscience d’avoir perdu le privilège d’avoir la vie devant soi. Se confiant à sa demi-soeur Lolita et à son amie Iris, s’éclaire pour chacune la possibilité de trajectoires nouvelles. Le premier roman de Capucine Delattre, 19 ans, fait sortir des rails ses trois » déviantes » pour envoyer valdinguer les renoncements, quand tout en elles hurle de prendre la tangente. Souffle l’énergie communicative de ces jeunes femmes vent debout.
RACISMES ET AFRO-AMÉRICANISMES
Nickel Boys
Par Colson Whitehead, Albin Michel, 272 p.
Prix Pulitzer avec Underground Railroad, Colson Whitehead a remis ça avec Nickel Boys. Ici aussi il feuillette les pages sombres de l’histoire américaine, en l’occurrence celles consacrées aux maisons de correction où étaient envoyés pour un oui ou pour un non de jeunes Noirs durant la période ségrégationniste. Comme Elwood Curtis, qui est pourtant innocent et même promis à de brillantes études. Fervent adepte de Martin Luther King, son idéalisme va être mis à mal par les sévices qu’infligent en toute impunité les bourreaux blancs qui règnent sur ce petit coin d’enfer. Une mise à nu glaçante du racisme endémique qui gangrène depuis trop longtemps l’Amérique.
Fille, femme, autre
Par Bernardine Evaristo, Globe, 480 p.
Amma, metteuse en scène féministe et lesbienne, s’apprête à présenter au National Theater de Londres La Dernière Amazone du Dahomey. Seront présentes sa fille Yazz, énergique et très woke, son ancienne partenaire Dominique et une dizaine d’autres femmes qui, de l’adolescence à l’âge avancé, sont en lutte pour trouver leur place dans la vie et en Grande-Bretagne. Bernardine Evaristo (lire aussi son interview), dans un flux, signe un roman sociétal magistral, distribuant enfin aux femmes noires les rôles nuancés qu’elles méritent.
Les Autres Américains
Par Laila Lalami, Christian Bourgois éditeur, 512 p.
Driss Guerraoui, Américano-Marocain, tenait un diner en Californie jusqu’à ce qu’une voiture le percute à mort et prenne la fuite. De sa fille à un vétéran d’Irak, en passant par l’unique témoin mexicain sans papiers, d’autres vont voir leurs certitudes se fendiller. Doté d’une polyphonie impeccable, Les Autres Américains, majoritairement écrit avant l’élection de Trump, émeut en donnant un visage à ceux dont les rêves s’essoufflent faute d’être reconnus partie d’une communauté.
Rassemblez-vous en mon nom
Par Maya Angelou, Notabilia, 272 p.
Celle qui fut actrice, poétesse, activiste contemporaine des figures emblématiques des mouvements civiques (de Malcom X à James Baldwin qui l’a encouragée à écrire) et inspiratrice de femmes fortes actuelles (de Beyoncé à Christiane Taubira) se présente à nous dans le deuxième tome sur sept de ses mémoires. Maya Angelou a 17 ans, pas un sou en poche, un enfant à nourrir, le racisme et le sexisme à affronter. De combines illégales en tentatives d’éducation, c’est une voix inimitable qui jaillit.
Chinatown, Intérieur
Par Charles Yu, Aux Forges de Vulcain, 288 p.
Construit comme un script télé dans les mains d’un acteur qui espère à tout prix évoluer du rôle « Oriental (homme) à l’arrière-plan » à Mister Kung-Fu, Chinatown Intérieur, férocement drôle, passe au crible tous les travers de Hollywood au sujet des Asiatiques, minorité échappant à la dichotomie entre Noir et Blanc et castée à grands renforts d’accents douteux. On n’hésitera pas, dans le même esprit ironique, à regarder Indians On TV (épisode de Master Of None) pour mesurer le désastre sur petit ou grand écran.
Un soupçon de liberté
Par Margaret Wilkerson Sexton, Actes Sud, 336 p.
Ce premier roman explore avec vivacité, au cours de trois générations, les luttes intimes et sociales d’une famille noire dans la symbolique Nouvelle-Orléans: 1944 où Renard et Evelyn doivent dépasser la barrière de classes; 1986 en pleine ère reaganienne en crise où Jackie et son mari apprennent à fonder un foyer malgré le fantôme du crack; 2010, où T.C., leur fils dealer, à peine sorti de prison, oscille entre la responsabilité d’être père et ses vieux démons, dans une région à genoux après l’ouragan Katrina.
L’Autre moitié de soi
Par Brit Bennett, Autrement, 480 p.
Le racisme endémique aux Etats-Unis a des effets étonnants. Comme d’instaurer une hiérarchie entre les teintes de peaux sombres. La population de Mallard, en Louisiane, s’enorgueillit ainsi de son métissage. Sur les thèmes du colorisme et de la filiation, Brit Bennett construit une intrigue captivante en suivant les trajectoires de deux jumelles qui ont fui cette communauté il y a quatorze ans ans, l’une tentant de se faire passer pour blanche, l’autre embrassant au contraire ses racines noires. Après Le Coeur battant de nos mères, l’intellectuelle afro-féministe, qui marche dans les pas de Toni Morrison, confirme l’étendue de son talent.
MUTATIONS (SOCIALES)
Les Nuits d’été
Par Thomas Flahaut, L’Olivier, 224 p.
Après Ostwald, roman irradié par la fissure d’une centrale, Thomas Flahaut s’immisce avec clairvoyance amère et sens du détail dans une usine « couchée sur la frontière » entre France et Suisse. Ingérés tout un été par cette entreprise qui les fascine depuis l’enfance et qu’ils pensent davantage à pouls humain, Thomas, Mehdi et Louise se cherchent un avenir moins harassant que leurs pères. Mais la fabrique à l’ancienne est devenue une machine à aligner les objectifs froids, et plus dure sera la chute.
Laisse la mer entrer
Par Barbara Balzerani, Cambourakis, 100 p.
Le temps d’un hommage à la justesse poignante, voici toute l’Italie du XXe siècle qui bat selon la pulsation opiniâtre des femmes, depuis la rudesse des champs jusqu’aux engagements politiques radicaux, en passant par la croyance illusoire en des lendemains qui chantent à l’usine. Barbara Balzerani, autrefois membre haut placée des Brigades rouges, tresse ici sa trajectoire hérissée avec celles de sa mère et de sa grand-mère, espérant, une fois tous leurs jougs arrachés, les rendre « capables de poésie ».
Des jours sauvages
Par Xabi Molia, Seuil, 256 p.
Embarqués à bord d’un ferry pour fuir la grande grippe qui ravage l’Europe, une centaine de passagers font naufrage sur une île inconnue. Pour repartir, il faut construire un voilier de fortune. Mais certains, ayant pris goût à cette nouvelle vie, veulent qu’on les oublie. Echoué en plein éden tropical, le romanesque échevelé de Xabi Molia (Les Premiers) dit la cruauté sauvage qu’entraîne le reflux de civilisation, la violence, intacte et destructrice, de la passion des hommes.
Mes fous
Par Jean-Pierre Martin, éd. de l’Olivier, 160 p.
Sandor ne peut sortir de chez lui sans rencontrer de nouveaux ultrasensibles, corps errants réclamant leur part d’attention. Entre son père qui en a assez, veut se laisser partir, la schizophrénie de sa fille Constance, la rupture avec Ysé: « Ça se barre de tous les côtés. » Son médecin prescrit un arrêt maladie. « Arrêtez, ce mot m’a plu. » Auteur d’essais sur Queneau et biographe d’Henri Michaux, Jean-Pierre Martin file l’un des aphorismes du poète: « Ne désespérez jamais; faites infuser davantage. »
Là d’où je viens a disparu
Par Guillaume Poix, éd. Verticales, 288 p.
Le dramaturge et metteur en scène Guillaume Poix tisse une toile-monde dans son deuxième roman. Le choeur de ses personnages, séparés par des milliers de kilomètres, révèle à la fois celles et ceux qui quittent un quotidien trop dur, qui se posent en gardiens des frontières ou qui ont décidé de ne pas retourner d’où ils venaient. Et ceux qui restent – parents ou enfants -, que deviennent-ils? La migration est ici une dynamique d’espoirs d’avance et de peurs de regarder derrière soi.
2030
Par Philippe Djian, Flammarion, 224 p.
2030. Pris en étau entre son beau-frère pour qui il vient de falsifier une étude sur les pesticides et sa nièce investie dans une lutte écologique, Greg n’est pas au mieux de sa forme lorsqu’il fait la connaissance de Véra, éditrice engagée aux côtés de Greta Thunberg. Cynisme des labos, échauffourées climatosceptiques et invasion de drones, l’auteur de 37°2 le matin fait monter la température. Fine mouche et particules fines: sur un air de Mark Kozelek, une partition mélancolique pour vies cabossées.
Histoires de la nuit
Par Laurent Mauvignier, éd. de Minuit, 640 p.
On n’échappe pas à son passé. Et encore moins à son milieu social. C’est ce que nous dit en substance Laurent Mauvignier dans ce roman massue cochant simultanément plusieurs cases – social, politique, thriller, gore… – et prenant la forme d’un huis clos étouffant. Dans un hameau perdu de la France périurbaine cohabitent paisiblement un agriculteur taiseux, sa femme plus jeune, leur fille et la voisine, une artiste peintre excentrique. Jusqu’au jour où des hommes débarquent pour solder de vieux comptes. Sur 600 pages tendues, l’auteur de Continuer interroge les assignations sociales et capte la moindre vibration des coeurs. Une lecture dont on ne sort pas indemne.
Comédies françaises
Par Eric Reinhardt, Gallimard, 478 p.
Sous couvert d’enquêter sur les raisons pour lesquelles la France a laissé échapper, au milieu des années 1970, l’invention d’Internet, l’auteur virtuose de Cendrillon, c’est moi se livre à une pénétrante réflexion sur les jeux du hasard et du destin qui pilotent nos existences. Celles d’un grand (méchant) patron de l’époque, Ambroise Roux, comme celle de l’alter ego de l’écrivain, Dimitri, jeune idéaliste d’aujourd’hui perméable au langage des songes. Documenté, digressif et poétique, un roman historico-politique qui convoque le passé pour mieux décrypter le marasme français actuel.
Comme un empire dans un empire
Par Alice Zeniter, Flammarion, 400 p.
D’une part, un attaché parlementaire, déçu par le politique, qui se lamente de ne pas avoir le temps d’écrire le roman historique qu’il rumine depuis hypokâgne. D’autre part, une hackeuse qui se sent observée après l’arrestation de son compagnon, lui-même pirate informatique. Trois ans après L’Art de perdre, Alice Zeniter entend croiser ces deux récits et pose sur la table la question de l’engagement. L’auteure saisit l’époque et la manière d’agir en politique aujourd’hui.
Cinq dans tes yeux
Par Hadrien Bels, L’Iconoclaste, 286 p.
Vidéaste et enfant du cru, Hadrien Bels promène sa plume précise et très contemporaine dans le Marseille d’aujourd’hui. A la suite de Stress, qui regrette les années 1990 d’un Panier populaire et d’une ville vraiment métissée, on se promène dans la nouvelle géographie humaine et sociale de la cité phocéenne gentrifiée par les « Venants », merchandisée pour les touristes et aussi ghettoïsée. Premier roman acide et drôle, un portrait urbain remarqué pour son authenticité et sa vivacité.
TRANSFICTION
Les Abysses
Par Rivers Solomon, Aux Forges de Vulcain, 208 p.
Yetu, historienne du peuple subaquatique Wajinru, a la lourde tâche d’être la gardienne de leur mémoire traumatique collective. Jusqu’au jour où elle veut prendre la tangente… Inspiré par un morceau du groupe de hip-hop américain Clipping, Les Abysses confirme le talent empathique de Rivers Solomon pour relire l’héritage afro- descendant grâce à l’imaginaire. Le livre nous renvoie aussi, en écho hanté, la charge mentale des milieux militants.
Le Lièvre d’Amérique
Par Mireille Gagné, La Peuplade, 160 p.
Diane, ligotée à la vie de son entreprise, rêve d’une existence sans imperfection. Mais depuis quelques jours des symptômes l’envahissent, des souvenirs de L’Isle-aux-Grues l’assaillent. Il y a un enchantement inquiet dans cette fable animiste à l’ère de la productivité, librement inspirée de la légende algonquienne de Nana Bozo telle que racontée par Alanis Obomsawin (cinéaste emblématique des Premières Nations). Et nous voilà pris au collet, en attente d’une métamorphose.
Le Bon, la Brute et le Renard
Par Christian Garcin, Actes Sud, 336 p.
« Je suis un chaman, dit Zuo Luo en tirant sur sa clope. » Trois Chinois sillonnent le désert californien sur les traces de la fille de l’un d’entre eux. Ils frôlent un binôme de policiers américains à la recherche d’un jeune homme disparu. En France, Chen Wanglin, auteur réticent, prospecte sur l’évaporation de la fille de son patron. Mais qui écrit l’histoire de qui? Chineur d’inclassable préférant la narration à l’intrigue, l’invisible au visible, Christian Garcin pratique l’art délicat des ronds de fumée. Un road trip taoïste.
Le Sanctuaire
Par Laurine Roux, éd. du Sonneur, 158 p.
Pour son deuxième roman, Laurine Roux laisse couver le feu sous la cendre dans une échappée survivaliste familiale intense. Gemma, cadette et chasseresse émérite, cherche à repousser les limites du Sanctuaire, ce lieu-refuge âpre loin du virus aviaire qui aurait décimé l’espèce humaine. Mais qui rôde dans ce par-delà? Il y a des chances pour que d’autres textes rongés par des pandémies surgissent bientôt: tous n’auront pas ce mélange rare de tension psychologique et d’atmosphère contemplative.
L’Etrange féminin
Par Caroline Audibert, Clara Dupuis-Morency, Hélène Frappat, Bérengère Cournut, Marie Cosnay, Karine Serres, Le Typhon, 292 p.
Réunies dans ce recueil mouvant par Lucie Eple, six auteures font cercle de sororité magique avec leur griffe propre mais avec une même aura émancipatrice. Conviant des pionnières (Mary Shelley pour Hélène Frappat, Rachilde pour Clara Dupuis-Morency, Emily Brontë pour Marie Cosnay) ou s’aventurant seules en terres de fantastique et de fantasme, elles l(u)isent. Preuve si besoin était que la zone poreuse entre littérature générale et littérature dite de genre réserve encore bien des épiphanies.
Monde ouvert
Par Adrien Girault, L’Ogre, 160 p.
Engagés dans une grande cause qui les dépasse mais leur donne de l’épaisseur, deux losers sont chargés de surveiller un otage dans un entrepôt. Comme dans Fargo, il y a ce je-ne-sais-quoi d’absurde et déstabilisant dans l’air glacial qui ne demande qu’à corser la situation. Est-ce que la partie – de dupes – va aller jusqu’au game over pour Sven et Dale? Mixant les codes du noir et du jeu vidéo, Adrien Girault (dé)construit un monde sans réel boss de fin et s’amuse aux dépens de ses anti- héros, pas du lecteur.
L’Empire et l’absence
Par Léo Strintz, Inculte, 672 p.
Dans un futur proche, une ville où les habitants ont adhéré au « feuilleton ». Leur vie est mise en forme pour la télévision par « le Roi », artiste mégalomane usant de l’existence des habitants pour nourrir le récit qu’il tisse, jour après jour. Rebelle à ce système, Magnus s’évertue à mener une vie sans événement et sans interaction. Le Truman Show pour tous? Pianotant sur notre bracelet vibro-smartphone, on hésite sur le nombre de like à lâcher pour ce premier roman de 700 pages dévoré d’ambition.
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