Pierre Kroll et sa vision de l’évolution: “La nature est tarée!”
Le dessinateur de presse Pierre Kroll, féru d’éthologie, s’associe à la philosophe des sciences Vinciane Despret pour raconter les bizarreries de la nature -mais pas que. Dieu, Darwin, tout et n’importe quoi s’avère aussi drôle que passionnant!
Le petit Pierre Kroll n’avait pas 10 ans quand il a commencé à observer la nature et le comportement des animaux, surtout les plus étranges. « Le bernard-l’ermite m’a tout de suite interpellé: mais c’est quoi ce crustacé sans carapace, obligé d’aller squatter celle des autres?« , explique le dessinateur. Et depuis, ça n’a jamais arrêté. « J’en parlait souvent à mon assistante, Ariane. Regardez les vaches qui s’alignent pour brouter toutes dans le même sens. Ou le kiwi, dont le bec a grandi mais pas le reste du corps, et qui se voit obligé de pondre des œufs énormes avec un tout petit corps. Ou encore le lézard! Cet animal à sang froid doit absolument se mettre au soleil quand la température baisse, et se mettre à l’ombre quand il fait chaud. Il doit même modifier la couleur de sa peau pour absorber plus ou moins de chaleur. C’est un enfer, la vie de lézard, toute son existence il va devoir penser à sa température! On a toujours vu l’évolution des espèces comme un mieux, un chemin vers « l’utile », vers « l’efficace », mais il y a plein de contre-exemples! Et si on admet que c’est Dieu qui a tout créé, alors il va aussi falloir admettre qu’il en a raté pas mal! On est très loin de la perfection divine. Bref, c’est Ariane qui m’a dit: « Tu connais Vinciane Despret »? Vous devriez faire quelque chose ensemble. » »
Vinciane Despret était effectivement le yin du yang de Pierre Kroll, licencié en sciences de l’environnement avant de se consacrer au dessin humoristique: Liégeoise comme lui (leurs accents ne trompent pas), cette philosophe des sciences à Liège et Bruxelles, et puits de connaissance en éthologie et en psychologie comportementale, a aussi beaucoup d’humour. « C’est Pierre qui a proposé cette mise en scène avec Dieu, explique-t-elle, mais je crois que c’est moi qui ai proposé de lui associer Darwin, et de les faire dialoguer. Mais l’image où on les voit habillés en drag queens (avec un chien qui les regarde et qui se dit: Non? Pas eux!, NDLR), je crois qu’on y a pensé ensemble! » Pierre Kroll abonde: « C’est sa spécificité de scientifique brillante: elle a de l’humour, ce qui n’est pas le cas de tous ses collègues, et elle aime l’interdisciplinarité. » Comme la nature, au regard des dernières recherches et de la collection de bizarreries non dénuées de sens que l’on retrouve dans Dieu, Darwin, tout et n’importe quoi, un livre illustré mêlant bande dessinée, textes et cartoons, et qui redonne tout sa noblesse au terme de « gai savoir ».
Interdépendance et filiation
Colibris féministes, poissons travestis, crottes carrées, gazelles surexcitées, moules illusionnistes… Vinciane Despret et Pierre Kroll détaillent, dans ce gros livre qui aurait pu s’appeler Le Bureau des réclamations, 17 « histoires naturelles » qui, par l’exemple, taillent des croupières tant aux créationnistes -« Aux États-Unis, dans la « Bible Belt », on se serait mis beaucoup de gens à dos« – qu’aux tenants d’une théorie de l’évolution linéaire -« avec les poissons tout en bas de la pyramide et l’homme à son sommet, mais rien de plus faux ».
Vinciane Despret explique: « Les sciences entre autres du comportement animal ont fait d’énormes progrès ces dernières décennies. On découvre que l’évolution travaille en réalité sur plein de tableaux en même temps. La queue du paon par exemple, ce n’est pas que du visuel, ou de la beauté. Il y a un monde de sensations que nous imaginons à peine. Et si on multiplie les plans de complexité, en ressort effectivement un sentiment, une impression un peu erronée de chaos. L’évolution, c’est du bricolage constant! Il n’y a pas de théologie, le monde n’est pas fait pour que nous soyons là. Même nous, nous sommes sans doute un accident qui pourrait mal se terminer pour tout le monde! Pour chaque règle générale, il existe de petites exceptions avec lesquelles le vivant travaille. Et on connaît maintenant l’importance de l’interdépendance: nous ne sommes pas des individus, nous sommes habités par une myriade d’autres êtres, des virus, des bactéries, des microbes, qui eux-mêmes s’associent entre eux. On n’est plus dans la simple filiation, mais dans des phénomènes transversaux: des bactéries influencent le devenir de champignons, qui eux-mêmes forment les lichens, qui eux-mêmes interfèrent dans la pousse des arbres, etc. »
Pierre Kroll complète: « Et on mesure à peine comment l’activité de l’homme, cette fois pas du tout naturelle, vient à son tour bouleverser cette soupe de chaos complexe et très organisée, même quand il pense bien faire. En France, la réintroduction des loups a carrément modifié le paysage: les loups bouffent des cerfs et des biches, qui elles-mêmes bouffaient de jeunes pousses d’arbres, qui se mettent donc à pousser plus fort et plus haut, au point de détourner le lit d’une rivière, etc. L’homme est lui aussi, surtout, créateur de chaos. Avec le réchauffement climatique, on est en plein dedans. » Un Pierre Kroll qui a d’évidence pris énormément de plaisir à crobarder tous ces animaux zarbis qui le changent un peu de ces politiques en chemise qu’il dessine quotidiennement. « Un vraie récréation, jubilatoire. Je ne sais d’ailleurs pas comment je dois le prendre: mon éditeur m’a dit: « Là, je sens vraiment que tu as pris du plaisir à dessiner »! » Le livre dégage effectivement un plaisir évident, que le duo entend bien prolonger. « Avec un deuxième tome qui s’intéressera surtout aux chercheurs et à leur manière de chercher puis de trouver! Qu’est-ce qui a bien pu arriver par exemple à la scientifique qui s’est intéressée au temps de miction du wombat et à sa faculté de chier des cubes? »
En attendant, reste une question, fondamentale: que reste-t-il de propre à l’homme s’il n’a plus l’apanage du rire, de la conscience, de la beauté ou de l’hypocrisie? Les deux compères y répondent par une pirouette digne de la gazelle de Thompson (qui, face à un prédateur, se met à sauter et danser frénétiquement pour le convaincre qu’elle est un peu dingue et immangeable -et ça marche!): « Un climatologue m’a dit un jour que les chimpanzés étaient incapables d’écrire des poèmes d’amour. Je lui ai répondu qu’on ne les avait juste peut-être pas encore trouvés », se marre Pierre Kroll. Vinciane Despret, pas moins amusée, ajoute et conclut par une citation de Bruce Bagemihl, l’auteur de Biological Exuberance, qui a le premier souligné l’omniprésence de l’homosexualité dans la nature: « La seule chose qui pourrait être le propre de l’homme, c’est la tendance aux généralisations hâtives« .
Dieu, Darwin, tout et n’importe quoi ****
de Vinciane Despret et Pierre Kroll, éditions Les Arènes, 192 pages.
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