Critique | Livres

Marcus Malte s’engouffre dans le jeu pervers de la manipulation

4,5 / 5
Qui se joue de nous? Marcus Malte ou ses personnages? © BELGAIMAGE

Marcus Malte, Zulma

Qui se souviendra de Phily-Jo?

576 pages

4,5 / 5
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Dans Qui se souviendra de Phily-Jo?, Marcus Malte se réinvente une nouvelle fois avec un grand roman vertigineux sur la manipulation. Que celle-ci soit littéraire ou issue du grand capital. Un orfèvre dans le genre.

La première phrase du dernier roman du Français Marcus Malte (Le Garçon, La Part des chiens) résume bien à elle seule le jeu un peu pervers et très vertigineux qui attend le lecteur dans Qui se souviendra de Phily-Jo?:À l’image de son existence tout entière, la mort de Philip-Joseph Deloncle n’a pas été une simple affaire. [“à l’image de cet incipit, la rime de Gary Sanz est souvent pauvre et fortuite.” – Note extraite de l’ouvrage de Deon Zubrinsky: La Vérité sur un faux poète.]”. Trois personnages apparaissent donc d’emblée. D’abord Phily-Jo, tombé d’une terrasse en 1997, et qui a laissé derrière lui, à l’intention de sa sœur et de son beau-frère, les plans et peut-être même le prototype d’une machine plus que révolutionnaire: la FreePow, capable comme son nom l’indique de produire de l’énergie libre, gratuite, non polluante et permanente -un gag qui n’en est pas un, puisque de nombreux scientifiques ont travaillé sur cette idée d’énergie libre, basée, en très gros, sur l’utilisation du “vide” qui sépare les atomes. Il y a ensuite Gary Sanz, le beau-frère en question, homme de lettres, qui va tenter de faire la lumière sur cette mort et alerter le monde sur l’existence de la FreePow. Sauf que personne ne le croit, et qu’il sera condamné à mort. Enfin, il y a ce Deon Zubrinsky dont on peut -petit spoil- seulement révéler que c’est un nom d’emprunt (et une référence littéraire).

Cette première partie du livre -qui en comptera cinq, très distinctes- se veut l’autobiographie commentée de Gary Sanz narrant la vérité sur Phily-Jo et lue, on le comprend dès la deuxième partie, par un étudiant d’origine indienne qui cherche lui aussi à faire toute la lumière sur ces étranges affaires. Phily-Jo a-t-il été assassiné par La Pieuvre Noire, qui défend les intérêts du Grand Capital et des grandes compagnies énergétiques américaines? Gary Sanz est-il lui-même un assassin, ou la victime d’un grand complot? Au bout de ce vertigineux roman contenant d’autres romans qui eux-mêmes contiennent etc., se trouvent peut-être, ou pas, les réponses. Seule certitude: on se souviendra de Marcus Malte et de son “grand roman américain” sur la manipulation.

© National

De Tesla à Bernays

On était persuadé, en refermant cette brique difficilement “genrable” (roman noir? fresque historique? essai politique? thriller?) mais passionnante de bout en bout, que son écriture avait demandé la mise en place préalable d’une structure précise et complexe, tant la manipulation littéraire menée sur le thème de la manipulation par Marcus Malte tient de l’orfèvrerie. En fait, pas du tout, comme nous l’a expliqué son auteur, soit très honnête, soit pas tout à fait sorti de ses jeux de vrais mensonges et de fausses vérités: “En réalité, je réfléchis assez peu avant de commencer un livre. Il est rare que je sache ce que je vais raconter. Par contre, je sais que j’essaie chaque fois d’être différent du livre précédent, de trouver de nouvelles façons de raconter des histoires, avec un “style” qui peut varier en fonction de ça. L’incipit que vous citez par exemple, quand je l’écris, je ne sais pas qui est Deon Zubrinsky ni ce qu’il va faire. Je l’écris, comme le lecteur l’a lu. Ensuite, j’essaie évidemment de retomber sur mes pieds. L’écriture d’un roman est une période longue, pendant laquelle on cherche d’abord beaucoup, sans savoir où ça mène. Celui-ci a commencé quand je me suis intéressé à Nikola Tesla (scientifique américain contemporain d’Edison et génie de l’électricité, NDLR), puis à d’autres scientifiques ou pseudo-scientifiques parfois considérés comme farfelus et qui ont travaillé sur ce concept d’énergie libre. Or on sait que l’énergie est un des enjeux fondamentaux de notre présent et de notre futur. C’est encore plus flagrant depuis que j’ai fini mon livre, avec ce qui se passe en Ukraine. Et puis je voulais creuser un peu cette idée de manipulation, mais à grande échelle. C’est là toute la différence avec un complot, manié par quelques-uns: on parle ici de la défense d’intérêts et de groupes énormes -énergies fossiles, industrie du tabac…- qui ont littéralement fait de la manipulation des masses leur politique assumée.

Le jeu d’emboîtements que forme Qui se souviendra de Phily-Jo? s’achève sur une cinquième partie, la plus synthétique mais la plus riche en informations, impitoyable pour le capitalisme et ses penseurs. Ainsi d’Edward Bernays, théoricien dans les années 20 de la propagande de masse, qu’il a mise au service de Kellogg’s, de l’industrie du tabac ou des contre-révolutionnaires guatémaltèques. Il suffit, comme le fait Marcus Malte, de le citer dans le texte pour ressentir comme un vertige: La manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions de masse est un élément important de la société démocratique, écrivait ainsi Bernays en 1928 dans l’essai Propagande qui fit sa fortune. “Ceux qui manipulent ce mécanisme occulte de la société constituent un gouvernement invisible qui est le véritable pouvoir de notre pays.

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