Le roman-photo sort du placard de la ringardise
Moyen d’expression désuet et longtemps méprisé, le roman-photo s’offre un nouvel âge d’or, entre parodies branchées à la Fabcaro et expérimentations arty à la Flblb. Pas mal pour un médium sans festival, revue ou librairie spécialisée.
« Le roman-photo, c’est le support idéal pour se lancer dans des détournements: il est tellement codifié que tu ne peux que jouer avec ses codes. Une vraie récré.” Fabcaro ne boude pas son plaisir, quelques jours après la sortie de son nouvel album, Guacamole Vaudou -de fait, une vraie poilade (lire ci-après). Un nouvel album, mais ni une bande dessinée comme celles qui l’ont rendu fameux (Zaï zaï zaï zaï en 2015), ni un roman comme il en écrit de plus en plus souvent (le dernier paru, Samouraï chez Gallimard), mais bien un roman-photo, ce médium voué au kitsch depuis qu’on l’associe automatiquement aux bluettes romantiques et aux récits saturés d’eau de rose, tels ceux que nous a imposés la revue Nous Deux pendant des décennies. Du pur velours pour ce parodieur professionnel de Fabcaro, dont l’association avec Éric Judor -celui de Ramzy et de Platane- ne pouvait que faire des étincelles à la fois uber-kitsch et branchées.
“En fait, on ne se connaissait pas, explique l’auteur de ce Guacamole vaudou tout en photos, phylactères et voix off. “C’est Nathalie Fiszman, éditrice au Seuil, qui a eu l’idée de réunir nos deux univers. Elle a relancé le concept du roman-photo l’année dernière avec Clémentine Mélois et ses Six fonctions du langage. On s’aimait bien sans se connaître, et on s’est lancés comme ça. À la première réunion Zoom, Éric m’a dit qu’il aimerait bien une histoire de vaudou. J’ai fait une première mouture, à partir de laquelle on devait échanger. Mais finalement, j’ai écrit le récit quasiment tout seul, avec lui dans le rôle principal. Ensuite, le plus gros du boulot a été fait par Nathalie.” Cette dernière est effectivement créditée dans le générique de fin de cette pochade en 80 pages et 450 photos pour la réalisation, le stylisme, les costumes, la production, la régie et les repérages décors! C’est que la réalisation d’un roman-photo, si elle démarre comme une bande dessinée -“J’ai tout écrit sous la forme d’un story-board, comme quand je fais du scénario pour les copains”- s’achève en équipe, dans un format qui rappelle cette fois plus le 7e art que le 9e. “L’ambiance rappelait celle qu’on doit trouver sur le tournage d’un court-métrage: tout a été mis en boîte en deux séances d’une semaine, avec un timing très serré.” Une bêtise pas sérieuse réalisée très sérieusement: “Être réalisateur, c’est un de mes fantasmes absolus, mais je me suis rendu compte que j’étais vraiment incapable de diriger les gens! Ce n’est pas dans ma nature. Et ici, il fallait diriger près de 50 personnes!”
Et quelles personnes! L’autre particularité du nouvel album de Fabcaro est ainsi de réunir un casting à faire pâlir de jalousie beaucoup de cinéastes français, avec pas moins de 49 acteurs, dont Alison Wheeler en Marie-Françoise, Olivier Doran en gourou ou Clémentine Mélois en…. Leonardo DiCaprio, sans oublier une foultitude de caméos dont Hervé Le Tellier (prix Goncourt 2020!), Arthur H, Malik Zidi, Lionel Abelanski, Élisabeth Quin ou David Castello-Lopes, star des réseaux sociaux. Bref, que du beau monde à la mode réuni autour d’Éric Judor, évidemment parfait en loser devenu winner. Une branchitude qu’on n’avait pas l’habitude de voir dans le roman-photo. Elle en dit long à la fois sur l’aura actuelle de Fabcaro, entré dans un autre monde depuis Zaï zaï zaï zaï –son succès phénomènal et ses multiples adaptations au théâtre et au cinéma-, mais aussi sur le nouvel intérêt porté à ce médium (très) mal-aimé jusqu’ici. “J’avais déjà fait une petite parodie de roman-photo dans Moon River, mais juste sur deux pages, continue Fabcaro. Cette fois, j’ai travaillé comme sur une bande dessinée, mais en gardant tout le temps en tête que le produit final serait le roman-photo, avec tous les codes graphiques ou narratifs qu’on peut lui associer: la voix off par exemple, qui se place en bandeau au-dessus des cases ou ici des photos, c’est quelque chose que j’emploie vraiment très peu dans mes BD mais qui est au contraire un élément récurrent, presque constitutif, du roman-photo tel qu’on le parodie dans Guacamole vaudou. J’ai donc imaginé qu’Éric -enfin Stéphane, son personnage- se mettait à dialoguer avec elle. Le rire vient aussi de ce détournement des codes, que tout le monde connaît et s’attend à retrouver dans un récit pareil.”
Une vaste étendue sauvage
Le roman-photo, pour renaître, n’est heureusement pas condamné à l’éternel pastiche, fut-il drôle et incontournable vu son histoire. Pendant des décennies, ce moyen d’expression véritablement né en Italie au sortir de la Seconde Guerre mondiale s’est figé dans une double esthétique guère reluisante, mais au succès phénoménal dans les années 60 et 70: romantisme niais avec Nous Deux (lequel vendait jusqu’à 1,5 millions d’exemplaires par semaine!) d’un côté, poilade sale sur elle et remplie de femmes si possible nues de l’autre, comme le Professeur Choron en a usé et abusé dans Hara-Kiri.
Les approches “plus artistiques” furent longtemps rares, et réservées à quelques expérimentations narratives de Léandri, Jean Teulé ou Gébé, dont le recueil 17 romans-photos, paru à l’origine en 1974, fait toujours office de boussole à suivre pour les amateurs d’un “autre roman-photo”, ni kitsch ni parodique, comme tente de les défendre depuis 20 ans un éditeur comme FLBLB, spécialiste du genre (lire encadré ci-dessous): “Les 17 romans-photos de Gébé sont drôles, expérimentaux, poétiques, absurdes; ils utilisent le roman-photo en tant que moyen d’expression, en explorent les possibilités et en inventent de nouvelles, explique ainsi Thomas Dupuis, alias Otto T., éditeur et auteur chez FLBLB, dans un véritable manifeste pour un autre roman-photo. Comme Gébé, faites un pas de côté hors de la masse informe qu’est devenue la production éditoriale actuelle. Laissez tomber la bande dessinée, vieille chaussette hypertrophiée, où quoi que vous fassiez, ça a forcément déjà été fait avant, et venez parcourir avec nous cette vaste étendue sauvage qu’est le roman-photo.” Une terre quasiment vierge de créativité, dans laquelle tout reste à faire et “ce n’est pas toujours évident, car il n’existe pas de festival de roman-photo, ni de revue du roman-photo, ni de librairie spécialisée. À chaque sortie, on se ronge les ongles, car ce sont des beaux livres en couleur avec du beau papier, mais qui se vendent peu malgré des succès récents comme L’Illusion nationale (de Valérie Igounet et Vincent Jarrouseau, paru aux Arènes, NDLR) et La Fissure (de Carlos Spottorno et Guillermo Abril, paru chez Gallimard, NDLR). Mais dans un cas c’est un “documentaire photographique”, dans l’autre une “bande dessinée”? Comme quoi même le terme fait sale.” Mais Thomas Dupuis se rassure en se souvenant “qu’il y a encore quelques années, le terme “bande dessinée” suscitait le même dégoût dans les milieux intellectuels, mais les plus réfractaires ont depuis découvert qu’on pouvait aussi dire “roman graphique”, ouf!”
Guacamole vaudou
Stéphane Chabert est l’incarnation même de la lose. Dans sa boîte de pub, ses collègues l’évitent, Marie-Françoise l’ignore et, à la cantine, on ne lui sert que le gras du jambon. Mais tout va changer à la suite d’un stage de découverte vaudou. Gourou Jean-Claude, qui pratique la magie noire avec du poisson pané et de la pâte à modeler, lui jette un sort: à chaque fois que Stéphane prononcera le mot “guacamole”, il deviendra “un gros winner américain que tout le monde encense”. Désormais, c’est donc la win et la veste disco plutôt que le vieux tweed: Marie-Françoise n’est plus insensible à ses charmes, ses collègues l’admirent et même Mark Zuckerberg le harcèle au téléphone! Mais évidemment, toute médaille à son revers, et toute romance ses chausse-trappes… La bête tête drôle d’Éric Judor pendant 80 pages, un casting de seconds rôles déjà drôle en soi, un festival de perruques, les mots et le décalage de Fabcaro… Difficile de ne pas se bidonner à la lecture de ce Guacamole vaudou, un terrain de jeu qui s’avère de velours pour l’auteur, qui sait que seule la forme renouvelle ici son univers drolatique.
D’Éric Judor et Fabcaro, éditions du Seuil, 80 pages. ***(*)
20 ans de réhabilitation
L’année 2022 sera celle du roman-photo. Ou plutôt celle d’un autre roman-photo.Comme on l’a lu ci-avant, l’éditeur aussi hors norme que son imprononçable nom, FLBLB (évoquant le bruit que l’on fait en tirant la langue), défend depuis 20 ans un “autre” roman-photo, en publiant chaque année, entre BD et flip-books, un à deux romans-photos d’auteur. Basée à Poitiers, la structure a décidé pour fêter sa deuxième décennie d’enfoncer encore ce clou qui n’appartient qu’à elle. D’abord avec une rétrospective de ses meilleurs titres parus jusqu’ici, dont le fameux 17 romans-photos de Gébé de 1974, réédité par leurs soins. Ensuite, en proposant plusieurs nouveautés à la fois radicales et très différentes entre elles, comme pour prouver tout le potentiel encore inexploité de ce médium maltraité. L’une, La Déflagration des buissons, est parue en janvier et est la première œuvre de la costumière et décoratrice suisse Julie Chapallaz. Elle signe un roman(-photo) d’anticipation et une fable remplie de poésie foldingue, tout en collages, découpages, onomatopées et couleurs saturées. Un travail de fourmi, de montage expressionniste et de trucages faits main, dont le tournage lui aura pris des années, notamment pour capturer l’image de l’ours mauve qui s’invite dans les rêves de ses protagonistes.
Plus sobre dans la manière, mais certainement pas moins inventif, Benoit Vidal sort ce mois-ci Gaston en Normandie, la suite de son premier roman-photo devenu l’un des classiques du catalogue Flblb, Pauline à Paris. Il y fait le récit très précis du débarquement en Normandie tel que l’a vécu son père en 1944 à Bayeux. Une reconstitution qui mêle photos de famille, documents historiques, mises en couleurs et le témoignage, basé sur des enregistrements audio, du principal intéressé. Le tout donne cette fois au roman-photo des allures de documentaire, particulièrement adapté à ses sources et à son matériau de base, donnant corps et émotion à un récit soudain bouleversant, et qui ne l’aurait peut-être pas été autant sans cette forme résolument neuve. Et décidément promise à un bel avenir.
La Déflagration des buissons, de Julie Chapallaz, éditions Flblb, 224 pages. ***(*)Gaston en Normandie, de Benoit Vidal, éditions Flblb, 160 pages. ****(*)
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