L’heure de la Révolution à Angoulême

La grogne des auteurs s'est massivement exprimée. © BELGAIMAGE
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le 47e festival international de la bande dessinée s’est achevé dans une ambiance pré-insurrectionnelle: le malaise social des auteurs a éclipsé le reste.

« Tant que le milieu de la bande dessinée ne changera pas ses habitudes et se contentera d’afficher ses chiffres de vente, nous ne viendrons plus à Angoulême. » Terrible menace que celle lancée au théâtre d’Angoulême pendant la cérémonie de remise des prix du Festival international de la bande dessinée (FIBD) par les scénaristes Fabien Vehlmann et Gwen de Bonneval. Terrible parce que crédible: quelques minutes plus tôt, une centaine d’autres auteurs les avaient rejoints sur scène pour montrer leur mécontentement et leur précarité -« 53% de ces personnes vivent avec moins que le SMIC, 26% de ces personnes, en majorité des autrices, vivent sous le seuil de pauvreté », commentait le duo de scénaristes. « Des chiffres qui pourraient déjà à eux seuls justifier notre colère tandis qu’on présente le marché de la BD comme florissant. » Quelques minutes plus tard, c’était au tour d’Emmanuel Moynot de venir chercher son prix… pieds nus, parce qu’il « se sent plus proche des va-nu-pieds que des chaussures cirées« . Toute cette 47e édition restera ainsi marquée par le mouvement de grogne lancé par les auteurs, enfin coordonnés sous la bannière des « Autrices et Auteurs en Action » (AAA): carte blanche dans Libération signée par 2 500 auteurs de BD à la veille du festival, arrêt de travail et de dédicaces symbolique le temps d’un rassemblement dès le deuxième jour, un fanzine LBD 2020 plein de dessins en colère distribué gratuitement et à des milliers d’exemplaires… Alors que le festival se félicitait d’accueillir, pour la première fois depuis 35 ans, le président de la République, venu lancer avec son ministre de la Culture l’année BD 2020 en France, on retiendra surtout les huées qui les ont accueillis, l’armada de CRS qui les accompagnait, ou le fameux cliché de Jul remettant à Emmanuel Macron un T-shirt très anti-macroniste… Une ambiance pré-insurrectionnelle qui s’est exprimée jusque dans le Fauve d’or de cette année, choisi par un jury présidé pour l’occasion par l’autrice Marion Montaigne: personne ne voit de coïncidence ou de hasard dans le choix de Révolution parmi les 23 albums pré-sélectionnés, fresque admirable et pleine là aussi de colère et de violence sur la Révolution française, coécrite et dessinée par Younn Locard et Florent Grouazel, deux jeunes auteurs formés à Saint-Luc à Bruxelles -seule trace de belgitude dans le palmarès de cette année (avec le prix des collèges remis à Obie Koul, chez Kennes Éditions).

Emmanuel Guibert, Grand Prix 2020.
Emmanuel Guibert, Grand Prix 2020.© 9E ART+

Autosatisfecit

Un malaise social tellement présent qu’on en oublierait presque le festival en lui-même, pourtant de haute tenue, toujours plus schizophrénique, réussissant le grand écart entre la kermesse aux dédicaces et une programmation de plus en plus pointue et internationale, avec des expositions souvent remarquables autour de Yoshiharu Tsuge, Nicole Claveloux, Lewis Trondheim, Catherine Meurisse, Robert Kirkman ou Wallace Wood. On a pointé aussi une petite tendance à l’auto-célébration, le festival se félicitant beaucoup lui-même de sa programmation en offrant des fauves d’honneur à… Yoshiharu Tsuge, Nicole Claveloux et Robert Kirkman. Les auteurs ont quant à eux enfin plébiscité Emmanuel Guibert comme le meilleur de leurs pairs. L’auteur d’ Ariol, du Photographe, ou de La Guerre d’Alan accède au Grand Prix après des années à manquer le podium, laissant le soin à Chris Ware de devenir définitivement le Poulidor d’Angoulême -toujours placé, jamais gagnant. Reste à savoir le rôle que Guibert jouera ou voudra bien jouer dans la prochaine édition du plus grand festival de bande dessinée du monde. Outre la menace bien réelle de boycott brandie par les auteurs, on a surtout remarqué que le Grand Prix de l’année dernière, Rumiko Takahashi, était la grande absente de cette édition-ci, alors qu’il était jusqu’ici de tradition que le Grand Prix ait droit au minimum à sa rétrospective. Étrange.

« La venue du président de la République et du ministre de la Culture aura fortement marqué cette édition du festival. Elle aura été l’occasion d’instaurer un dialogue direct avec les auteurs et les éditeurs. Plus que jamais le festival aura permis, conformément à la vocation de la culture, d’unir, de réunir. Plus que jamais il aura été pluriel », a conclu, entre dénégation et euphémisme, l’organisation du FIBD dans son dernier communiqué . « L’édition 2021 se tiendra du 28 au 31 janvier et clôturera l’Année de la bande dessinée. Une année au cours de laquelle [le festival] espère voir le secteur de la bande dessinée évoluer positivement. » Tu m’étonnes: comme les auteurs l’ont abondamment répété cette année: sans eux, pas de BD. Et plus de festival?

Le palmarès

Grand Prix 2020: Emmanuel Guibert

Fauve d’or: Révolution – t. 1/3: Liberté, de Younn Locard et Florent Grouazel (Actes Sud/L’An 2)

Fauve de la série: Dans l’abîme du temps, de Gou Tanabe d’après H.P. Lovecraft (Ki-oon)

Fauve Révélation: Lucarne, de Joe Kessler (L’Association)

Fauve Prix du Public: Saison des roses, de Chloé Wary (FLBLB)

Fauve Polar: No Direction, d’Emmanuel Moynot (Sarbacane)

Fauve BD alternative: Komikaze, d’Ivana Armanini (fanzine croate)

Fauve Jeunesse: Les Vermeilles, de Camille Jourdy (Actes Sud BD)

Fauve du Patrimoine: La Main verte et autres récits de Nicole Claveloux et Édith Zha (Cornélius)

Fauve de l’Audace: Acte de Dieu, de Giacomo Nanni (Ici Même)

Prix René Goscinny du scénario: Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann pour Le Dernier Atlas (Dupuis)

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