Laurent Raphaël

L’édito: État d’urgence

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Nos petits enivrements et contrariétés paraissent subitement dérisoires alors qu’à 2.000 kilomètres à peine de Bruxelles, les bombes pleuvent sur une population innocente. »

On aurait aimé parler du nouveau roman de Nicolas Mathieu, Connemara, sorte d’état des lieux désabusé de la France périphérique du XXIe siècle. On aurait aimé revenir sur la polémique autour de la promo un peu trop verrouillée de Stromae, et ce que ce storytelling hollywoodien dit de l’évolution du journaliste culturel -bien souvent transformé en passeur de plats docile et complaisant- et du poids du star-system sur les épaules d’un petit ket de Bruxelles tiraillé entre générosité et préservation de sa santé mentale. On aurait aimé aussi partager son enthousiasme pour la série Severance sur Apple TV+, petit bijou dystopique étrillant les dérives du monde du travail et interrogeant dans une esthétique clinique rétro futuriste oppressante le libre arbitre et la solitude moderne. Mais voilà, ces petits enivrements et contrariétés paraissent subitement dérisoires alors qu’à 2.000 kilomètres à peine de Bruxelles (soit la même distance qui nous sépare de Lisbonne), les bombes pleuvent sur une population innocente, et qu’un autocrate de la vieille école tente d’assassiner une jeune démocratie et ses fragiles valeurs.

Certes, la minorité russophone à l’est et au sud de l’Ukraine a subi des brimades et rêve depuis la chute de l’URSS de rejoindre la mère patrie. Certes aussi, la perspective de voir l’Otan s’installer sur son seuil est perçu comme une menace par le Kremlin. Mais ces « motifs » ne justifient nullement la destruction préventive, préméditée et totale d’une nation souveraine et indépendante, ni a fortiori les crimes de guerre, le risque de faire basculer tout un continent dans le chaos, la menace nucléaire, sans même parler du ressentiment anti-Russes que cette invasion barbare va semer dans la tête et le coeur des Ukrainiens, et ce pour plusieurs générations.

Pru0026#xE9;sentu0026#xE9; comme un puissant contre-pouvoir, le Web n’a pas fait le poids face au gouvernement russe. Ne reste plus que la propagande.

Preuve que Poutine est lancé dans une vaste entreprise despotique, il est en train dans le même temps d’étouffer le peu de liberté d’expression qu’il tolérait encore dans son propre pays, transformant la Russie en forteresse coupée du monde, en nouvelle Corée du Nord. À contre-courant donc du sens de l’Histoire qui, croyait-on, faisait souffler vers l’est un vent démocratique. Le retour à la réalité bipolaire du passé est brutal. Avec ce constat qui nous laisse KO debout: non seulement l’économie de marché n’a pas servi de rempart contre l’absolutisme mais, plus étonnant, Internet non plus. Présenté comme un puissant contre-pouvoir à l’architecture tentaculaire indestructible, le Web n’a pas fait le poids face à un gouvernement déterminé et autoritaire. Facebook a été bloqué comme toutes les autres voix discordantes. Ne reste plus que la propagande.

Cet empressement à cadenasser l’information et à faire taire toute parole critique, qu’elle passe par les médias traditionnels, les canaux digitaux ou qu’elle épouse des formes artistiques, en dit long sur la crainte que la liberté d’expression inspire aux dictateurs. Ce qui a contrario rend cette dernière d’autant plus précieuse là où elle est encore préservée. Précieuse mais fragile. Ne la bradons donc pas, que ce soit en la laissant entre les mains des GAFAM, des démagos et des charlatans, ou en la muselant au nom de nobles combats comme l’égalité des sexes, des genres, des races, des religions.

« Le fait d’être humain surpasse toute autre forme d’identité. C’est ce qui fonde toute morale, et toute communication, rappelle l’écrivain, essayiste et universitaire Pierre Jourde dans La Libre. Dans le cas contraire, on tombe dans toutes les situations historiques où l’appartenance nationale, raciale, religieuse passait avant l’humanité, et autorisait à ne pas tenir compte de ce qu’on doit à l’autre en tant qu’humain. Les différences existent, bien évidemment, mais communiquer entre gens différents est notre socle commun. On dirait aujourd’hui qu’il faille cesser toute communication entre groupes identitaires. On ne peut reconnaître l’altérité que si on identifie en l’autre un semblable. » Des propos qui pourraient paraître naïfs en temps de paix mais qui valent leur pesant de sueurs froides à la lueur des événements dramatiques de ces derniers jours.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content