Alessandro Baricco revisite les codes du western dans un roman métaphysique ensorcelant: Abel, dans notre sélection livres de la semaine.
Abel
Roman d’Alessandro Baricco. Editions Gallimard, traduit de l’italien par Lise Caillat, 176 pages.
La cote de Focus: 4,5/5
«Je sens une vibration, alors je tire.» Nom: Abel Crow. Profession: pistolero. Autrement dit, un as de la gâchette qui met hors d’état de nuire, avec une efficacité redoutable, les brigands et crapules qui sévissent à l’époque de la conquête de l’Ouest. Une légende, formée par un maître aveugle adepte de Platon dont l’histoire est digne d’une fable. Il a décimé une bonne partie des pirates qui ont tenté de dévaliser son village peuplé de métis mi-indiens mi-espagnols, mais n’a pas pu échapper au dernier carré de corsaires qui lui ont arraché la vue.
C’est auprès de ce personnage mystérieux qu’Abel apprendra l’art du tir, une affaire de respiration, de mystique même, son professeur lui expliquant que «l’âme sent quand l’homme que tu vises s’aligne avec le canon de ton arme, et alors tu percevras comme un souffle fugace, ou un lasso invisible tendu entre ton cœur et le sien». Ce que le futur shérif avait déjà compris d’instinct quand, encore enfant, son père avait tiré à quelques centimètres de la tête d’un de ses frères qui s’était éloigné à cheval alors qu’ils parcouraient «les confins du monde connu» à la recherche d’un lieu où s’établir. Ce fut «le premier projectile qui ait fendu l’Intact», la détonation rayant la surface de cette étendue inviolée. «C’était le commencement absolu, se souvient-il. Tout allait suivre.»
A savoir des années de dur labeur sur ces terres hostiles, la mort brutale du père, trucidé par deux «sauvages», le départ impromptu dans la foulée de la mère, laissant Abel et ses frangins livrés à eux-mêmes, l’exploit contre les frères Scott qui le rendit célèbre, la malédiction de ce village de pionniers hanté par des Nootka, sa blessure et sa guérison miraculeuse un hiver durant auprès des Dakota, sa rencontre avec Hallelujah Wood, à la fois maîtresse, confidente et guérisseuse, sa séance spéciale auprès d’une bruja, mi-chamane mi-sorcière, ou encore, point d’orgue de cette épopée dans un far west habité, le récit du sauvetage de leur mère, condamnée à la pendaison, un projet échafaudé par la petite sœur du narrateur, Lilith, douée du don de voyance.
Conquête de soi
Le grand écrivain italien Alessandro Baricco (Soie, Océan mer…) frappe un grand coup avec ce western métaphysique de toute beauté, aussi envoûtant qu’un chant mortuaire. Baigné de philosophie et de poésie, ce puzzle de souvenirs pas toujours catholiques propulse le western dans une dimension spirituelle supérieure, dilatant le temps et l’espace pour mieux s’engouffrer dans la brèche de l’introspection. On l’aura compris, on est plus proche de la puissance naturaliste à l’œuvre dans l’inoubliable La Porte du paradis de Michael Cimino que de la vision manichéenne du monde colportée par les films de John Wayne.
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A travers les confessions de ce héros désabusé, qui navigue entre deux mondes, Alessandro Baricco infuse le récit de surnaturel, réinjecte du sacré dans ce décor de cinéma, et nous reconnecte à cette sagesse ancestrale, où l’avant et l’après peuvent permuter, et que s’apprête à démolir une civilisation qui prétend pouvoir tout soumettre à sa volonté (divine), jusqu’aux lois de la nature. «Cela me semblait à présent un plan insensé que de créer un avant-poste de rationalité là où tout fonctionnait depuis des millénaires grâce à l’instinct des créatures, l’intelligence des arbres, la logique de l’eau, les lois de la lumière», se désole avec le recul Abel, témoin et acteur de cette destruction d’une culture dont le Livre n’est pas un petit bouquin mais l’univers entier. Un grand roman sur l’indicible, sur la violence, en prise avec l’étrangeté de l’existence.
Laurent Raphaël

Bleu d’août
Roman de Deborah Levy. Editions du sous-sol, traduit de l’anglais par Céline Leroy, 208 pages.
La cote de Focus: 3/5
Deborah Levy a gagné le statut d’autrice culte avec son «autobiographie vivante», trilogie en mouvement dont les trois tomes (Ce que je ne veux pas savoir, Le Coût de la vie et Etat des lieux) sont sortis en français entre 2020 et 2021, l’imposant comme l’une des plus inspirantes représentantes de l’écriture de soi féministe. Si sa découverte par les lecteurs francophones est donc relativement récente, Deborah Levy a pourtant beaucoup écrit pour le théâtre, ainsi qu’une poignée de romans, dont un seul (Hot Milk) a été traduit en français.

Le dernier en date, Bleu d’août, s’inscrit dans le mouvement déployé par son autobiographie, orchestrant la quête identitaire d’une trentenaire en plein rebond. Elsa M. Anderson, pianiste adulée dans le monde entier, quitte la scène en pleine représentation du Concerto n°2 de Rachmaninov. Dans sa fuite, elle atterrit en Grèce puis à Londres, avant de rejoindre Paris, comme poursuivie par son double, une femme étrangement familière, qui convoite la même chose qu’elle, une paire de petits chevaux mécaniques, qu’elle recroise au fil de ses pérégrinations. Une femme qui n’est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, pour citer Verlaine, dont elle se surprend à penser qu’elles sont «la même personne. Elle était moi et j’étais elle.»
Ce doppelgänger semble initier chez elle une conversation intime visant à remonter le fil de ses origines, à comprendre les raisons de la solitude qui l’étreint autant qu’elle l’étouffe. «Peut-être que je le suis. Peut-être que tu es quoi? Occupée à chercher des raisons de vivre.» Ses origines, c’est un piano qui traverse un champ, déplacé d’une maison à une autre, une mère évaporée, et un éminent professeur de piano faisant office de mentor, et parent de substitution. De Hot Milk, on retrouve la torpeur d’un été au bord de l’eau, des sens éveillés quand les sentiments somnolent, mais en concentrant le récit sur une héroïne unique, bien que dédoublée par sa quête, Deborah Levy se rapproche de la voix singulière de son autobiographie, dont elle ne retrouve néanmoins pas la profondeur, restant souvent à la surface du trouble de son héroïne, et de la conversation entamée avec elle-même.
A.E.

Ma voix de dieu
Autofiction d’Amélie Lucas-Gary. Editions Hématomes, 80 pages.
La cote de Focus: 4/5
Après plusieurs romans, dont le délicieux Grotte (Vanloo, 2020), Amélie Lucas-Gary a élargi sa pratique de la fiction, notamment à l’art contemporain. Pour Ma voix de dieu, édité par les Liégeois d’Hématomes, l’autrice l’explique d’entrée: l’artiste belge Maxence Mathieu l’a invitée à «une expérience» consistant à venir essayer sa «chaise sculpture». Elle le trouve «prétentieux», mais se prête au jeu. Allongée sur la fameuse chaise, elle décrit ses impressions.
Le dispositif fait penser à la collection Ma nuit au musée des éditions Stock. Mais, elle le confessait récemment, elle aime à «prendre la littérature de fiction par les bords, parfois en traître». Dont acte: étourdissant message extraterrestre intercepté il y a quelques années (Quoi? Vous ne connaissez pas le discours de Mountain View?!), dérives existentielles et sensuelles, dissociation corps/esprit… Amélie Lucas-Gary courbe la réalité et entraîne le lecteur dans des contrées insoupçonnées.
M.R.

Un autre cœur
Roman de Nora Sandor. Editions Gallimard, 208 pages.
La cote de Focus: 3/5
Avec un premier rôle dans Juliette, film couronné à Cannes alors qu’elle n’a que 17 ans, Lola K connut un début de carrière fulgurant. Ne s’y reconnaissant pas, elle s’en est détournée: elle serait Juliette puis plus rien. Approchant la trentaine, retirée dans le Sud comme traductrice de fiches produits, elle attend d’être remplacée par une IA. Rencontrant l’actrice américaine qui l’incarnera dans un remake, Lola s’interroge: sera-t-elle à jamais cantonnée à être la femme d’un seul rôle?
Harponnant lors de paragraphes piquants sur l’image de soi et le rapport à la notoriété, Nora Sandor (Licorne) embrasse les questions queer par une approche hypercontemporaine. Quand l’égérie Disney, future Zendaya, fait son coming out sur Insta, son héroïne s’interroge sur les difficultés persistantes à faire valider sa bisexualité face au binarisme du «marché lesbien»: «comme si elle n’était qu’imparfaitement émancipée du patriarcat, du contact des hommes qui risquait de la contaminer». Entre vidéos TikTok et effluves de vodka pomme, Un autre cœur échappe hélas trop souvent par son côté flottant, à l’instar des méduses dont il fait un leitmotiv. Demeure une empreinte urticante… à défaut de foudroyer totalement par son poison.
F.DE.

Membre fantôme
Roman noir de Brian Evenson. Editions Rivages, traduit de l’américain par Jonathan Baillehache, 224 pages.
La cote de Focus: 4/5
L’écrivain Brian Evenson, élevé chez les Mormons, le sait plus que tout autre: on peut tout faire dire à la Bible, comme ses adeptes de la Confrérie des mutilés qui, pas de bol pour le détective Kline, en ont surtout retenu le 30e verset, chapitre 5, de l’Evangile selon saint Matthieu: «Si ta main droite te fait tomber dans le péché, coupe-la, et jette-la loin de toi.» Dont acte: les adeptes de cette secte, rencontrés dans un premier roman (La Confrérie des mutilés, qui ressort en poche) prônent l’automutilation.

On les retrouve, en morceaux, dans ce Membre fantôme, dans lequel Kline, amputé du bras droit –et ce n’est peut-être pas fini!– doit désormais affronter un nouveau schisme de ladite confrérie: une branche dominée par les femmes et qui consiste, grosso modo, à congeler des corps coupés en deux, et si possible dans le sens de la longueur… Oui, c’est horrible. Mais c’est aussi drôle, féroce et pas si gratuit que ça –Evenson, auteur culte pour beaucoup, use ici du malaise et de la charcuterie pour soulever de vrais questions.
O.V.V.