La BD est-elle soluble dans le féminisme? Oui, la preuve avec Catel et Bocquet, Bagieu, etc.

Joséphine Baker, de Catel et Bocquet © Casterman
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

La cause des femmes est en passe de devenir un genre en soi en bande dessinée. Un sujet récurrent et protéiforme, évidemment porté par des autrices engagées -mais pas seulement.

Pénélope Bagieu en est intimement persuadée: « Les filles qui commencent à lire des bandes dessinées aujourd’hui et qui, dans dix ou vingt ans, se mettront à en faire, elles n’y croiront pas quand on leur racontera qu’à notre époque, on manquait cruellement de représentations ou de personnages à qui s’identifier, qu’il n’y avait pas de femmes dans les jurys, qu’elles furent longtemps quasi inexistantes… Le métier se féminise, il y a encore du boulot, mais ça va dans le bon sens. Personnellement, je n’ai aucune prétention. J’ai une légitimité à gueuler, c’est tout. » L’autrice de Culottées -oui, après mûre réflexion des principales intéressées, mieux vaut dire « autrice » que « auteure », autant s’habituer-, ex-jeune star de la BD dite girly, est donc désormais une femme en colère. Et a rejoint avec ses Culottées, et comme nombre de ses collègues, les rangs d’un militantisme en bande dessinée qu’on n’avait jamais connu aussi vivace. La tendance, certes, était devenue évidente depuis quelques années -en moins de deux générations, le lectorat et la création de bande dessinée a connu une féminisation sans précédent: si les femmes constituent la moitié de l’humanité, elles constituent aussi désormais la moitié du lectorat BD, et désormais beaucoup plus que les 5 % de créateurs en bande dessinée, comme on les recensait encore il y a peu. Une tendance qui a atteint son paroxysme en 2016, non seulement avec la multiplication des titres écrits et dessinés par ou pour des femmes, mais aussi avec une fronde spectaculaire des autrices, boycottant le dernier festival d’Angoulême et sa liste aussi longue que vexante de nominés sans nominées. Désormais regroupées, et très actives, au sein du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, les autrices se rebiffent et ne se laissent plus faire -le Centre belge de la bande dessinée s’en souvient encore, lui qui envisagea un temps de mettre sur pied une expo BD des filles qui fut très mal perçue par le collectif, au point d’en obtenir la suspension. Mieux, ce militantisme s’exprime désormais directement en planches, avec des oeuvres, souvent remarquables, mais qui ne cachent rien de leurs intentions: remettre la femme au centre d’une histoire qui l’a souvent effacée de ses tablettes.

L’exemple de Joséphine

Pénélope Bagieu .
Pénélope Bagieu .© DR
Le Féminisme d'Anne-Charlotte Husson et Thomas Mathieu
Le Féminisme d’Anne-Charlotte Husson et Thomas Mathieu © Le Lombard

Ainsi Catel Muller, autrice renommée qui a voué une grande partie de sa vie d’artiste aux femmes aussi remarquables qu’oubliées. En 2007 déjà, avec son compagnon le scénariste et éditeur José-Louis Bocquet, elle consacrait un album à Kiki de Montparnasse, « une rebelle avant l’heure qui vaut bien plus que la photo de Man Ray et ses hanches violoncelle, suivi d’un autre autour d’Olympe de Gouges, que l’on a fait passer pour une catin hystérique alors que cette petite bâtarde de Montauban était devenue une grande intellectuelle« . Cette fois, après avoir mis en dessin avec sa collègue Claire Bouilhac la biographie mouvementée et à nouveau exemplaire de l’actrice Mylène Demongeot, Catel a logiquement jeté son dévolu sur Joséphine Baker -« Une femme fantastique qui additionnait les handicaps: c’était une femme, elle était Noire, elle était pauvre. Elle est pourtant devenue la première star noire mondiale, et une icône absolue. Une femme de coeur, émancipée, qui a brisé tous les tabous. Une femme de valeurs qu’on ne peut résumer à sa fameuse ceinture de bananes.« Résultat de cette fascination: trois ans de recherche documentaire pour créer comme à chaque fois une « bédéographie » aussi exhaustive qu’ambitieuse, mais aussi stylistiquement remarquable -même sans intérêt particulier pour la cause féministe, le lecteur bédéiste dénichera dans ces 450 pages noir et blanc suffisamment de virtuosité et de mouvement pour y trouver son compte. Le duo ne va d’ailleurs pas s’arrêter en si bon chemin, malgré l’ampleur à chaque fois de la tâche: Nico, la muse du Velvet Underground, devrait être au coeur de leur prochain roman graphique.

La colère de Pénélope

Pénélope Bagieu, elle aussi, assume son militantisme. Difficile de toute façon de ne pas le faire après Culottées, soit les portraits en trois pages chrono de quinze femmes remarquables. Des femmes qui, comme le souligne le sous-titre de ce beau livre, « ne font que ce qu’elles veulent« . Drôle de pitch pour un livre pourtant bien utile, mais qu’on n’imaginerait pas dans sa version « homme ». Et pour cause, s’amuse la Parisienne: « Dans une société idéale, ce livre s’appellerait juste « biographies », et on ne remarquerait pas qu’il n’y a aucun homme dedans. Mais le combat continue: si on ne précisait pas le sexe des personnages, ce serait tous des hommes, parce que par défaut, et pour beaucoup, un personnage, c’est un homme. Et si j’en ai retenu relativement peu, c’est parce que je voulais que les personnes choisies correspondent parfaitement à mon brief personnel: des femmes oubliées et pourtant extraordinaires, qui ont fait des trucs dingues, qui se sont battues contre des choses très précises, qui furent les premières à le faire, et qui ont dû affronter une grosse adversité. »

Culottées, de Pénélope Bagieu.
Culottées, de Pénélope Bagieu.© Gallimard

D’évidence, l’identification de l’autrice avec ses sujets a cette fois joué son rôle à plein, elle qui n’avait que Mafalda étant petite pour se trouver un personnage de bande dessinée à qui elle voulait ressembler. »Mais je n’ai pas cherché à faire féministe ou militante pour autant, précise-t-elle dans la foulée, ça l’est, parce que je ne peux pas passer deux ans à bosser sur un livre et faire totalement abstraction de ce qui, en tant que femme, te pollue l’esprit. Il suffit d’ouvrir ton fil de news, tu as déjà envie de casser les murs! Rien que dans le taxi pour venir à notre rendez-vous, j’entendais dans le poste les projets de loi antiavortement de la Pologne…. Je ne peux pas dire ensuite: « Lalala je m’en fous! » Je n’arrive pas à cloisonner, mais je suis par contre ravie d’avoir un biais créatif pour m’énerver et m’apaiser. La colère est un excellent combustible pour faire des livres. Avec Culottées, je ne sais pas si on peut parler de l’album de la maturité. Ce que je sais, c’est qu’à chaque livre, et avec le temps, tu te rapproches un peu plus du livre que tu as envie de faire. La distance se réduit. »

La conviction de Thomas

Reste que le féminisme, en bande dessinée aussi, n’est (heureusement!) pas qu’une affaire de femmes. Si les activistes sont pour la plupart du deuxième sexe cher à Simone de Beauvoir, comme l’Anglaise Jacky Fleming, militante de la première heure et autrice non dénuée de talent et d’humour, à l’image de son dernier petit format tout en ironie, quelques mecs se font aussi une petite place dans cette BD genrée et engagée. Ainsi Thomas Mathieu, jeune auteur français passé par Liège et Bruxelles, et qui s’était fait remarquer il y a deux ans avec son projet Crocodiles, en blog puis en BD, lequel mettait intelligemment en planches de vrais récits de harcèlement de rue. Thomas a cette fois été logiquement embauché par La petite Bédéthèque des Savoirs pour mettre en dessin leur déjà onzième volume, justement consacré au féminisme. Un Que sais-je? en bande dessinée, écrit par une spécialiste de l’analyse du discours lié au genre et au féminisme, et qui retrace presque dans le détail l’histoire et les concepts-clés de ce mouvement d’émancipation à travers ses figures incontournables, moult chiffres et de nombreux slogans et citations. Une lecture qui s’avérerait ardue, voire rébarbative, si Thomas Mathieu n’y mettait pas toutes ses couleurs, un solide sens de la métaphore, de l’illustration et du petit dessin qui vaut bien mieux qu’un long discours, ainsi qu’un intérêt évident pour la cause. Bref, une saine lecture à la fois divertissante et enrichissante -ambition première de la collection- qui complétera bien la lecture des titres précités. Rendez-vous dans dix ou vingt ans avec Pénélope Bagieu pour jauger de l’influence de la bande dessinée, de ses auteurs et de ses contenus sur les moeurs de nos contemporains. Seule certitude: ceux-ci ne manquent désormais plus de ressources pour faire reculer le sexisme.

SORTIES AU FEMININ

Joséphine Baker, de Catel et Bocquet, Éditions Casterman, 568 pages. ***(*)

La BD est-elle soluble dans le féminisme? Oui, la preuve avec Catel et Bocquet, Bagieu, etc.

Réhabiliter les femmes d’exception que l’Histoire a rayées des listes: Catel et Bocquet, couple à la ville et à la création, ont donné une ligne de conduite on ne peut plus claire à leur collaboration. Impossible donc pour eux de passer à côté de Joséphine Baker, après avoir déjà retracé en BD les biographies d’Olympe de Gouges ou Kiki de Montparnasse. La première star noire mondiale a donc droit à son hagiographie extrêmement documentée, voire définitive, de plus de 500 pages passionnées et parfois passionnantes.

Culottées (T.1), de Pénélope Bagieu, Éditions Gallimard, 144 pages. ****

La BD est-elle soluble dans le féminisme? Oui, la preuve avec Catel et Bocquet, Bagieu, etc.

D’Agnodice, gynécologue de l’Antiquité qui dut se déguiser en homme pour exercer, à Annette, la sirène australienne qui inventa le maillot de bain féminin, en passant par… Joséphine Baker, Pénélope Bagieu dresse, à chaque fois en trois pages, le portait de femmes « qui ne font que ce qu’elles veulent » -comme elle. Des récits (très) courts et déjà lus sur le blog BD du Monde, ici entrecoupés de magnifiques illustrations pleine page. Et qu’on se rassure, les femmes « qui en ont » ont été plus de quinze dans l’Histoire: un deuxième tome est prévu pour janvier.

Le Féminisme, d’Anne-Charlotte Husson et Thomas Mathieu, Éditions Le Lombard, 96 pages. ***(*)

La BD est-elle soluble dans le féminisme? Oui, la preuve avec Catel et Bocquet, Bagieu, etc.

Saviez-vous que le mot féminisme était à l’origine péjoratif, créé vers 1870 pour désigner chez les hommes un défaut de virilité? Qu’Albert Camus détestait le féminisme de Simone de Beauvoir? Ou que la sous-représentation des femmes dans les fictions destinées à la jeunesse s’appelle « le principe de la Schtroumpfette »? Si oui, vous avez déjà lu le onzième titre de La petite Bédéthèque des Savoirs, une collection de gai savoir en bande dessinée qui ne pouvait effectivement pas faire l’impasse sur un sujet qui secoue la BD en particulier. Si non, on vous le conseille chaudement.

Le problème avec les femmes, de Jacky Fleming, Éditions Dargaux, 128 pages. ***(*)

La BD est-elle soluble dans le féminisme? Oui, la preuve avec Catel et Bocquet, Bagieu, etc.

Le problème avec les femmes, c’est les hommes. La féministe militante anglaise Jacky Fleming, figure importante du mouvement depuis les années 70, le démontre par l’absurde, en reprenant au pied de la lettre certaines énormités assénées par de pourtant grands esprits de leur temps, qu’il s’agisse de Kant, Darwin, Rousseau ou Maupassant. Un cerveau trop petit ou trop spongieux, une sphère domestique dont elles ne peuvent s’échapper, un rôle se limitant strictement à l’amour ou à la maternité… Une dénonciation en règle, heureusement très drôle.

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