«Julia»: une relecture féministe de 1984 par Sandra Newman

Cette fois, c’est Julia (incarnée par Suzanna Hamilton dans le film de Michael Radford) l’héroïne de 1984. © D.R.
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Avec Julia, Sandra Newman réinvente et réécrit le 1984 de George Orwell en le racontant avec la voix et le point de vue de Julia Worthing, restée jusque-là dans l’ombre de Winston Smith. Un retelling book puissant, féministe et moderne.

« J’avais lu 1984 quand j’étais ado, puis je l’ai relu une première fois plus tard, dans la vingtaine », raconte l’Américaine Sandra Newman qui, depuis, a beaucoup (beaucoup) relu le chef-d’œuvre cauchemardesque de l’Anglais George Orwell, publié en 1949. « Et je me souviens encore que la manière dont il traitait le personnage de Julia m’avait beaucoup choquée: quand Winston Smith la rencontre, il imagine immédiatement trois manières différentes de la tuer! Ça m’a dès lors beaucoup amusée de renverser la vapeur, et de lui rendre la pareille. »

La preuve dès l’incipit de ce Julia: « Ce fut par l’homme des Archives que tout commença, cet homme rétrograde et sinistre qui se croyait supérieur aux autres mais ne se rendit compte de rien. Celui que Syme surnommait « le Pète-Sec ». » Winston Smith ne sera plus le héros de cette histoire, dystopie visionnaire décrivant un monde totalitaire et totalement sous contrôle. Sa maîtresse Julia Worthing en sera désormais la narratrice et la protagoniste principale.

Un décalage qui change évidemment presque tout. « Le livre d’Orwell était extrêmement profond sur le personnage de Winston, et sur les mécanismes de cette nouvelle société totalitaire, mais est-ce que l’auteur pensait aux femmes? Je crois que ce qui pouvait leur advenir spécifiquement dans un univers comme celui de 1984 ne lui a même pas traversé l’esprit », continue Sandra Newman, dont c’est ici le sixième roman, mais le premier à se voir traduire en français. « Pour réécrire ce roman-là, il fallait dire de nouvelles choses sur cette société, qui ne sont pas dites dans le livre original. Amener d’autres choses sur la table sans contredire le reste. La condition des femmes en était une, totalement absente. »

Libre autrement

Vie en communauté, contrôle des naissances, avortements clandestins, grossesses forcées, violences sexuelles, voyeurisme, humiliations… Il manquait effectivement aux horreurs du système totalitaire décrit par Orwell -contrôle et manipulation des masses, surveillance permanente, tortures, réécriture permanente de l’Histoire et de la culture- celles qui touchent ou toucheraient spécifiquement les femmes.

Et un personnage féminin digne de ce nom, ancré cette fois en 2024. « Dans 1984, Julia semble totalement obsédée par le sexe. Or, en soi, beaucoup le sont à son âge, ça ne devrait pas être rédhibitoire! J’ai juste pensé à elle comme à une jeune fille dans sa période boy crazy. C’est sa manière à elle de trouver un peu de lumière et d’espoir dans ce monde. Un monde sur lequel elle a par ailleurs un autre regard que celui de Winston: elle est plus jeune, d’une autre génération qui n’a jamais connu le monde d’avant, qui ne conscientise pas encore qu’un autre monde, une autre manière de fonctionner puisse exister. Et en tant que femme, elle a hélas compris et assimilé qu’elle n’était pas, dans le monde de Big Brother, une personne dont les pensées comptent. Elle n’est rien. Elle est en cela plus conditionnée que Winston par cette société totalitaire. Mais dans le même temps, c’est peut-être aussi ce qui lui permet de s’y sentir plus libre que lui. Elle ne sent pas en permanence écrasée par le système, et y trace son chemin: elle l’enfreint autant qu’elle y collabore! Mais elle parvient à y trouver des instants de joie, d’espoir, de plaisir. C’est ce que j’aime en elle, son naturel, sa « légèreté » parfois, mais qui s’accompagne d’une capacité à se relever, à surmonter les expériences traumatisantes, et à faire face, en réalité bien plus que Winston. »

Pour le dire vite, une jeune femme moderne, capable d’une incroyable résilience et qu’on ne brisera pas, et que la machiavélique et féministe Susan Newman a construite sans jamais contredire le roman de George Orwell, et en relevant même le challenge stylistique que sa novlangue et son accent british imposaient à l’autrice, laquelle a relu beaucoup d’auteurs et d’autrices britanniques de l’époque pour y accorder sa propre petite musique. « Mais la seule chose à faire pour le personnage de Julia a été de relire chaque scène la concernant, en décidant de savoir si elle y est honnête, ou si elle ment. C’est là, avec ces choix, que le personnage a pris du sens et de la consistance. »

“Un excellent outil”

Réécriture assumée et même commandée par les ayants droit de George Orwell, cet exercice de retelling s’inscrit dans un vaste mouvement de relecture d’œuvres classiques. « Les re-telling de Jane Eyre (on en compte des dizaines sur le Net, NDLR) ont par exemple énormément de succès, et certains sont très bons », confirme l’autrice de Julia, qui « voyais très bien la manière dont ça pouvait fonctionner, et ce qu’on pouvait en tirer . En l’espèce, 1984, c’est un excellent outil pour parler politique, et ces dernières années, aux USA, je ne pense que politique! J’ai donc pris ça comme un cadeau. »

Sa relecture de 1984 ne se contente pas en effet de « féminiser » l’intrigue: elle lui redonne un écho extrêmement contemporain et cette fois universel, avec des accents très américains, mais pas moins inquiétant qu’il y a 75 ans. « Les parallèles ne se trouvent pas uniquement dans la télésurveillance permanente qui désormais existe, et qui a même été choisie par la population, via nos smartphones -une chose qu’Orwell n’aurait jamais été capable d’imaginer! Par contre, il avait parfaitement analysé l’utilisation de la haine comme instrument d’unification des masses. Et il avait très bien compris à quel point les gens qui se sentent isolés usent encore plus facilement de la haine et de la détestation pour se sentir faire partie de quelque chose, d’une communauté. Comme c’est le cas aujourd’hui aux États-Unis avec Trump… »

Julia ****

de Sandra Newman, éditions Robert Laffont, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Cohen, 416 pages.

Londres, capitale d’Oceania, en 1984, 30 ans après la guerre nucléaire qui l’a ravagée, et la mise en place par « Big Brother » d’un régime ultra moderne autant que totalitaire, entre novlangue, rééducation, manipulation et surveillance permanente. Winston Smith, employé du Parti extérieur, remanie les archives au Ministère de la Vérité et fait semblant d’y croire. Mais tout change et s’écroule le jour où une mécanicienne du département Fictions et membre de la Ligue anti-sexe, nommée Julia Worthing, lui glisse discrètement un papier dans la main. Mot sur lequel est écrit « Je vous aime », comme s’en souviennent tous les lecteurs de 1984 et tous les admirateurs de cette œuvre maintes fois adaptée.

Sauf que -et ce n’est qu’un exemple de « l’autre histoire dans l’histoire » narrée cette fois par Sandra Newman- ce mot-là n’était en réalité pas destiné à Winston. Il n’a même pas été écrit par Julia! Julia qui est désormais l’héroïne, la narratrice et le point central de ce récit que beaucoup croient connaître, mais qui devient une tout autre histoire une fois raconté par une des très rares protagonistes féminines du roman cauchemardesque mais visionnaire d’Orwell. Sandra Newman en garde tous les éléments, dont la novlangue et l’horreur, mais l’éclaire d’un regard qui change soudain (presque) tout. Et transforme surtout un second rôle victimaire en premier rôle remarquable, cette fois d’une grande contemporanéité. Le veule Winston fait pâle figure face à Julia, femme libre et forte, qui ne sera, elle, pas complètement brisée par le système et les tortures (effroyables et éprouvantes) infligées dans la salle 101 du Ministère de l’Amour.

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