Judith Vanistendael, l’attente de l’attentat

Judith Vanistendael © Daphne Titeca
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

La Bruxelloise Judith Vanistendael revient à la BD quatre ans après David, les femmes et la mort, en duo mais toujours en pavé: 350 planches sur fond de terrorisme basque, aussi ambitieuses que maîtrisées.

Ces deux-là se sont rencontrés sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, qui passe par Pampelune. Judith Vanistendael s’obligeait alors à réaliser une aquarelle par jour avant de se lancer dans David, les femmes et la mort, un récit très intime autour du cancer, qui allait devenir l’un des albums forts de l’année 2012. Miguel, lui, qui signe aujourd’hui Mark Bellido mais continue de brouiller les pistes sur son identité réelle pour ne pas réveiller les terroristes basques, y cherchait plutôt une porte de sortie, après trois années passées à faire le garde du corps au Pays basque, sous la menace réelle et permanente de l’ETA. « Il m’a raconté son histoire, se souvient l’auteure bruxelloise dont les épaules se remettent à peine de la réalisation, au crayon, de Salto. Et je l’ai trouvée incroyable. Incroyable et fascinante. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme ça, j’ai su intuitivement que ce serait intéressant. A la fin du chemin, je lui demandais de m’écrire un scénario. Il a juste dû attendre longtemps ensuite! » Mark Bellido confirme: « Je voulais à l’origine écrire un « vrai » roman autour de cette histoire, mon histoire. Mais j’ai une manière d’écrire très visuelle, je suis aussi photographe, l’image est très puissante dans mon imaginaire… Il a fallu beaucoup de temps, des heures et des heures de discussion, beaucoup de choix difficiles, mais au final, ce n’est plus mon histoire, mais l’interprétation de mon histoire par Judith. Et elle a tout compris. »

Judith Vanistendael, l'attente de l'attentat
© Le Lombard

Judith Vanistendael s’est immergée dans le récit et la vie de Mark Bellido -dit Miguel ou Mikel, tel qu’on le désignait dans les menaces de mort taguées sur sa maison- comme elle semble devoir le faire à chacun de ses récits: à fond et avec un sens inné du défi. Or ceux-ci étaient innombrables dans Salto: « Avec David, je voulais me prouver que l’on pouvait faire pleurer avec une bande dessinée construite de manière extrêmement rigoureuse, presque mathématique. Ici, je voulais m’obliger à devenir réellement maître de mon dessin, me sentir capable d’aller dans tous les registres: les paysages, les portraits, le mouvement, les lumières… Et en même temps être capable de mettre en scène du « slapstick », des cauchemars, de la poésie, de la violence… Tout! Je voulais me prouver que la bande dessinée possède énormément de règles à suivre, mais qu’on pouvait les jeter par les fenêtres une fois qu’on les connaît et qu’on les maîtrise.« Une recherche narrative et esthétique qui rejoint celles, littéraires, de Mark Bellido: « Le sujet de Salto, c’est aussi l’illusion de la liberté: la liberté, en lettres capitales, qui peut être politique, personnelle, mais qui au final n’existe pas. Personne n’est libre, c’est la carotte devant l’âne qui le fait avancer. »

Cette recherche formelle et intime donne en tout cas aujourd’hui corps à un formidable roman graphique dont la lourdeur des atmosphères n’est qu’une des grandes réussites. Des atmosphères anxiogènes d’attente et de peur de l’attentat nourries aussi par la réalité bruxelloise de Judith Vanistendael. « Tout le découpage avait été effectué bien avant les attentats en France, mais ça a nourri le récit jusqu’au bout, que j’ai encore adapté: j’habite à Molenbeek, j’habite dans la rue où on a recherché Abdeslam, j’habite à 200 mètres de là où on l’a coincé, j’ai entendu les tirs… C’est une ambiance que j’ai captée. »

LES PLANCHES DE SALTO FONT L’OBJET D’UNE EXPOSITION JUSQU’AU 26/06 DANS LA GALLERY DU CENTRE BELGE DE LA BANDE DESSINÉE, 20 RUE DES SABLES, À 1000 BRUXELLES. WWW.CBBD.BE

Salto, l’histoire du marchand de bonbons qui disparut sous la pluie

Judith Vanistendael, l'attente de l'attentat
© Le Lombard

C’est l’histoire d’une certitude -on ne peut devenir écrivain en restant marchand de bonbons- et d’un choix radical: s’installer en 2007, avec femme et enfants, à Pampelune, capitale du Pays basque espagnol, pour devenir garde du corps de personnalités locales menacées par l’ETA. Une expérience qui mettra effectivement Miguel sur le chemin à la fois de l’inspiration -mais à quel prix!- et de Judith Vanistendael -et quelle rencontre! Il aura en effet fallu près de quatre ans à la Bruxelloise pour donner corps à ce récit qui mérite plus qu’aucun autre le titre de roman graphique: 350 planches essentiellement réalisées au crayon, d’une liberté à la fois folle et parfaitement maîtrisée, et qui plonge réellement le lecteur dans un quotidien fait de solitude, de sacrifices, d’attente et de tension. Tout ici n’était que défi pour l’auteure de David, les femmes et la mort, qui s’immerge cette fois dans un monde d’hommes, de flingues et de tensions extrêmes très éloigné d’elle et de ses deux précédents livres. Des livres rares qu’elle veut à chaque fois exceptionnels. Et ce Salto, unique en son genre, l’est sans conteste. Un chef-d’oeuvre d’atmosphère et d’empathie, un must have de l’année.

DE JUDITH VANISTENDAEL ET MARK BELLIDO. ÉDITIONS LE LOMBARD. 368 PAGES. ****

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