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Gaëlle Josse à propos de son dernier roman: «La fidélité que l’on a promise à un disparu ne doit pas être mortifère»
De nos blessures un royaume, le dernier roman de Gaëlle Josse, emmène le lecteur dans un voyage menant du deuil vers la résilience. Un voyage que l’autrice a voulu «aussi extérieur qu’intérieur».
Le deuil est un sujet récurrent en littérature, qu’il soit filial, parental ou amoureux. La Nuit des pères, le précédent ouvrage de Gaëlle Josse, explorait un deuil filial vécu différemment par un frère et une sœur. Dans ce nouveau roman aux récits parallèles qui se répondent au fil du courant, elle explore le deuil amoureux, mais aussi en filigrane un deuil parental annoncé. Des moments de vie qui forcent à explorer des thématiques chères à l’autrice, «la chute, la perte, ces intersections où il faut essayer de se réinventer pour pouvoir redémarrer, avec cette question centrale dans ce livre: qu’est-ce qu’il faut laisser derrière soi pour avancer? Sachant que laisser, ce n’est pas forcément renier ni abandonner, mais plutôt poser quelque part, dans un lieu sûr.»
«Laisser, ce n’est pas forcément renier ni abandonner, mais plutôt poser quelque part.»
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Et ce lieu sûr, justement, est en quelque sorte la matrice, ou à tout le moins l’étincelle dont a jailli ce nouveau roman. «Alors que j’étais invitée à Zagreb dans le cadre de la traduction de l’un de mes livres, j’ai découvert un lieu très étonnant, qui m’a profondément remuée, le Museum of Broken Relationships. Il s’agit d’un musée créé par un couple d’artistes qui s’est séparé, et qui a souhaité installer un refuge, permettant à chacun d’entre nous de venir y déposer la trace, le témoignage d’une histoire qui a été et qui n’est plus.»
Le livre dans le livre
Le lieu réel devient destination de fiction. Agnès, l’héroïne de De nos blessures un royaume vient de perdre Guillaume. Hébétée par le deuil, et comme rattrapée par son corps de danseuse qui la rappelle à sa douleur, Agnès entreprend de rejoindre ce musée, où elle déposera son amour, symbolisé par un livre, qui un jour sauva la vie de l’être aimé. Pour Agnès, ce livre est le poids dont elle doit s’alléger. «C’est une jeune femme qui porte beaucoup de choses dans sa vie, des vivants, mais aussi un absent, qui continue à peser très lourd à travers un objet symbolique. Quelque fois dans nos vies, il y a des objets qui sont chargés, qui deviennent radioactifs soit parce qu’ils portent un souvenir, ou trop d’affect, soit qu’ils sont trop liés à quelqu’un. Ici, il s’agit du livre fétiche de son compagnon. Le livre s’est invité dans mon livre, avec un vrai faux écrivain, et les lettres d’un père fou de sa fille, qui vit une relation très compliquée avec cette enfant porteuse d’un handicap. Il découvre que ce qui la rend heureuse, c’est d’être dans un jardin, au milieu des fleurs et des arbres, dans le vivant. Il va délaisser sa vie sociale et professionnelle, les rôles vont s’inverser avec son épouse, à une époque où les assignations étaient plus schématiques qu’aujourd’hui. Pour faire naître le sourire chez cet enfant, il va l’emmener voyager, découvrir des lieux étonnants, chaque chapitre narrant l’histoire d’un jardin.»
Les pérégrinations horticoles de l’écrivain fictif font écho au propre périple de la narratrice, qui choisit de rejoindre la Croatie en bus. Du slow travel plus signifiant qu’un aller-retour aérien: «J’avais envie d’un voyage qui éprouve le corps, où chaque kilomètre est ressenti physiquement, chaque parcelle de paysage s’inscrit dans les rétines. Un voyage aussi extérieur qu’intérieur. Elle commence le trajet de manière très renfermée, et peu à peu, comme dans un mouvement d’autofocus, les vies autour d’elle sortent du flou. Elle part très seule, et se rend compte peu à peu qu’elle fait partie du monde.»
Le jaillissement de la danse
Son deuil nécessite un déplacement, physique, émotionnel, intellectuel. C’est un mouvement vers l’avant, vers le passé aussi. «Ce n’est pas un pèlerinage, mais c’est un voyage qui mêle mémoire, passé, souvenirs, à des moments qui ne sont qu’à elle. Je trouve qu’un voyage mêle toujours un peu tout ça, on tente toujours d’y retrouver des obsessions, me semble-t-il, ou à vérifier des choses. On ne peut jamais refaire le même voyage. C’est un mélange de lieux qu’Agnès et Guillaume ont aimés ensemble ou ont voulu découvrir ensemble, mais aussi des lieux qui dépendent de son désir propre, qui n’appartient qu’à elle.»
Le livre, ou plutôt les livres posent la question des souvenirs des êtres aimés, mais aussi des promesses d’amour aux disparus. «Ces serments sont très compliqués, ils nous engagent, moralement, affectivement au moment où on les énonce. Mais avec le temps, et alors que leur récipiendaire a disparu, ils peuvent s’opposer à nos intérêts, notre besoin d’évoluer. Comment va se traduire la fidélité que l’on a promise, mais avec laquelle on doit composer ou transiger pour pouvoir continuer à vivre? Cette fidélité ne doit pas être mortifère pour celui ou celle qui la porte. C’est compliqué, la fidélité à une mémoire, une histoire. Peut-être qu’il ne faut pas figer les souvenirs. Les souvenirs sont aussi des choses vivantes. Le livre se modèle beaucoup sur le déplacement, et les évolutions intérieures.»
«Le livre se modèle beaucoup sur le déplacement, et les évolutions intérieures.»
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Le mouvement est justement au cœur de la pratique artistique d’Agnès, au même titre que la danse est au cœur du désir d’écriture de Gaëlle Josse, comme motrice de ce récit. «J’avais envie d’écrire depuis longtemps quelque chose de très près du corps, le corps qui résiste, le corps qui porte, le corps qui danse et défie la pesanteur. Il y a un jaillissement extraordinaire avec la danse qui me fascine.» C’est aussi un art de l’anticipation, en projection constante vers l’avenir, qui semble définir Agnès, et ainsi l’opposer à la capacité qu’avait Guillaume de vivre au présent. «Agnès est dans l’éphémère, au moment où son pied se pose c’est déjà fini, il faut visualiser le prochain pas. C’est une énergie de l’instant tourné vers le geste suivant. Guillaume était quelqu’un d’ancré, il était jardinier d’ailleurs. L’art du jardin, c’est aussi un art de la patience, il faut savoir attendre, observer, il n’y a rien à forcer. Ce sont deux temporalités contradictoires, qui résument leur histoire où chacun essaie d’apprivoiser l’autre.» Peut-être peut-on voir alors cet ultime voyage en bus comme un apprentissage d’une certain forme de patience, une façon d’appréhender et peu à peu intégrer, par-delà la mort, l’art d’être à son tour au présent.
De nos blessures un royaume
Roman de Gaëlle Josse. Buchet Chastel. 176 p.
La cote de Focus: 4/5
Agnès a perdu Guillaume, et pour survivre à la mort de son amour, elle traverse l’Europe en bus, au rythme fragmenté d’un périple lourd d’une charge mémorielle intense. Ce chemin de résilience figure tout autant dans le temps long du voyage et dans les irruptions de beauté qui s’y invitent, que dans son compagnon littéraire, le livre qui, fut un temps, avait «sauvé la vie de Guillaume», celui d’un père qui parcourt les jardins du monde pour faire sourire sa fille promise à une mort précoce. Soit autant de destins en route vers la lumière avec comme nécessité celle du mouvement. Dans ce texte concis et solaire, Gaëlle Josse remue les sentiments et fait bouger la douleur pour mieux la transformer, comme sa narratrice danse ses larmes pour raconter son histoire.
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