Florence Dupré la Tour, pucelle non consensuelle

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Florence Dupré la Tour publie le deuxième volet de son autobiographie féministe et sans fards: elle a cette fois treize ans et plonge dans les affres d’une sexualité naissante mais mal née. Aussi tragique que brillant. Rencontre.

La question aurait mérité d’être posée et pourrait faire l’objet d’un de ses albums, peut-être même le prochain: comment la jeune fille traumatisée, mutique et en rage que Florence Dupré la Tour raconte dans Pucelle est-elle devenue cette quadra sûre d’elle, a priori parfaitement dans ses pompes, très punk dans l’esprit, qui a été capable de réinventer le récit autobiographique en bande dessinée dans une série d’albums (lire encadré ci-dessous) parmi les meilleurs de ces dernières années? On devine le début d’une réponse dans les dernières pages de ce deuxième tome de Pucelle, qui la voient intégrer une école de dessin. Un dessin qui lui a donné, comme elle nous l’a expliqué, « un langage » et une porte de sortie du monde bourgeois mais sclérosé dans lequel elle a grandi: père absent, mère soumise, religion omniprésente… C’est dans ce contexte déjà rempli de traumas que la petite Florence va découvrir, avec dégoût, puis frénésie, ce corps féminin qu’elle décide d’abord de rejeter pour « rejoindre le camp des vainqueurs« . Une découverte douloureuse, singulière et universelle à la fois, qu’elle raconte avec une honnêteté rare, mais surtout avec une science du récit narratif et dessiné qui lui permet d’aborder et de creuser tous les sujets tabous sans en éviter aucun: les règles, leur douleur, le plaisir, la masturbation, les maladresses, jusqu’à « la chose », si scandaleuse, si attendue. Le récit formidable d’une femme désormais libre, « mais je ne vois pas comment on peut envisager la création autrement que comme une aventure. Et une aventure, ça ne se prépare pas, ça se vit« .

Florence Dupré la Tour, pucelle non consensuelle

Quand avez-vous su et décidé que votre vie serait au centre de votre travail d’autrice?

Depuis toujours je crois. Dès que j’ai fait de la BD, je savais que j’allais raconter ces souvenirs qui me hantent, mais je savais déjà aussi, par intuition, que je les raconterais mal, que je devais apprendre. J’ai donc commencé par la fiction et des détours, qui charriaient déjà, de manière inconsciente, les mêmes thèmes: famille, domination, pouvoir… Je devais réussir à comprendre ma propre histoire familiale, la dompter, la trahir, avant de l’expliquer. C’était une sorte de magma, mais je savais que ce serait ma matière créative. Et j’ai eu raison d’attendre: ça m’a permis d’être beaucoup plus frontale, et directe.

Frontale, c’est le mot! Beaucoup auraient sans doute attendu la disparition de leurs proches avant de se lancer dans un tel récit. Ce fut un choix difficile?

Le choix est toujours très simple à poser, il est parfois plus compliqué à vivre. Mais je n’ai pas le sentiment d’être radicale: si on se lance dans l’autobiographie, autant le faire vraiment. Moi, j’ai eu besoin de m’extraire du regard de la société entière, et le premier regard à casser, c’était celui de mes parents. Je ne serais pas libre en tant qu’artiste si je n’avais pas cassé ce rapport-là. Si je les avais écoutés et voulu leur faire plaisir, je serais en train de vendre des petites aquarelles mignonnes à des touristes dans le sud de la France! Pour moi, ce n’était ni un choix ni du courage mais plutôt un acte logique. Je prends juste le risque de me fâcher avec tout le monde quand les livres sont publiés (je ne montre rien à personne avant). Mais je n’ai pas besoin d’une autobiographie pour me fâcher avec tout le monde (rires). Je cherche surtout une musique et une justesse. Il faut une écoute très fine de soi-même, et je crois qu’on écrit toujours comme on est. Dans Pucelle, je suis assez fidèle à ma façon d’être dans la vie.

Florence Dupré la Tour, autrice épanouie, et aujourd'hui très éloignée de la jeune fille traumatisée qu'elle décrit dans Pucelle.
Florence Dupré la Tour, autrice épanouie, et aujourd’hui très éloignée de la jeune fille traumatisée qu’elle décrit dans Pucelle.© CÉCILE GABRIEL

Une manière qui est tout de suite passée par la bande dessinée. À la sortie du premier volume de Pucelle, vous disiez que la BD était le meilleur outil pour raconter l’indicible. Ça se confirme ici.

Dans la vie très mutique qui était la mienne, faite de non-dits, je lisais beaucoup, et c’est dans ce silence qu’a pu grandir un deuxième monde, un monde intérieur et immense, qui avalait tout. Je devais trouver d’une façon ou d’une autre le moyen d’en faire sortir tous ses habitants mais je n’avais pas les mots. Ce fut donc le dessin, que j’ai vraiment expérimenté: petite, je dessinais des monstres, mais des monstres qui souriaient, bien gentils et polis, comme mes parents l’étaient et comme on me demandait de l’être. Puis est venue la BD, pour laquelle j’ai un amour immense. Elle est devenue un langage comme ceux que ma soeur jumelle et moi nous inventions. Et qui, oui, se prête parfaitement à un tel travail autobiographique basé sur les souvenirs. Les ellipses narratives sont de parfaites traductions de la mémoire, qui procèdent de la même manière: des choses qui nous viennent par tableaux et que l’on comble par l’imaginaire.

Pucelle - t. 2: Confirmée
Pucelle – t. 2: Confirmée

Ce travail autobiographique était-il aussi thérapeutique?

Pour le savoir, il faudrait que je voie un psy, ce que je n’ai pas encore fait! Ce travail en BD se rapproche en tout cas de la psychanalyse dans la mesure où j’utilise beaucoup d’images symboliques, comme on en trouve dans les rêves et leur interprétation. Il y a surtout une dimension libératoire: j’étais envahie de souvenirs qui tournaient comme des fantômes et qui m’empêchaient de les remplacer par d’autres. Il fallait que je vide la boîte et que je les envoie dans un autre pays, celui du livre. Et ça marche très bien: le souvenirs qui m’envahissaient sur les animaux et sur la sexualité ne m’envahissent plus. Je n’y pense plus toute la journée, je peux les observer de loin, posés sur ma cheminée (rires). Mais ils n’ont pas disparu sinon de l’avant-scène où ils prenaient toute la place et faisaient beaucoup de bruit. Maintenant, ce sont des meubles. Mais avant que toute la pièce soit bien rangée, j’ai encore du temps et du travail et sans doute quelques albums à faire.

Pucelle – T. 2: Confirmée, de Florence Dupré la Tour, éditions Dargaud, 232 pages. ****(*)

Un strip « pour s’amuser »

C’est un honneur et une fierté. Dès cette semaine, Florence Dupré la Tour offrira dans chaque numéro un strip original aux lecteurs du Focus Vif, a priori et cette fois, plus comique que tragique. « Je me suis longtemps demandé si je devais partir sur quelque chose de sérieux, mais l’époque me semble déjà très angoissante, alors amusons-nous! J’ai pris des mots ou des personnages qui me venaient comme « saucisse de Strasbourg » ou ce coach, mais il y aura aussi une mère de famille épuisée, un petit monsieur tout triste, peut-être des limaces, et encore des mots, comme « clafoutis », qui me fait beaucoup rire. L’exercice du strip est joyeux et réjouissant, il sollicite à la fois l’intelligence et la réflexion, tant du lecteur que de son auteur. Et puis c’est un exercice sous contrainte, et la contrainte est toujours libératoire et motivante. Même avec des saucisses de Strasbourg. » À découvrir chaque semaine dans les pages du magazine.

Le strip de Florence Dupré la Tour
Le strip de Florence Dupré la Tour© Florence Dupré la Tour

Une vie en trois albums

Cruelle
Cruelle

Cruelle

Éditions Dargaud, 2016.

Si Florence Dupré la Tour publie son premier album -de la fantasy déjà torturée- dès 2006 chez Gallimard avec les séries courtes Capucin ou Borgnol, sa carrière prend une autre dimension en débarquant chez Dargaud où elle entame sa réflexion et son autobiographie avec Cruelle. Elle y raconte comment, et par le menu, de son enfance jusqu’à la fin de son adolescence, elle a torturé, mutilé et tué les petits animaux de compagnie qui lui passaient entre les mains. Une version trash des Malheurs de Sophie d’emblée atypique et très éloignée de l’idée très caricaturale et dominatrice que le mâle blanc peut se faire d’un récit féminin. N’épargnant personne et surtout pas elle-même, Florence y déploie sa grammaire, marquée par un dessin plein d’énergie et surtout jamais figé: « Je ne vis pas de manière rigide. Or ma vie, c’est le dessin, donc mon dessin n’est pas rigide non plus, il bouge tout le temps. »

Pucelle - t. 1: Débutante
Pucelle – t. 1: Débutante

Pucelle – t. 1: Débutante

Éditions Dargaud, 2020.

Affranchie par le succès de Cruelle, Florence publie quatre ans plus tard la deuxième partie de son autobiographie, axée autour d’un des trois thèmes au centre de sa vie et de sa création: la sexualité, après les animaux et avant la gémellité. Et c’est la claque: l’autrice raconte comme personne son enfance dans une famille bourgeoise (très) catholique et conservatrice, où il est interdit de parler « de la chose qui ne doit pas être dite« . Elle y décrit surtout le poids de la tradition qui place inéluctablement la femme dans une position inférieure. Et perfectionne sa technique narrative, dans laquelle son alter ego de papier s’autorise les expressions les plus outrancières, « via un dessin qui n’est pas le plus fidèle à la réalité, mais qui est le plus fidèle par rapport à ce que ressent le personnage. C’est une forme de réalisme: le réalisme des émotions. »

Pucelle - t. 2: Confirmée
Pucelle – t. 2: Confirmée

Pucelle – t. 2: Confirmée

Éditions Dargaud, 2021.

Cette fois, Florence a treize ans, et plus rien ne sera caché: que faire de toutes ces pulsions interdites qui lui chauffent le sang tout en la plongeant dans des abîmes d’angoisse? Qu’est donc ce sang qui coule et qu’il la fait atrocement souffrir tous les mois? Et qui sont ces hommes qui la sifflent dans la rue et désirent ce corps qu’elle-même ne comprend pas? Nourrie de ses lectures féministes découvertes sur le tard, du blog Crêpe Georgette au livre Les Femmes de droite de l’Américaine Andrea Dworkin, « qui m’a conscientisée sur ce que vivait ma mère« , Florence Dupré la Tour livre ici son livre le plus abouti et le plus radical dans sa manière de mettre des dessins et des mots sur beaucoup de non-dits. Le plus universel aussi: pas besoin d’être beau, riche, réac ou fille pour se sentir concerné par ses récits, et emporté par ses bandes dessinées, pleines de rage et de bonnes idées.

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