Derf Backderf: « La fusillade de Kent State est un sujet qui divise encore politiquement »

Ce n'était qu'une manifestation pacifique, l'armée a quand même tiré.
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le grand oeuvre de l’américain Derf Backderf sort enfin en librairies. Il y dissèque un scandale d’État resté impuni mais « dont on ferait bien de se souvenir », tant l’Amérique de Trump ressemble à celle de Nixon. Entretien et critique.

Le 4 mai 1970, cinq jours après que le président Richard Nixon a annoncé l’extension de la guerre du Viêtnam vers le Cambodge -à l’exact inverse de ses promesses de campagne-, des soldats de la Garde Nationale qui occupaient le campus de l’université d’État de Kent, dans l’Ohio ouvrent le feu sur une manifestation pacifique pour contenir la colère estudiantine. Vingt-huit soldats tirent 67 coups de feu. En treize secondes, la fusillade fait neuf blessés, et quatre morts. Jeff, Allison, Bill et Sandy. Ils avaient 19 et 20 ans. Deux d’entre eux se rendaient simplement à leur cours. Malgré le scandale et une pseudo-commission d’enquête qui actera que « les tirs aveugles de fusils dans une foule d’étudiants et la mort entraînée par ces tirs ont été inutiles, injustifiés, et inexcusables« , aucune condamnation ne sera jamais prononcée. Derf Backderf, lui, avait dix ans quand le drame s’est produit. Il vivait à quelques kilomètres de là et n’a jamais oublié la vision de ces soldats armés de carabines et de baïonnettes débarquant dans sa petite ville de Richfield, à deux pas de Kent State. Une vision et le sentiment d’une totale injustice qui ne le quitteront jamais. Un demi-siècle plus tard, il y consacre même son livre le plus ambitieux, resté six mois dans les placards pour cause de Covid. Un retard à l’allumage qui n’enlève rien, au contraire, à son effarante résonance. Dans Kent State, l’auteur de Mon ami Dahmer et Trashed ne se contente pas de faire revivre l’ambiance des seventies, il y dissèque, au long d’une enquête extrêmement fouillée et comme le journaliste qu’il est aussi, tous les ressorts d’un engrenage fatal: politiques pousse-au-crime, soldats amateurs et eux-mêmes terrorisés, chaîne de commandement défaillante, ambiance générale de fake news, de peur et de paranoïa… À l’heure où Donald Trump a lui-même remis l’armée dans les rues américaines pour mater le mouvement Black Lives Matter, la lecture de Kent State sonne comme un avertissement: « Combien de temps avant que quelqu’un, qu’un groupe de flics ou de soldats ne refasse la même chose et tire dans la foule? Nixon était un salaud, mais rien n’a changé. On a juste changé de salaud« , nous expliquait au dernier festival d’Angoulême celui qui s’avère comme l’un des plus grands auteurs contemporains de comics.

Derf Backderf:

Vous nous aviez habitués, avec vos précédents albums, à des récits très autobiographiques. Cette fois le lien est plus ténu, mais il existe: Kent State commence ainsi avec vous et votre mère dans sa voiture, entourés par des soldats de la Garde Nationale.

C’est une histoire que j’ai toujours portée en moi. Et quand on est auteur, on reconnaît une bonne histoire quand elle se présente. Celle-ci je m’en suis toujours souvenu, elle m’avait beaucoup affecté. Les soldats campaient juste en face de notre école, je n’avais qu’à aller à la fenêtre pour voir leurs camions et leurs jeeps aller et venir. Notre bus devait d’ailleurs slalomer entre les soldats pour quitter l’école, ce qui était juste ridicule. Kent State a toujours été sur une liste que je tiens avec les histoires que j’ai envie d’écrire et de dessiner, mais c’est un récit tellement complexe que j’ai dû attendre d’en avoir les aptitudes -surtout graphiques- pour m’y mettre. C’était un vrai challenge pour moi, et j’en ai vraiment bavé pour la dessiner! J’ai l’air d’un dinosaure, mais en fait je suis très jeune dans la BD. J’ai longtemps fait du cartoon, du strip, des fanzines, mais mon premier album n’a pas dix ans. Et ici, c’est vraiment tout autre chose: un long récit complexe, avec des dessins très détaillés, énormément de recherches. Mais il me tenait à coeur. Ne pas m’y essayer m’aurait poursuivi toute ma vie.

Cette fusillade s’est produite il y a maintenant 50 ans. Bien d’autres drames ont eu lieu depuis aux États-Unis. Pourquoi la raconter vous semblait-il pertinent?

Parce que j’ai l’impression qu’on évolue en cercle, et qu’on revient de nouveau aux années 70 dans ce pays. Ce sont le même genre de forces politiques qui s’affrontent comme dans ces années-là. On les voit de nouveau, elles sont même pires probablement. L’Histoire se répète et on n’apprend rien. Rien! Nixon a été très heureux que des étudiants se fassent tuer: il tenait absolument à éteindre le mouvement de protestation anti-guerre. C’était un tel salaud, il n’en a rien eu à foutre que la plupart des étudiants présents ce jour-là ne soient même pas en train de protester. Ils allaient juste à leurs cours. Maintenant, on a juste changé de salaud. Et ça me rend malade.

L’arrivée de Trump à la présidence des États-Unis est-elle liée à l’envie de faire enfin aboutir ce livre?

Absolument. J’aurais pu le faire sous la présidence d’Obama, mais… il est peut-être plus utile aujourd’hui, plus nécessaire. Je crois en tout cas que c’est un morceau d’Histoire dont les gens devraient se souvenir. Il y a eu beaucoup de manifestations contre Trump dans ce pays, or Kent State nous a montré que lorsque vous menacez réellement les gens qui sont au pouvoir, le prix à payer peut être très, très cher. Et la fusillade de Kent State est un sujet « touchy », qui divise encore politiquement. J’entends encore des gens argumenter autour de cet événement et dire parfois « On aurait dû tous les buter« . Mais qui ça? Les gens dans le parking? Un gars juste assis à sa fenêtre? C’est ça? Parce que c’est ça qui est arrivé quand on a tiré dans cette foule. On dit encore parfois que les soldats n’avaient pas le choix, qu’ils devaient tirer. Mais non. Ils ne devaient pas tirer. Ils auraient pu ne pas tirer. Et l’injustice reste flagrante: personne n’a payé, ni les politiciens qui tiraient les ficelles, ni les soldats qui, oui, ont choisi de tirer sur leurs compatriotes, sur des gamins. Ce furent des meurtres avec préméditation.

Derf Backderf:

Tous vos livres ont un rapport avec la violence intrinsèque des États-Unis: personnelle avec Mon ami Dahmer, sociétale et écologique avec Trashed, étatique et politique avec ce Kent State… Vous en avez conscience?

Je ne vais surtout pas essayer d’analyser, je n’ai aucune sagesse! Je raconte juste ce que je vois et ce que je vis, comme mon expérience d’éboueur, un monde totalement caché, que personne ne veut voir -et là-dessus, vous les Européens, vous ne valez pas mieux que nous, sauf peut-être la Suède. Je crois que j’aime surtout raconter des histoires que les gens ne connaissent pas, ou auxquelles ils ne s’attendaient pas. Pour Kent State, le fait divers est connu, mais on ne connaît pas vraiment le déroulé, les enjeux, ni tous ces petits détails étranges qui ont mené au drame. Et qui pourraient se reproduire aujourd’hui, avec ce taré de président.

Kent State – Quatre morts dans l’Ohio

BD documentaire. De Derf Backderf, éditions Çà et Là, 288 pages. ****(*)

Derf Backderf:

Ne dites surtout pas à ce punk de Derf Backderf qu’il vient de réaliser avec Kent State l’un des meilleurs romans graphiques de ces dernières années: il déteste ce terme « horrible » de « graphic novel ». Lui préfère parler simplement de « bande dessinée » ou de « BD documentaire », ce qui est particulièrement le cas de ce pavé de près de 300 pages, rempli de notes, de références et de fiches explicatives sur les forces en présence. Un travail de journaliste (il en a le diplôme) pour lequel il a multiplié les recherches et les entretiens directs, mais qui n’arrive pourtant pas à faire de l’ombre au formidable travail d’auteur et de dessinateur qui s’impose à la lecture de Kent State. Si son trait reste immédiatement identifiable, Backderf en a poussé la précision et le réalisme à l’extrême, usant désormais du noir et blanc comme les grands maîtres du genre. Mais c’est aussi sa dramaturgie qui impressionne ici: Backderf ne se contente pas de nous refaire revivre avec précision l’agitation et la vie étudiante des seventies, il nous plonge âme en avant dans un drame qui se joue en cinq jours, du 30 avril au 4 mai. Cinq jours où la tension monte, où les erreurs s’additionnent, où les fake news et la peur remplacent peu à peu la raison. Cinq jours aussi que l’on revit en compagnie et au plus près de Jeff, Allison, Bill et Sandy, le coeur serré par le destin qui les attend, et dont ils étaient, eux, totalement insouciants. Du grand art, américain et engagé.

Backderf en quatre albums

Mon ami Dahmer (2013)

Premier de ses albums à paraître en français déjà aux éditions Çà et Là, Mon ami Dahmer fut une révélation (récompensée comme telle au festival d’Angoulême): Derf Backderf y raconte ses années de collège en compagnie de Jeffrey Dahmer, qui deviendra, dès la fin de ses études, « le cannibale de Milwaukee », célèbre tueur en série comptant au moins 17 victimes. Un vertigineux récit, aussi, sur la faillite du système éducatif américain, qui fit entrer son auteur dans une nouvelle dimension, lui qui, jusque-là, multipliait aux USA les strips et les récits baignés de punk-rock.

Derf Backderf:

Punk Rock & Mobile Homes (2014)

Né en 1959, Derf Backderf a vécu de très près la culture des années 80, et la scène punk en particulier. Il y a donc beaucoup de lui dans le personnage d’Otto Pizcok, dit « Le Baron », nerd bordeline et en terminale qui deviendra le roadie de Joe Strummer ou des Ramones lorsqu’ils débarquent dans sa banlieue d’Akron, une ville de la « Rust Belt » frappée de plein fouet par la crise économique. Un premier album (son deuxième en français) à la fois documentaire et à mourir de rire sur la scène punk et les prolétaires des petites villes américaines.

Derf Backderf:

Trashed (2015)

S’inspirer de ses propres expériences pour tordre le cou à l’American Way of Life: Derf Backderf frappe à nouveau fort avec le récit qui fait suite à Mon ami Dahmer et dans lequel il raconte, sous les dehors de la fiction, son année passée, à la fin de ses études, comme éboueur dans un patelin de l’Ohio. Les tournées sous la neige ou la canicule, l’exclusion sociale ou les rencontres souvent touchantes avec les habitants les plus dérangés de la ville. L’Amérique de la consommation vue à travers ses poubelles.

Derf Backderf:

True Stories (2019)

Entre 1990 et 2014, soit pendant 25 ans, Derf Backderf a réalisé des strips et des mini-pages de « gags » diffusés d’abord à Cleveland, ensuite dans tout le pays. Des « true stories » qu’il a directement vécues ou qu’on lui a rapportées, remplies d’illuminés pris sur le vif dans les rues d’une Amérique profonde dérangée et foutraque. Çà et Là en a sélectionné près de 200 dans cette anthologie qui en dit long sur le parcours graphique et narratif de leur auteur, devenu depuis une star internationale de la bande dessinée. Qui l’eût cru?

Derf Backderf:

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