À vous Simone 6/6: De bonnes Gauloises

© REUTERS/Pascal Rossignol
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

En 2019, on a fêté les 50 ans du premier pas sur la Lune et les 30 ans de la chute du mur de Berlin, moins l’anniversaire de la sortie du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, en 1949. Septante ans plus tard, à l’ère #MeToo, le livre n’a pourtant quasiment pas pris une ride. Et si on chaussait les lunettes tendues par Simone pour observer quelques objets et figures de la Pop Culture contemporaine? Cette semaine: Astérix, qui fêtait lui en 2019 60 ans d’aventures gauloises, avec la sortie d’un nouvel album, La Fille de Vercingétorix.

C’est une tradition de résignation et de soumission, un manque de solidarité et de conscience collective qui les laisse ainsi désarmées devant les nouvelles possibilités qui s’ouvrent à elles.

Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir, 1949

Astérix le Gaulois est né officiellement dans le premier numéro du magazine Pilote, le 29 octobre 1959. Dix ans plus tôt (l’année de la publication du Deuxième Sexe), la France promulguait une loi sur les publications destinées à la jeunesse et instaurait une commission de surveillance pour contrôler les livres et la presse pour les enfants et les adolescents. But affiché de la manoeuvre: protéger la moralité publique. But économique sous-jacent: favoriser la production hexagonale en sanctionnant les bandes dessinées importées des USA, jugées trop violentes. Cette loi restrictive entraîna une forme d’autocensure chez les auteurs, avec une conséquence un peu inattendue: de peur de susciter « la débauche », les dessinateurs ne se risquèrent plus guère à dessiner des personnages féminins. Ç’aurait été comme mettre Ève à côté d’Adam: beaucoup trop risqué. Le climat ne commença à se détendre qu’après Mai 68.

Astérix déboule donc pile-poil au milieu de cette période. Et l’on constate effectivement que la femme est pratiquement absente des premiers tomes. Dans Astérix chez les Goths (1963), par exemple, il n’y en a en tout et pour tout qu’une seule, dans la première case de la première planche montrant une vue aérienne du village d’irréductibles. Une silhouette, sans nom, non identifiée.

La première Gauloise à être singularisée, c’est Bonemine, la femme du chef Abraracourcix. Avec son menton en galoche, son pif épais et ses sourcils noirs bien fournis (alors qu’elle est blonde), Bonemine est le modèle même de la « virago », type féminin auquel appartient aussi la Castafiore. Avec ces hommasses, les bédéistes ne risquaient pas de faire fantasmer la jeunesse. Et la morale était sauve.

Il faut attendre 1970 et La Zizanie pour que Bonemine trouve quelques égales dans le village: les épouses d’Agecanonix et de Cétautomatix. À noter que jusqu’à ce jour, ces deux personnages n’ont pas de prénoms. On dit « Madame Agecanonix » et « Madame Cétautomatix ». Dans La Zizanie, les Gauloises se retrouvent en faisant la file devant l’étal du poissonnier, le marché étant resté pendant longtemps à peu près la seule occasion pour les femmes de se réunir et « pour beaucoup de ménagères le moment privilégié de la journée« , une sorte de modeste moment de gloire, comme l’écrit Simone de Beauvoir: « Tandis qu’elle inspecte avec suspicion les éventaires, la ménagère est reine; le monde est à ses pieds avec ses richesses et ses pièges pour qu’elle s’y taille un butin. Elle goûte un fugitif triomphe quand elle vide sur sa table le filet à provisions. »

À vous Simone 6/6: De bonnes Gauloises
© Dargaud

Mais dans Astérix, les poissons achetés chez Ordralphabétix servent surtout à se taper dessus, alors que la zizanie fomentée par les Romains se répand dans le village à coups de phylactères verts. Les femmes se réconcilient bien vite chez Bonemine, autour d’un lait de chèvre, pour s’adonner à une autre de leurs grandes passions: le commérage. Une activité féminine elle aussi finement saisie par Simone de Beauvoir: « n’ayant plus d’existence à soi, elle se nourrit des présences d’autrui; de coquette, elle devient commère: elle observe, elle commente; elle compense son inaction en dispersant autour d’elle critiques et conseils. » Ceci dit, ce n’est pas parce qu’elles sont identifiées et qu’elles jouent un « rôle actif » dans l’intrigue (par la propagation de rumeurs nocives, donc) que les Gauloises auront le droit de participer au fameux banquet final de La Zizanie. Ce ne sera le cas qu’à partir de 1974. Trois ans avant le décès du scénariste René Goscinny.

Duo de femmes

En BD, il y a Astérix et Obélix, mais aussi Spirou et Fantasio, Pif et Hercule, Blake et Mortimer, Quick et Flupke, Tif et Tondu… Dans le domaine de l’humour, le duo masculin, plongeant ses racines dans le binôme circassien Clown blanc (digne et autoritaire) / Auguste (pitre et maladroit), est un classique. Parmi les humoristes français, on peut citer Kad et Olivier, Éric et Ramzy, Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Omar et Fred, Chevallier et Laspalès, Antoine de Caunes et José Garcia… Mais étrangement, au féminin, ça ne marche pas. Si on reste dans le rayon humour français, en fouillant bien, on trouve les Vamps, qui ont longtemps été soupçonnées d’être des hommes, et Catherine et Liliane du Petit Journal, qui SONT des hommes.

Alors pourquoi ce vide? Ce n’est pas parce qu’elles ne savent pas faire rire: depuis Anne Roumanoff et Muriel Robin, les femmes se sont imposées largement comme humoristes. Mais pas à deux. D’ailleurs, le constat vaut aussi pour les autres domaines. Au cinéma ou en musique, quand on déniche un duo de femmes, soit ce sont des soeurs (Les Demoiselles de Rochefort, Mel et Kim, The Cheeky Girls, Sophie et Magaly…), soit il y a suggestion de lesbianisme (les Russes Tatu).

Muriel Robin dans son spectacle Les Majorettes se cachent pour mourir, 1989.
Muriel Robin dans son spectacle Les Majorettes se cachent pour mourir, 1989.© François Pugnet/Sygma via Getty Images

Une explication est peut-être le manque de solidarité entre femmes, fruit d’une longue tradition de concurrence pour jouir des faveurs des mâles. Citons encore de Beauvoir: « il est rare que la complicité féminine s’élève jusqu’à une véritable amitié; les femmes se sentent plus spontanément solidaires que les hommes, mais du sein de cette solidarité ce n’est pas chacune vers l’autre qu’elles se dépassent: ensemble, elles sont tournées vers le monde masculin dont elles souhaitent accaparer chacune pour soi les valeurs. (…) c’est surtout sur le terrain de la coquetterie et de l’amour que chacune voit dans l’autre une ennemie (…) Les femmes sont les unes pour les autres des camarades de captivité, elles s’aident à supporter leur prison, même à préparer leur évasion: mais le libérateur viendra du monde masculin.« 

C’est probablement pour cette raison que, quand une vraie amitié se présente entre deux femmes qui ne sont manifestement ni soeurs ni amantes, le duo prend quasi automatiquement un tour féministe. On pense par exemple à Thelma et Louise (de Ridley Scott, voir aussi À vous Simone #4). Ou, plus près de nous, au duo belge Juicy. Le problème, c’est que ce tour féministe se construit généralement sur une opposition au domaine masculin. Quand les femmes s’unissent, c’est pour partir en guerre contre les hommes. Et ça ne peut que mal finir. Thelma et Louise se clôture sur un suicide des deux héroïnes. Dans un épisode d’Astérix bien plus féministe que le récent La Fille de Vercingétorix, La Rose et le Glaive (1991), les Gauloises, remontées à bloc par une Maestria venue de Lutèce et portant des braies, prenaient le pouvoir. Ce qui avait pour conséquence presque immédiate l’exil volontaire de tous les hommes du village (ralliés au cri de « Un contre toutes! Tous pour un!!!« ). Et la paix revenue au final dans les ménages s’accompagnait de la redistribution originelle des rôles (« Tiens, cochonnet! Le pavois te va mieux qu’à moi!« , concédait Bonemine, rougissante face à son mari).

Nous les femmes contre le reste du monde, ce n’est pas la meilleure voie. Ce n’est d’ailleurs pas celle que recommandait Simone de Beauvoir dans les dernières phrases du Deuxième Sexe: « C’est au sein du monde donné qu’il appartient à l’homme de faire triompher le règne de la liberté; pour remporter cette suprême victoire, il est entre autres nécessaire que par-delà leurs différenciations naturelles, hommes et femmes affirment sans équivoque leur fraternité. » En voilà un beau message de Noël!

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content