À Tournai, les Rencontres inattendues invitent à penser l’après-demain
“Et si, plutôt que de continuer à creuser le sillon de l’impossible, nous choisissions celui du possible? Et si, au lieu de nourrir nos peurs de tous les discours qui disent l’inéluctable prétendu, nous nous tournions vers ceux qui prétendent le faire mentir?” En posant d’entrée ces deux questions vertigineuses, Les Rencontres inattendues veulent infléchir une réflexion sur notre propre capacité à nous projeter malgré la catastrophe (écologique, économique, sociale, géopolitique…) annoncée. Pris dans le torrent fou de l’information et de ses vagues de mauvaises nouvelles, l’être humain se serait-il résigné à ne vivre qu’aujourd’hui, puisque c’est déjà la fin, selon certaines Cassandre contemporaines. Et il semble même s’en réjouir selon le commissaire de l’événement, le philosophe Laurent De Sutter, qui a préparé la programmation du festival tournaisien. Comme à leur habitude, du 25 au 27 août, les Inattendues allieront leurs deux colonnes vertébrales que sont la pensée et l’art -la musique en particulier- pour décliner en spectacles, rencontres et débats les pistes concrètes du possible. Certes, ça ne se fera pas sans douleur (ou du moins un certain effort), assure Laurent De Sutter, mais l’espoir est permis avec des invités alliant souvent talents artistiques et backgrounds philosophiques tels que Tristan Garcia, Agnès Gayraud (alias La Féline), Blandine Rinkel…
Sous l’intitulé “Après demain”, vous invitez à penser le long terme aux Rencontres inattendues. N’est-ce pas un sacré défi aujourd’hui?
Laurent De Sutter: Un sentiment général domine: aujourd’hui ça ne va pas. Il semble unanime, malgré quelques tentatives isolées d’intellectuels pour nous dire que ça n’a jamais été mieux. Et en ce qui concerne demain, ça ne paraît pas plus réjouissant: les réflexions oscillent entre post-humanisme délirant et collapsologie presque réjouie -il y a presque une envie de voir que les choses vont bien s’effondrer. Si ça c’est l’horizon à court et moyen termes, est-il possible dans de telles conditions de se mettre à avancer de quelque manière que ce soit ou bien sommes-nous bloqués? On a donc décidé de partir du constat de la perte de capacité à imaginer. La fameuse phrase attribué à Fredric Jameson et Slavoj Zizek, “Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme”, peut être élargie à ce thème: est-il possible d’imaginer que tout ne va pas foirer?
Dans votre réflexion, vous dites que l’on se réjouit même aujourd’hui du fait que tout va mal. La preuve avec la profusion des récits dystopiques et post-apocalyptiques déprimants. Comment cette jouissance de l’horreur s’est-elle développée?
Laurent De Sutter: Ce qu’on appelle la dystopie se présente en quelque sorte comme la forme achevée du réalisme. L’Histoire de la pensée est celle d’un match entre penseurs et penseuses pour déterminer qui a raison en matière de réalisme. Des Temps modernes à nos jours, ce qui est accepté comme critère du réalisme, ce qui permet de le différencier de l’idéalisme et des illusions, c’est la mort. Tout est voué à la disparition. On jouit donc aujourd’hui d’avoir eu raison que c’est la fin, par exemple en matière écologique. Il y a une prime à se réjouir de l’horreur, un gain facile d’accès, qui donne même un certain pouvoir à celles et ceux qui s’en emparent. Il y a une autre distorsion dans notre manière de penser aujourd’hui: on a l’impression qu’on ne peut être sauvé que tout entier ou pas du tout. L’impureté semble inacceptable. Mais quelle notion de ratage s’autorise-t-on? Il faut pouvoir se dire que demain ne sera peut-être pas “très bien” mais ça ne l’a jamais été non plus.
Est-il possible d’imaginer que tout ne va pas foirer?
Laurent De Sutter
Laurent De Sutter
1977 Naissance à Bruxelles
2002 Professeur de théorie du droit à la VUB
2008 Devient directeur de collection aux Presses universitaires de France.
2019 Parution de Indignation totale: Ce que notre addiction au scandale dit de nous, à L’Observatoire
2021 Devient commissaire des Rencontres Inattendues à Tournai
L’être humain est-il fait pour réfléchir sur le long terme?
Laurent De Sutter: Qu’est-ce que le long terme? C’est une question d’échelle. En parlant d’après demain, on peut penser à après- demain (avec le trait d’union) si on se donne les capacités d’imaginer pour le faire advenir. Ce qui est insupportable dans les scénarios de la catastrophe, c’est qu’au fond, il faut faire preuve de lucidité mais elle est soumise à la condition que rien ne change. Les catastrophistes comptent en effet sur le fait que rien ne bouge. Alors que ce qu’on aurait pu apprendre de l’Histoire humaine, c’est qu’elle est pleine de surprises, de virages un peu bizarres. Aux Inattendues, on ne veut pas jouer aux optimistes béats mais commencer par une réflexion sur notre capacité à utiliser notre imaginaire. En d’autres termes, est-il possible d’imaginer ce qui est possible? C’est au fond ça l’enjeu. Et en plus de l’imagination, c’est aussi d’en parler librement tout en questionnant la théorie. Réfléchir sur les concepts, c’est bien, mais il faut aussi réfléchir au-delà. L’idée du possible a aussi une histoire, liée au non-possible, au probable, à ce qui se réalise déjà maintenant sans être tout à fait là… Chez Platon et Aristote, le possible appartient déjà au monde dans lequel on est. Ce n’est pas une perspective inattendue ou lointaine mais une présence qu’il faut actualiser. D’où le travail d’imagination qui permet de faire un écart pour examiner avec de nouveaux yeux ce qui est déjà là mais qu’on ne voit pas.
Ce n’est donc pas seulement de l’utopie?
Laurent De Sutter: Les utopies sont passionnantes et ont participé à l’imagination de nouvelles communautés, parfois avec plus ou moins de succès quand elles ont été mises en œuvre, parce qu’elles pensaient un monde nouveau, inédit -étymologiquement, utopie signifie le lieu qui est “en dehors”. Mais c’est aussi un peu leur problème. La réflexion qu’on essaie d’initier aux Inattendues, c’est de penser à quelque chose de plus proche de nous. Il s’agit de penser notre lieu ici et maintenant et de l’activer sous toutes les formes possibles, écologiques, éthiques… L’idée derrière est celle du travail. Se plaindre, jouir de l’horreur est la plus grande barrière à la réalisation de ce possible après demain. Les choses peuvent être différentes et certaines personnes les expérimentent déjà, parfois de manière discrète, comme on peut le voir en matière agricole ou dans notre relation à l’espace urbain, par exemple. On veut les rassembler dans un portrait qui devrait pouvoir servir de boîte à outils. Penser pour agir, en quelque sorte. Pour moi, la philosophie n’est pas abstraite, et elle ne l’a jamais été et elle ne le sera jamais.
Demain ne sera peut-être pas “très bien” mais ça ne l’a jamais été non plus.
Laurent De Sutter
Comment l’art peut-il nous aider dans cette réflexion aux Rencontres inattendues ou au quotidien?
Laurent De Sutter: Le récit du réalisme n’est qu’une manière de raconter les choses. Il est utilisé comme joker par un certain nombre de politiciens quand ils disent: “Il va falloir être réalistes”. Dans les politiques d’austérité, c’est ce récit, cette fiction qui est notamment utilisée. Lacan disait que la vérité est structure de fiction. Il veut dire par là que la vérité demande la construction d’un récit et d’un discours qui vont conditionner ce qu’on appelle la réalité. Les fictions, à travers l’art, la littérature notamment, ont donc un rôle capital à jouer dans la réorientation de ce qu’on est prêt à entendre. C’est vraiment quelque chose de décisif.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici