Agnès Gayraud : “La ‘jeunesse’ comme forme de vie est un concept qui a vieilli”

© nicolas despis/clip2comic
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Musicienne, chanteuse et philosophe, Agnès Gayraud explique pourquoi le mythe de la jeunesse rock’n’roll a vécu. Au profit notamment des questions de genre et d’identité.

Il y a, a minima, deux versions d’Agnès Gayraud. D’un côté, il y a la philosophe, essayiste, professeure à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Lyon, et autrice de Dialectique de la pop -somme passionnante, croisant Adorno et Beyoncé, Kant et les Beatles.

Et puis, il y a Agnès Gayraud la musicienne-chanteuse-autrice-compositrice. Celle qui, sous le nom de La Féline, a déjà sorti quatre albums. Le dernier, Tarbes, est sorti à l’automne dernier. Il est l’occasion pour l’intéressée de revenir sur son adolescence, esquissant le portrait impressionniste d’une jeunesse qui continue de faire écho.

Hasard ou pas? La jeunesse est également le thème central du dernier article qu’Agnès Gayraud a publié, en janvier dernier. Intitulé Younger than Yesterday: jeunesse pop à travers les âges, il peut être consulté sur le site de The Raving Age, projet de recherche mené au sein de l’ECAL (École cantonale d’art de Lausanne).

Que veut encore dire être jeune dans une culture pop à l’âge désormais canonique? Que vaut encore sa promesse de jeunesse éternelle, quand, pour la pochette de son dernier best-seller, The Weeknd apparaît sous les traits d’un vieillard; ou qu’à l’inverse, Abba remonte sur scène sous la forme d’hologrammes? Certes, les teenagers ont toujours la main sur les charts. Mais l’âge y est-il toujours un enjeu? Et si non, par quoi a-t-il été remplacé?

À un moment donné, peu importe son âge, Mick Jagger était forcément toujours jeune. Il y a eu comme une sorte de captation de l’idéal révolté, par la génération soixante-huitarde.

Rares sont les formes artistiques qui ont, comme la pop, fait de la jeunesse leur moteur principal. Pourquoi?

Pour moi, la particularité de la pop tient d’abord au fait qu’au centre de sa pratique se trouve la voix. Or il n’y a rien de plus sensible au temps qui passe. Il y a par exemple un écart entre la voix de la jeune Marianne Faithfull et celle de la femme plus âgée qui chante Broken English, avec un timbre marqué par les cigarettes et les expériences. Ces choses-là n’apparaissent pas dans la musique classique. La voix lyrique est d’abord une voix qui correspond à des exigences de hauteur, de justesse, etc. On peut être alto, soprane, tout ce qu’on veut, mais il faut l’être bien. La pop, au contraire, s’en soucie peu. Elle accueille sans problème les organes cassés, abîmés par l’existence. En cela, elle évoque les âges de la vie, en même temps qu’elle les documente. C’est important de rappeler ça plutôt que d’affirmer que la pop est forcément un “truc de jeunes”.

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Pop et jeunesse ne sont pas intrinsèquement liées?

Bien sûr. Mais je pense qu’il y a quand même une petite illusion rétrospective, liée aux années 50-60. À l’époque, on assiste à l’émergence d’une classe de consommation jeune, qui se met à dominer le marché. Plus que l’émetteur, cette jeunesse devient alors le destinataire fondamental de la musique populaire du moment: en l’occurrence le rock et de la contre-culture qui l’accompagne. On connaît l’histoire, elle a été racontée en long et en large. Mais ce qui a été moins analysé, c’est comment cette idée de la jeunesse va devenir une sorte de fétiche. À un moment donné, peu importe son âge, Mick Jagger était forcément jeune! Il y a eu comme une sorte de captation de l’idéal révolté, par la génération soixante-huitarde. Les baby-boomers se sont en quelque sorte réservé les attributs de la jeunesse.

Il n’est plus important d’être jeune pour réussir dans la pop?

D’un côté, le culte de la jeunesse physique est toujours présent. C’est ce que le philosophe Robert P. Harrison appelle la “jeunessence”. En Occident, les gens n’ont jamais paru aussi jeunes -aujourd’hui, une femme de 30 ans est une post-adolescente. Mais si tout le monde veut paraître jeune, personne n’a envie de retourner dans la jeunesse. Parce qu’être jeune en 2023, c’est être en lutte. C’est douter de l’avenir, avec une conscience environnementale plus forte, et des perspectives économiques peu enthousiasmantes -ne serait-ce que parce qu’une classe jeune réduite va devoir supporter une masse âgée sur ses frêles épaules. Tout cela n’est pas spécialement désirable.

Vous écrivez: Les vieux ont rajeuni, mais la “jeunesse” comme forme de vie est un concept qui a vieilli”. Elle serait même “devenue une fiction d’ancêtres, de soixante- huitards à la retraite. Une affaire de ringards finalement. Par quoi la pop l’a-t-elle dès lors remplacée?

J’ai l’impression qu’elle est davantage concernée par des questions d’identité: “ethnique”, de genre, etc. L’autre jour, j’écoutais à la radio une discussion entre Ovidie, qui vient de réaliser une série de podcasts intitulée Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour?, et une universitaire qui avait vécu ce moment contre-culturel de libération sexuelle. Elle expliquait bien à quel point les générations actuelles regardent cette période d’un air soupçonneux, suspectant que cette “révolution” ne soit en fait restée qu’au seul service des hommes, et du patriarcat! Ce changement de “curseur”, je le vois aussi chez pas mal de mes étudiantes. Est-ce que je me sens libre d’être lesbienne? Queer? Quels rapports de domination agissent dans mon couple? C’est intéressant par exemple de voir que quand quelqu’un comme Angèle arrive, elle se positionne très vite sur les questions de féminisme, de genre, etc. Il ne s’agit pas d’être jeune, il s’agit d’être libre, de suivre la sexualité qu’on désire réellement.

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Ce qui selon vous caractérise la pop est le fait qu’elle est incarnée dans une voix et dans un corps. Peut-on dès lors imaginer ChatGPT pondre un tube?

Sur le plan du travail, il y a indéniablement un danger de concurrence. On peut imaginer que de moins en moins de créateurs auront l’espoir de pouvoir vivre de leur art si des intelligences artificielles prennent leur place. D’un autre côté, sur le plan esthétique, la question est plus nuancée. Mon hypothèse est qu’au plus l’IA va s’affiner et gagner la possibilité d’apparaître comme ayant elle-même une biographie, au plus elle sera susceptible de susciter l’adhésion. Au fond, on en a un très bel exemple dans 2001: l’odyssée de l’espace, quand le capitaine du vaisseau décide de débrancher HAL.

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Avant de s’éteindre définitivement, l’ordinateur se met à chanter. C’est la dernière chose qu’il fait! En l’occurrence, Kubrick lui fait reprendre Daisy Bell, une sorte de bluette, qui constitue à la fois l’un des premiers enregistrements discographiques et la première chanson générée par une voix de synthèse par IBM dans les années 80. La scène est très touchante. HAL démontre qu’il pourrait être un chanteur, capable d’émouvoir, presque autant que Nick Cave finalement. Selon moi, à partir du moment où l’on sera capable d’associer finitude et IA, il n’y aura plus aucune contre-indication pour que celle-ci devienne une source d’expression. Notamment dans la musique populaire. Un morceau créé par une AI pourrait être tout à fait crédible. Pas seulement au sens où l’on serait abusé mais où l’on serait réellement touché.

Agnès Gayraud

1979 Naissance à Tarbes.
2009 Premier EP sous le nom de La Féline.
2018 Sortie de l’essai Dialectique de la pop, aux éditions de la Découverte.
2022 Publication de Tarbes, quatrième album de la Féline.

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