L’année exemplaire de Lisa Mandel

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Pendant 365 jours, tous les jours, Lisa Mandel a posté une planche de BD sur ses réseaux sociaux, avec l’objectif de combattre ses addictions et d’en tirer un livre entièrement autoproduit et auto-édité. Une année exemplaire est désormais disponible. On en tire les bilans.

Pendant un an, de juin 2019 à juin 2020, et pour plusieurs dizaines de milliers de personnes, ce fut un rendez-vous quotidien incontournable et souvent hilarant (même dans le grave ou le pas drôle) qui illuminait nos fils Facebook, Twitter ou Instagram: la Française Lisa Mandel y postait, chaque jour, la planche du jour de son « année exemplaire », pari « un peu taré » qu’elle avait lancé quelques semaines plus tôt via un financement participatif. Elle qui n’aime rien moins que d’être « pressée comme un citron » et de « raconter la vie comme elle vient » s’est mise elle-même la pression pour réaliser l’impossible, soit un livre de 400 pages en un an, et entièrement auto-édité, du concept à la distribution, « pour réinterroger complètement la place de l’auteur dans la chaîne du livre« .

L'année exemplaire de Lisa Mandel

Une catastrophe et une réussite

Il lui fallait une excuse, une raison, ou un fil rouge. Ce sera la lutte contre ses addictions, de l’alcool au jeu vidéo Clash Royale, qu’elle se promet de combattre comme jamais. Résultat? « Une catastrophe. Après trois mois, j’ai craqué psychologiquement. J’étais bourrée d’angoisses, j’ai dû doubler mon traitement contre l’épilepsie. Et j’ai compris que quand je n’ai plus aucune addiction, je vis très mal. L’alcool et la clope, ce n’est pas le plus difficile. Pour moi, c’est plutôt la bouffe et les écrans! Mais ce sont en fait des béquilles qui t’aident par ailleurs. Par contre, j’ai réussi le livre, et c’était là le principal. J’étais partie sur un truc très frivole, mais avec le Covid au milieu et la révolution au Liban (d’où sa compagne est originaire et auquel Lisa avait déjà consacré un BD-reportage, NDLR) , mon année s’est inscrite dans une histoire qui l’a dépassée, et j’ai adoré ça. Je suis sortie du nombrilisme et du développement personnel pour raconter ce qu’est un être humain dans ma catégorie, ma communauté et mon monde. Et en fait, je crois que ça m’a vachement fait du bien. Même si depuis, j’ai chopé le Covid et que je suis re-confinée depuis des semaines! » Un ultime aléa qui lui a fait prendre un peu de retard dans l’envoi des mille premiers livres commandés (mais effectué depuis notre conversation) et la réalisation des « goodies » promis dans son crowdfunding -« le seul truc où je n’ai pas écouté les alertes que plein de Cassandre me lançaient avant d’entamer mon année: j’en ai trop fait, trop proposé, je dois finir des stickers, un poster, deux fanzines… Mais je ne regrette rien. Je pourrais même recommencer! Ça m’a montré qu’on peut éditer et en vivre autrement. D’autres systèmes existent. » On a passé en revue, avec elle, son année exemplaire en y pointant les thèmes principaux, en en re-rigolant. L’effet Mandel.

L'année exemplaire de Lisa Mandel

Auto-édition

« Même si j’entretiens de bons rapports avec la plupart de mes éditeurs, j’ai toujours voulu faire de l’auto-édition, je n’avais juste jamais eu le temps. Et je voulais me confronter à ça à 100%. Beaucoup d’auteurs choisissent l’auto-édition parce que leur projet a été refusé, ou qu’il est trop radical. Moi je voulais faire du « mainstream » toute seule, et voir ce que ça donnait. Entre Ulule, le site avec paiement PayPal et les commandes de dépôt en librairies, j’ai environ 1 000 livres qui partent, et j’en ai imprimé 2 000. Le millier qui me reste, je vais l’écouler dans les festivals, les salons, ou en ligne. J’ai gagné environ 12 000 euros sur plus d’une année de travail. Ce n’est pas la panacée, mais au final, quand j’aurai écoulé tous mes exemplaires, j’aurai gagné plus qu’avec un éditeur. Et surtout, j’ai développé un attachement très particulier à ce livre-là. Pour les autres, le système fait qu’on finit par se foutre de l’objet, alors qu’on est censé faire un métier passion! »

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Inspiration

« J’avais des objectifs de santé, pas narratifs. Je n’ai jamais eu de pages en avance, mais jamais d’angoisse là-dessus non plus. Au contraire, c’est pour ça que j’adore le principe de prépublication: tu es dans l’énergie, dans le chaud, dans le rythme, j’ai besoin de ça. La planche par jour, en soi, ça n’a jamais été le problème, grosso modo, je n’y passais jamais plus de 3 heures, même si elle était évidemment présente toute la journée dans la tête. Par contre, l’impression du travail accompli faisait que je n’avais plus envie d’autre chose sur ma journée! Une fois qu’elle était terminée, je n’arrivais pas à rebondir. J’ai été très improductive sur tout le reste, et pour la première fois de ma carrière, j’ai même dû annuler un contrat (pour un sixième album de Nini Patalo chez Glénat, dix ans après le dernier, récompensé à Angoulême, NDLR). Je n’ai pas retrouvé l’enthousiasme et la fraîcheur pour m’y remettre. Mais s’il y avait eu une prépublication dans Tchô!, comme avant, j’y serais arrivée en cinq mois! La vérité, c’est que je ne sais pas te dire ce que j’ai fait d’autres cette année, je dois me relire ! Par contre, je pensais que j’arriverais à la fin en bimbo, toute bronzée et en pleine forme. Là-dessus c’est un raté complet, mais je ne le vis pas comme un échec. J’ai raté mais j’ai réussi: le véritable challenge, c’était le livre. »

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Doutes

« Avec toutes les restrictions que je me suis imposées au début de cette année, je me suis très vite retrouvée face à mes démons et à ma maladie, due principalement au stress. Je n’arrivais plus à me détendre. Ce côté radical, de tout arrêter en même temps, était complètement fou. Je ne pouvais pas être parfaite aussi bien au niveau professionnel, qu’intellectuel ou alimentaire. Ce fantasme-là -je vais maigrir, me muscler, péter la forme-, j’y croyais à fond, je ne pensais pas me retrouver handicapée. Quand tu racontes ta vie sur un an, tu prends aussi conscience des choses qui se répètent, comme les dépressions saisonnières. Mais il faut se les raconter pour s’en rendre compte. Transformer sa souffrance, la digérer et faire un pas de côté pour la ressortir sur papier, ça m’a toujours aidée. En plus, quand je commence à dessiner, dès que je pose le stylo sur la page, je me moque de moi. C’est instinctif. Rire de tes problèmes, c’est vraiment salvateur. »

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Covid

« Avec l’arrivée du Covid, tout le monde, spontanément, a commencé à raconter son quotidien. Et moi, je me suis retrouvée comme le marchand de chaussures qui jusque-là était seul dans sa rue, et qui voit tout à coup s’ouvrir un supermarché Bata juste en face de chez lui! En plus, tout le monde s’est aussitôt mis, aussi, à critiquer le principe de ces journaux de la quarantaine, tellement il y en avait. Mais je n’allais pas arrêter parce que tout le monde commençait! Rapidement, ça ne m’a plus gênée, je l’ai juste intégré à mon quotidien, bien obligée. Mais depuis, à Marseille, là où je vis, ça flambe. Moi-même j’ai incubé très vite et j’ai dû me re-confiner. Par contre, je suis dans le service du professeur Raoult, qui est dans l’hôpital le plus près de chez moi. Et j’ai pris de l’hydrochloroquine. Je crois beaucoup aux effets placebo. En tout cas, il ne faut pas minimiser: dès que je bouge, j’ai l’impression d’avoir couru un marathon. »

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Like-addiction

« Quand tu postes ainsi sur les réseaux sociaux, tu comptes tes « like », c’est évident, et j’ai en plus la mauvaise habitude de toujours me comparer à ceux qui marchent à mort, les Trondheim, Marion Montaigne, Boulet, Théo Grosjean… Mais qui sont, eux, dans la constance: ce sont des bagnards qui vont tous les jours casser leur caillou et qui n’arrêtent jamais! Cette année m’a obligée à faire la même chose, et mon compte Instagram est passé de 1 400 à 24 000 abonnés. Par contre, j’ai arrêté Twitter et je ne garde Facebook que pour les amis, la famille et les vieux. Instagram t’ouvre vraiment à un nouveau public, généralement bienveillant, mais encore une fois, il faut de la constance, ce que je n’ai pas. Dès que j’ai eu fini le livre, j’ai arrêté de poster. Mon envie de glander devant Clash Royale a été plus forte que l’envie de faire une page pour nourrir ma reconnaissance sociale! Là je m’y remets, au moins une fois par semaine et dès que je poste, je vends deux ou trois livres. »

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Épilepsie

« Je me suis retrouvée extrêmement fragilisée face à cette maladie que d’habitude j’arrive à mettre de côté. Dès la première page et le jour 1, je disais que j’allais en parler, mais je ne pensais pas qu’elle allait prendre autant de place, et que j’allais faire autant de crises. Jusque-là, c’est un sujet que j’avais peu abordé, parce que je n’ai jamais eu le sentiment d’être stigmatisée là-dessus, contrairement à beaucoup d’autres épileptiques. C’est une maladie chronique, qui t’oblige à prendre des médicaments tous les jours, médicaments qui te ralentissent et te fatiguent, mais qui t’interdisent aussi de manquer d’heures de sommeil. Tu es obligée de vivre une vie de vieux! Mais j’ai été contente d’en parler. J’ai aussi eu beaucoup de réactions, je crois que ça a fait du bien à beaucoup, de donner une visibilité à cette maladie qu’on aborde rarement. »

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Économie

« Il y a un climat très conflictuel pour le moment dans le milieu de la BD. Un auteur qui commence aujourd’hui gagne la moitié de ce que je gagnais quand j’ai commencé moi, il y a quinze ans, et déjà, c’était pas terrible… On se rend compte, nous, auteurs, qu’on a le même pourcentage depuis des années alors que les ventes baissent (parce que partagées sur de plus en plus de parutions, NLDR), et surtout, qu’aucun des autres acteurs de la chaîne, éditeur, distributeur, libraire, n’est prêt à céder le moindre pourcent à l’auteur, pourtant en train de crever. Et en plus, ça fait des années qu’on nous demande de nous « autonomiser » de plus en plus: on doit nettoyer les planches, les scanner, les mettre en couleurs, et en gros, de savoir fabriquer un livre. Maintenant on sait le faire, et bien on le fait. C’est ça l’avenir de l’édition en BD, comme en musique ? Des auteurs vendeurs sur des labels, et tous les autres en auto-production? Ça pose question. »

Invités

« J’ai attendu d’atteindre le quatrième dessous pour proposer à mes lecteurs-auteurs de participer et de me remplacer de temps en temps, le temps d’un jour et d’une planche. Et j’ai reçu pas loin de 200 propositions! Ça m’a obligée à faire des choix et j’ai sans doute vexé des gens qui se sont énormément impliqués sur leur planche, avec des effets Photoshop et tout, parfois pendant des jours, sans que je ne la diffuse -ce n’était pas le principe non plus. D’autres, moins pros, n’ont pas compris que cet effet « jeté » m’avait demandé 17 ans de carrière pour faire « jeté » et pas « bâclé »… Je devrais faire un Instagram avec toutes les planches reçues et pas éditées. Mais j’ai grave la flemme. »

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Vie de couple

« Léna, ma compagne, a forcément été très présente dans les pages parce qu’elle partage ma vie, mais aussi parce qu’avec le coronavirus, on s’est retrouvées confinées à deux 24 heures sur 24 pendant deux mois et demi! Elle a longtemps été ma seule interlocutrice, elle a pris de fait de l’importance. Et puis les lecteurs l’aimaient bien, j’ai reçu beaucoup de réactions. Et je sais que le fait que je m’affiche avec elle, sans en faire un sujet, a fait beaucoup de bien à beaucoup de gays et de lesbiennes. Je suis contente de m’adresser à tout le monde en étant ce que je suis, et beaucoup m’ont remerciée pour ça. Et pour le fait que je ne parle pas de sexe, c’était peut-être mon seul tabou ici. Je ne voulais pas alimenter une espèce de voyeurisme un peu malsain. Car tout est vrai. Le mensonge, s’il existe, se situe dans ce que tu choisis de ne pas raconter. »

Une année exemplaire, de Lisa Mandel, auto-édition, 400 pages. ****(*)

Pour commander le livre: www.lisamandel.fr

Bio Express

L'année exemplaire de Lisa Mandel

Lisa Mandel est née en 1977 à Marseille. Après un bac en arts appliqués et alors qu’elle a intégré les Arts Décoratifs à Strasbourg, elle commence à collaborer avec la presse jeunesse, dont le magazine Tchô!, pour lequel elle crée en 2001 la série Nini Patalo, son plus grand succès public (la série a été depuis adaptée en animation). Parallèlement, elle commence à mettre son dessin immédiatement drôle au service de sujets qui le sont moins, à la fois plus adultes et engagés, tel Esthétique et filatures, réalisé avec Tanxxx, ou HP, qu’elle édite en 2009 à L’Association, une mini-série sur la réalité des hôpitaux psychiatriques, au sein desquels sa mère a travaillé pendant des décennies. En 2015, elle co-fonde avec Julie Maroh le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, qui compte aujourd’hui plus de 250 signataires et membres. Un an plus tard, elle devient éditrice aux seins des éditions Casterman avec la collection « Sociorama » dont elle réalise elle-même un des meilleurs titres, La Fabrique pornographique, enquête sociologique dans le monde de l’industrie du X. Ce principe de BD-documentaire est d’ailleurs devenu central dans sa création: après des ouvrages de terrain consacrés au Liban ou à la Jungle de Calais, Lisa devrait maintenant se lancer dans le récit du parcours de réfugiés LGBT qu’elle a rencontrés au Niger et qui ont obtenu l’asile. « J’arrive à un âge où j’ai envie d’être dans la transmission. J’ai fait ma carrière, elle est ce qu’elle est, j’ai envie de voir ce que je peux faire pour aider ma et mes communautés. Être le porte-voix des gens qui n’ont pas la parole. » Un élan « qui s’accentue en vieillissant, moins dans l’anecdotique » et qui s’incarne parfaitement dans cette année effectivement exemplaire.

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Dixit Nicolas Michaux

« Pendant des années, on m’a reproché de ne pas être assez sur les réseaux sociaux. Fallait poster plus, plus souvent, etc. Aujourd’hui, je fais ce qui me plaît. Je peux passer deux mois sans rien publier, parce que je fais autre chose. Puis parfois, pendant trois semaines, je vais mettre plein de trucs, parce que je viens peut-être de développer une série de photos, ou que sais-je. Je pense que les gens préfèrent ça plutôt que quelque chose de complètement cadré, qui ressemble à un cours de digital marketing. (…) En même temps, je suis convaincu que c’est le moment, en 2020, d’ouvrir sa gueule, notamment sur les réseaux sociaux. Et qu’on discute de ce qu’on veut faire ensemble comme société. Parce que les problèmes que l’on rencontre sont communs, et appellent des réponses communes. Quitte à tâtonner. Je préfère mon fil Facebook avec des gens qui parfois n’ont pas tout compris, ou parfois se trompent – on ne demande pas à tout le monde d’être expert en pandémie. Mais que l’on dise ce qu’on pense et confronte les points de vue. Parce que cela fait trop longtemps que la parole publique a été confisquée par le politique ou par les experts assermentés. »

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