Joann Sfar: « Petit Vampire, c’est mon Mickey à moi »
Le Niçois Joann Sfar transpose les personnages de sa série de bande dessinée pour la jeunesse Petit Vampire dans un long métrage d’animation à l’hétéroclisme joyeusement revendiqué où abondent les références et les monstres. Rencontre.
Auteur de BD à l’appétit créatif rabelaisien et au stakhanovisme légendaire, Joann Sfar (Pascin, Le Chat du Rabbin, la série Donjon avec Lewis Trondheim) n’en a, semble-t-il, jamais assez. Alors que les rayons des librairies débordent littéralement de ses nouveaux albums en cette rentrée (La Chanson de Renart chez Gallimard, un dixième Chat du Rabbin chez Dargaud, un deuxième Donjon Antipodes chez Delcourt…), le gaillard, éternel érudit et nostalgique jubilatoire, revient avec un quatrième long métrage en dix ans en tant que réalisateur.
Après le remarqué Gainsbourg, vie héroïque en prises de vue réelles, la réussite animée du Chat du Rabbin et le plantage grossier de La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, Petit Vampire marque un retour enthousiasmant aux racines de son inspiration, puisqu’il adapte ici l’une de ses sagas phares en bande dessinée pour la jeunesse, déjà déclinée par ailleurs en série télé d’animation. Mieux: cette plongée libre et inventive dans l’imaginaire fantastique de l’âge tendre lui permet de convoquer par la bande ses propres souvenirs d’une enfance marquée par la perte précoce de sa mère et le refuge salutaire dans un monde chimérique où les monstres et les morts cohabitent joyeusement avec les vivants.
Pourquoi choisir aujourd’hui d’adapter Petit Vampire, plus de 20 ans après sa naissance dans vos albums, avec un film qui redessine les origines de sa mythologie?
Petit Vampire s’est construit en réaction au succès du Chat du Rabbin, qui était un film certes ambitieux par son sujet mais dans lequel je prenais finalement assez peu de risques puisque je m’adressais à mon public habituel, c’est-à-dire un public familial et un peu intello. Avec ce long métrage du Chat du Rabbin, disons que j’essayais simplement de reproduire au plus proche le contenu de ma bande dessinée. Pour Petit Vampire, je me suis dit: et si on prenait le risque de faire un long métrage pour les enfants avec en ligne de mire les Disney classiques, les Pixar et les Ghibli que j’ai aimés? Je n’étais pas certain d’en être capable, mais il m’est apparu assez vite que Petit Vampire s’y prêtait plutôt bien, parce que c’est mon Mickey à moi. C’est un Mickey chauve avec des oreilles pointues, quoi. Le premier enjeu d’écriture soulevé par ma coscénariste Sandrina Jardel a alors été la question de la longueur du récit. Les albums de Petit Vampire, ce sont de courts récits de 30 pages. Les épisodes de la série télé ne duraient, quant à eux, que onze minutes. Et là, d’un coup, il s’agissait de développer les personnages sans les trahir, tout en gardant une certaine légèreté, dans un film de 1 heure 30. Pour ça, il fallait qu’on trouve une dramaturgie adaptée, avec un vrai souffle de narration. Dès le début, on avait en tête des histoires des années 80 à la Amblin, des trucs comme les Goonies par exemple, où des groupes de gamins vont vivre une grande aventure.
Et graphiquement parlant?
C’est un dessin animé avec beaucoup plus d’action que dans Le Chat du Rabbin. Il a donc tout fallu réinventer: l’encrage, le design… Pour que ça rebondisse dans tous les sens. Je n’y pensais pas en m’y mettant, mais c’est comme quand on vous dit qu’il y a un petit problème sur votre voiture: dès qu’on ouvre le capot, ça devient de plus en plus compliqué. Et puis faire un film à la Disney ou à la Ghibli, ça veut dire qu’il faut des décors peints, des décors observés… Il faut une vraie intégration de l’action dans un cadre d’inspiration naturelle. Je suis donc retourné sur la Côte d’Azur de mon enfance. C’est là que j’ai grandi, mes grands-parents y avaient une petite maison au cap d’Antibes. J’ai pris des tas de photos, j’ai refait des dessins… J’ai vraiment essayé de rendre cette région-là aussi inspirante que le Japon des films Ghibli.
Le film, à l’arrivée, dégage une grande liberté de ton et d’atmosphère…
C’est-à-dire que c’est aussi une réaction à mon film précédent, La Dame dans l’auto, qui était une commande et qui a été une expérience très malheureuse où je n’avais le droit de rien faire, surtout pas d’être moi-même. J’en suis sorti avec un tel étouffement que je me suis demandé comment faire le film qui me ressemble le plus possible après ça. L’ironie étant que j’ai toujours rêvé de faire des films d’horreur, j’ai toujours rêvé de faire des films de monstres, mais pour une fois que je réussis à en faire un, c’est un film pour gosses (sourire). Et donc les six années de production de Petit Vampire ont consisté à essayer de tout garder du folklore cinéphilique qui me constitue tout en veillant à continuer à m’adresser à un public d’enfants. C’était presque un enjeu d’intégrité: faire du grand public sans jamais rien renier de mes préférences et de mes envies personnelles.
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Votre amour des monstres est partout dans Petit Vampire: aussi bien dans le bestiaire singulier que vous développez que dans les références aux vieux films de Roger Corman avec Vincent Price ou aux productions de la Hammer…
Oui, et je crois que mon côté boulimique fait que je réalise tous mes films comme si c’était des premiers films. C’est-à-dire que j’ai toujours envie de tout mettre dedans. J’adore l’idée que les films ouvrent vers d’autres oeuvres, à l’infini, dans tous les sens. Mais je pense que les références ne sont intéressantes que si le spectateur ne les comprend pas forcément tout de suite. Je n’aime pas le clin d’oeil facile. C’était la spécialité chez DreamWorks à un moment: faire des références tellement évidentes que tout le monde va les comprendre. Donc le spectateur se sent intelligent mais, en vrai, c’est fait pour n’importe quel imbécile. Moi j’aime mieux avoir un truc vraiment planqué et puis on s’en fout si on ne comprend pas. Par exemple, la scène où le crocodile mutant prend sa tronçonneuse et l’agite, c’est un plan du Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper mais repris à l’identique. Donc oui, c’est très cinéphile, jusque dans le montage, jusque dans les choix musicaux où, au début, on a cherché quelque chose de très méditerranéen, le plus éloigné possible d’un Danny Elfman pour éviter toute forme de connivence avec l’univers burtonien, et puis petit à petit on s’envole quand même vers des références à la John Williams avec orchestre et tout ça. On est, aujourd’hui, dans une période post-postmoderne où peut-être que le cinéma est mort, mais où en tout cas on peut continuer à jouer avec notre amour du cinéma.
Cet attrait pour la monstruosité, le mettriez-vous en parallèle avec un attrait pour les marginaux au sens large?
Oui, je suis très demandeur de marginalité, de personnages mutants… Et quand il est question d’enfance, ça devient d’autant plus brûlant. Ma vie s’est ouverte sur le deuil de ma mère. De là, le centre de mon travail n’est pas devenu l’examen de la souffrance, mais l’insertion de l’individu dans un état civil étrange. Souvent, on ne peut rien changer à la situation d’un enfant qui a perdu un être cher, qui a été maltraité, qui vient d’un autre pays ou bien qui est dans une situation d’étrangeté. Par contre, on peut influer sur l’image qui va se créer au sein de sa classe, auprès de ses petits camarades, ça oui. Et tous mes récits, au fond, parlent de la mise en danger qu’il y a à aller vers les autres. Aujourd’hui, les enfants sont surprotégés, ils sont donc obligés de faire voler en éclats les terreurs des parents. L’histoire de Petit Vampire, ce n’est rien d’autre que l’histoire d’un petit garçon à qui on interdit de sortir de chez lui parce qu’on lui dit que tout est dangereux. Mais au bout d’un moment, il va y aller quand même. Ça, ça me tient à coeur. Il y a aussi une volonté, chez moi, de prendre à bras-le-corps les thématiques de la société actuelle. Au rang desquelles le consentement dans la relation amoureuse, qui va bien au-delà dans Petit Vampire puisqu’il s’agit aussi du consentement dans la relation amicale, dans la relation familiale… Le ferment du film, c’est ce méchant qui a été amoureux à un moment, mais ça n’a pas été possible. Et au lieu de l’admettre, il a passé 300 ans à embêter tout le monde. Petit Vampire, lui, va lui montrer le chemin inverse. Il va lui dire: ben non, regarde, moi j’ai un ami, mais il a fallu qu’on soit d’accord tous les deux pour ça. Tout ça dans un récit où j’essaie de ne pas faire le professeur, de ne pas faire l’éducateur et, surtout, de ne pas me jeter tête la première dans le petit magasin idéologique contemporain, parce que je ne suis pas dupe de ça. Mais tout de même, le consentement, c’est une notion centrale. Si on peut expliquer à nos petits spectateurs que dans leur vie ils vont être amoureux, et qu’il va arriver qu’en face ce ne soit pas le cas, qu’on peut avoir le coeur brisé par des amis, par des parents, par des amoureux, mais qu’on peut aussi rester bons copains après ça, alors c’est gagné. Ces questions m’intéressent beaucoup, parce que la réponse est toujours douce-amère.
L’esthétique du film est très hétéroclite, avec des personnages relevant de styles graphiques extrêmement différents. Ce refus de tendre vers quelque chose de trop homogène, de trop lissé, se retrouve jusque dans les accents très marqués des différentes voix…
Bien sûr. Ça a toujours été un enjeu, les accents, dans Petit Vampire. Déjà avec la série télé. Parce que j’ai grandi sur une Côte d’Azur très polyphonique, et je ne veux en aucun cas invisibiliser les accents. Et en même temps, je ne veux pas utiliser un accent pour me foutre de la gueule de la population locale. Je ne vais pas me foutre de la gueule des Niçois parce que j’ai un chien niçois. Donc, déjà, à chaque fois, je prends un ressortissant de la région. Sauf que là, mon Niçois, il n’est pas Niçois du tout, mais je l’ai coaché en accent niçois parce que je ne voulais pas que ça se passe mal ( sourire). Ceci étant dit, maintenant, il y a quand même une histoire d’accent belge qu’il faut que je vous raconte. C’est le crève-coeur de ma vie. Dans le film du Chat du Rabbin, il y a une scène où je me fous de la gueule de Tintin. Pour ne pas me faire poursuivre par Moulinsart, les juristes m’avaient conseillé de me borner à rester à la virgule près aux conneries que je déblatérais déjà sur Tintin dans ma BD. L’idée étant que si Moulinsart n’avait pas porté plainte par rapport à l’album, il ne le ferait sans doute pas par rapport au film. Le problème, c’est que j’avais appelé François Damiens pour faire la voix. Je lui avais demandé qu’il me fasse le vrai connard de chef scout des années 40 qui va civiliser le monde. Il se délectait déjà, mais en découvrant le scénario il se rend compte qu’il n’a que quatre lignes à dire. Je lui explique qu’on n’a pas le droit de faire plus, alors, frustré, il allume le micro et là, il me fait 45 minutes improvisées d’un Tintin qui invente une chasse à l’éléphant. Qui explique à quel point c’est cruel de tirer sur la mère ou sur le petit, mais que par contre les vieux on peut y aller. Donc j’ai 45 minutes de François Damiens qui assassine des vieux éléphants et… je ne peux rien en faire! Je crois que, ça, je ne m’en remettrai jamais (rires). Alors après, on peut dire ce qu’on veut, mais il faut croire qu’ils sont quand même un peu gentils chez Moulinsart, parce qu’ils auraient pu me coller plusieurs procès aux fesses et ils ne l’ont jamais fait.
Petit Vampire. De Joann Sfar. Avec les voix de Camille Cottin, Jean-Paul Rouve, Alex Lutz. 1h22. Sortie: 28/10. ****
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